ROUSSEL – Symphonie n°1 "Le poème de la forêt" (1904-1906) – Charles DUTOIT (1987) - par Claude Toon

- Eh bien Claude, ça fait neuf ans que tu avais parlé de la 3^ème symphonie de Roussel… Admettons qu'il y a de la bousculade, mais de nouveau un disque de Charles Dutoit alors que tu cherches toujours à mettre en avant des chefs différents… T'es bizarre…

- Encore faudrait-il qu'il existe une intégrale concurrente de même niveau… Pour cette œuvre charmante d'un débutant, il existe peu de gravures et très franchement… aucune n'égale celle-ci… C'est incompréhensible mais bien réel…

- Hummm, dans l'article sur le peintre Maurice Denis les semaines passées, tu expliques que l'artiste et le compositeur étaient amis et que curieusement, Roussel avait presque plus la cote que Ravel lui-même… et que depuis leur mort en 1937 la situation s'est inversée…

- Je vais commencer ce billet à la manière de Benjamin, par une belle vacherie sur le goût de la modernité de mes contemporains et l'absence d'imagination des programmes de concert… Ça ne sera pas mon premier coup de gueule…

- En tout cas la musique est bien poétique… et puis le thème des quatre saisons a toujours la faveur du public… Sympa les tableaux de Sisley, une autre chronique récente d'ailleurs…

- Merci Sonia… 

Roussel vers 1900

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Sonia a bonne mémoire. Dans les années 20 et surtout 30, Albert Roussel était l'un des compositeurs les plus appréciés dans l'Hexagone. De nos jours, beaucoup de mes contemporains se piquent de connaître Maurice Ravel comme si c'était leur pote, pour la simple et unique raison qu'ils tapent du pied pour soutenir le rythme du rabâché jusqu'à l'usure Boléro, une œuvre plus que poilante avec son orchestration farfelue et sa grande facilité d'écoute certes… Parlez à ces pseudos érudits de Gaspard de la Nuit pour pianiste virtuose***** ou de la Valse pour orchestre, discordante, sarcastique, à la limite de la cruauté, ou encore son si poétique quatuor et attendez-vous à des yeux ronds… Cela dit, en concert, on entend de manière récurrente les deux concertos et des extraits de Daphnis et Chloé.

Albert Roussel a écrit une musique sans aucune facilité et pourtant fort accessible. Ses symphonies n°3 et n°4 sont admirablement bien écrites et vivifiantes, sans plonger dans des expériences tonales intellos, au bénéfice d'une orchestration colorée. Sa musique de chambre donne la part belle à des formations amusantes : quintette pour piano et vents, sérénade pour flûte, harpe et trio à cordes !!! et des partitions plus traditionnelles. Il est assez surprenant de voir Maurice Ravel assez présent dans les programmes de concert, un choix tout à fait justifié, là n'est pas la question. Mais l'absence de plus en plus marquée des œuvres de Roussel est impardonnable. Roussel qui, j'en suis persuadé, ferait le bonheur des mélomanes, tant en salle que dans les parutions discographiques… Une exception : son pittoresque et féérique opéra-ballet Padmâvatî qui se déroule en Inde a été donné au Théâtre du Chatelet en 2008 avec l'appui de danseuses et danseurs venus de Bollywood ! J'y étais… une histoire banale, mais quel charme et orientalisme pétillants. Le Théâtre du Chatelet est souvent plus imaginatif que l'Opéra de Paris, Garnier ou Bastille…

Par pitié, que les fans du Boléro (l'original, pas la version mutilée et massacrée par André Rieu) ne se sentent pas brocardés, chambrés, etc. avec mes 24 chroniques dédiées à Ravel contre seulement 3 pour Roussel (en comptant celle-ci), on ne peut pas dire que ma promotion soit exemplaire… YouTube et la discographie consacrée au compositeur ne sont pas riches, mais 2023 sera l'année Roussel.

Hiver La Place du Chenil à Marly, effet de neige

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La symphonie n°1 adopte la forme d'une suite en quatre parties inspirée par la succession des saisons. J'ai illustré ce billet de quatre toiles du peintre Alfred Sisley auquel a été consacrée une chronique "Art" il y a quelques semaines. (Clic)

Une biographie concise débutait le billet dédié à la 3^ème symphonie de 1930, sans doute la plus originale d'un corpus de quatre. Sommairement. Né en 1869, Albert Roussel a d'abord connu une carrière de marin au long cours… Sa vraie passion est musicale. Pendant ses voyages, il pianote sur un piano embarqué à bord. Sa santé fragile l'oblige à mettre fin à son métier de navigateur et, issu d'une famille riche, la reconversion sera aisée. Il compense ses années d'absence dans un conservatoire en suivant les cours à la Schola Cantorum et auprès d'éminents professeurs. Il se lie d'amitié grâce à son beau-frère, le compositeur Henry Lerolle, à un groupe d'intellectuels et d'artistes parisiens avant-gardistes dont le peintre Maurice Denis et le compositeur Claude Debussy qui révolutionne la musique en cette fin du XIX^ème siècle.

- Oui, oui, Sonia, j'aurais pu chercher des illustrations de son ami Maurice Denis, mais nous avons déjà parlé de ce peintre il y a une semaine, chacun son tour…

Cette période de compositeur débute vers 1894. L'année où Le prélude à l'après midi d'un faune de Debussy provoque un joyeux scandale au TCE en accompagnant la chorégraphie érotisante de Nijinski par sa musique sensuelle. Roussel prend sa place petit à petit pendant cette époque des ballets russes où l'on ose tout. Après quelques musiques de chambre pour des formations orchestrales inattendues (voir plus haut), il commence en 1902 l'écriture de sa 1^ère symphonie.

Printemps, Paysanne Sous Les Arbres En Fleurs

Il jette les premières notes sur la partition en 1902. Homme pointilleux, l'ouvrage n'est achevé dans sa première mouture qu'en 1904. Il dédie la symphonie au jeune pianiste Alfred Cortot virtuose et dynamique qui crée son propre orchestre qui ne durera qu'un déjeuner de soleil à cause d'une gestion financière calamiteuse… Le comportement ambigu de Cortot sous le régime de Vichy, essentiellement artistique mais franchement d'une crédulité coupable, n'est pas le sujet de ce papier… Cortot crée les mouvements 3 et 4 en novembre 1907. Roussel y apportera des retouches jusqu'en 1913.

Cette première œuvre orchestrale se démarque nettement du style ultérieur de Roussel qui évoluera vers une musique moderniste et survoltée dès la seconde symphonie de 1921 et surtout dans les ultimes partitions des années 30 : les symphonies 3 & 4 et les ballets Bacchus et Ariane et Le festin de l'araignée. Survoltée certes, mais sans épouser la polyrythmie barbare du sacre du printemps de Stravinski, plutôt l'énergie un peu folle de la bacchanale de Daphnis et Chloé de Ravel.

À ce propos, on ne peut nier l'influence de Debussy et des formes mélodiques et modales des Nocturnes pour orchestre ou de La mer de 1904. Roussel s'inspire des climats expressionnistes ou impressionnistes, suivant l'avis de chacun, rencontrés dans l'œuvre debussyste ou ravélienne ; on y entrevoit aussi les clairs-obscurs, les sonorités poétiques et mystérieuses liées à l'usage de gamme par tons, un riche chromatisme, une forme sonate académique quasiment absente…

Eté Pont et moulin de Moret (1893)

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De péripéties en retard divers, la symphonie n°1 sera créée dans son intégralité à Bruxelles le 22 mars 1908 sous la direction de Sylvain Dupuis.

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Je reprends in extenso le CV de Charles Dutoit de 2014 :

Le chef d'orchestre suisse, aujourd'hui âgé de 87 ans, est surtout connu pour avoir dirigé d'une main de fer pendant 25 ans l'orchestre symphonique de Montréal. Réputé ombrageux, il a hissé l'orchestre canadien à un rang qui lui permet de rivaliser avec les meilleurs phalanges US : clarté, énergie, transparence. Le chef, également violoniste, altiste, pianiste et percussionniste a eu comme mentor Ernest Ansermet, et parmi ses conseillers : Munch et Karajan entre autres. Il a fait des passages remarqués auprès de l'Orchestre National de France et celui de Philadelphie.

Aparté : depuis 2014, des témoignages concernant des harcèlements psychiques par le maestro autoritaire (que dire de Toscanini ou Fritz Reiner 😊) envers des musiciens ont fait le bonheur des tabloïds et avocats US… et, de même, à propos de harcèlements sexistes, plutôt des vaudevilles de chaud lapin importun a priori… (aucune plainte car les dossiers des enquêteurs sont trop minces…). D'où un retour aux sources de Dutoit, ostracisé par les grandes phalanges US et britishs. Retraite relative en Suisse, sa terre natale, où il termine en pente douce sa carrière, notamment en dirigeant l'Orchestre de la Suisse Romande ; un triomphe en 2019 !

Son quatrième mariage en 2010 avec la violoniste Chantal Juillet, soliste de l'Orchestre de Montréal, de 24 ans sa cadette, aurait-il choqué les ligues de vertu ? Je précise que je ne cautionne pas DU TOUT dans les cas avérés ce genre de dérapages trop fréquents dans le showbiz… classique ou pas.  Petit ajout en passant : Charles Dutoit a été, pendant sa carrière et même très récemment, lauréat ou nominé pour 77 récompenses internationales et gratifié de 28 titres honorifiques…

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Automne, Paysage près de Chevreuil (1888)

L'orchestration du Poème de la forêt est assez classique :

3 flûtes + piccolo, 2 hautbois, 1 cor anglais, 2 clarinettes, 2 bassons, 4 cors, 2 trompettes, 3 trombones, 1 tuba, timbales, triangle, tambourin basque, cymbales (dans le final), 2 harpes, cordes. La symphonie comporte quatre mouvements, l'alternance des tempos rappelle ceux d'une symphonie romantique. (Partition)

 

1 - Prélude - Forêt d'hiver : contrairement au chef-d'œuvre de Vivaldi très descriptif, Roussel sensible aux recherches des peintres impressionnistes qui flirtent aussi avec le style figuratif se révèle un magicien des climats ; sans jeu de mot en rapport avec les frimas hivernaux. Les premières mesures en témoignent : une douce mélodie aux accent frisquets chantée par les clarinettes, bassons, altos divinisés et des notes éparses de la harpe… [1:06] Les violons sont traités en trémolos, normal de frissonner. [1:58] Un thème élégiaque du hautbois s'élève tandis [2:58] qu'un vent glacé et puissant aux cordes souffle lors du développement… Certains fâcheux parleront de musique de genre, et pourtant Roussel démontre une habileté d'orchestrateur inouïe pour un débutant… Les cuivres interviennent pour nous donner un soupçon de chaleur. Les couleurs de l'Orchestre de Montréal et la mise en place par Dutoit n'ont vraiment pas de concurrentes. Cette introduction recours à la notation modale de Debussy.

Promenade ? Le pont d'Argenteuil (1872)

2 - Allegro – Renouveau : Renouveau = printemps, évidement. Roussel revient à une forme sonate dans cette joyeuse atmosphère bucolique. Le travail concertant entre les différents pupitres est remarquable de fantaisie et de gaieté pour accueillir bourgeons et petits animaux qui sortent de l'hibernation… À remarquer l'usage généreux des flûtes dialoguant avec le hautbois et la harpe [2:58], les instruments fétiches de Roussel… Quel lyrisme !

 

3 - Adagio - Soir d'été : Toute symphonie s'organise autour d'un grand mouvement lent la plupart du temps. Roussel structure son adagio suivant la forme thématique ternaire, la plus simple possible, ABA. Torpeur estivale oblige, se sont les quatre cors et les altos (encore divisés) et la sonorité féérique de la harpe qui nous entraînent sous la ramure et les dernières couleurs mordorées du couchant. Violons, pizzicati et flûtes animeront cette scène onirique et sensuelle (sol bémol majeur). [4:53] Comme la forme le prévoit, un retour des motifs initiaux revient conclure cette page par un duo violon solo – flûte enchanteur… Les pizzicati apportent une pincée de facétie bien en accord avec le caractère bonhomme du compositeur. Je ne comprends vraiment pas pourquoi une telle œuvre ne soit pas au catalogue des programme de musique française jouées fréquemment !!!

 

4 - Finale - Faunes et dryades : En forme de rondo, le final s'écarte de l'ambiance figurative, le vent, les lumières, le plaisir de la nature, pour une musique plus animée voire drolatique et chorégraphique (les faunes fripons et les nymphes espiègles de Debussy et de Ravel fréquentent souvent les ballets russes). [5:46] Encore un duo harpes – flûte rejoint un à un par les instruments de la petite harmonie… Qui dit final symphonique dit souvent frénésie ; il n'en est rien dans cette éloquente partition non exempte de facilité, peut-être, mais d'une inventivité exubérante ! L'absence de forme et de tempi très définis se justifie à voir le nombre impressionnant d'indications sur l'articulation à apporter à cette musique qui doit sonner avec poésie mais jamais de manière liquoreuse… c'est le cas pour cette gravure… La danse omniprésente dans le discours musical qui s'achève sereinement préfigure les grands ballets qui feront la réputation de Roussel. La coda nous épargne les combats de cymbales et autres climax fanfaronnant d'usage, au bénéfice d'une séduction de chaque instant…

Je ne propose pas de discographie alternative. Jean Martinon ne l'a jamais gravé à ma connaissance, pas plus que Charles Munch… Les autres enregistrements disponibles et rares manquent à mon goût de "corps" !