jeudi 29 décembre 2022

ROLAND KIRK "Volunteered slavery" (1968) par Benjamin

 

Le jour où un historien du jazz tentera de créer une fresque retraçant l’évolution du swing, qu’il n’oublie pas le souffle cataclysmique de Roland Kirk. L’homme naquit à Columbia durant les années 30. Mal voyant, l’enfant perdit totalement la vue alors qu’il n’avait que douze ans. La disparition d’un sens entrainant bien souvent le développement spectaculaire d’un autre, Kirk développa une ouïe digne des meilleurs virtuoses. 

Les mélodies devinrent alors pour lui des formules qu’il déchiffrait avec un certain génie, ses tympans disséquant chaque titre tels des scientifiques cherchant à dessiner le schéma du corps humain. Dès qu’il les eut assez observées, les organes du jazz lui parurent trop communs, trop mous, trop organisés et entravés par des normes contraignantes. D’abord, il ne comprit pas pourquoi les musiciens se contentaient d’un seul instrument, il devait bien exister une méthode capable de dépasser cette limite. Roland Kirk apprit donc la respiration circulaire, son nez aspirant l’air en permanence, pour que sa bouche puisse le propulser longuement dans ses instruments cuivrés.

C’est ainsi que notre souffleur infatigable se mit à jouer avec deux saxophones en même temps, puis il en ajouta trois autres à sa gauche, sa main droite s’occupant d’une dizaine de cuivres trafiqués lui offrant le swing atomique de Count Basie. Les premières années de carrière de "l’homme aux mille saxos" furent difficiles. Le public ne comprenant pas son goût pour les bruitages absurdes et sa folie sonore. Nous étions à la fin des années 50 lorsque Roland Kirk enregistra ses premiers albums, une époque où le jazz ne s’était pas encore libéré du corset de ses structures musicales traditionnelles. Il ne faut pas oublier que, malgré son apport grandiose au swing bop, les blue notes de Thelonious Monk lui valurent d’être méprisé pendant de trop nombreuses années. Le jazz avait auparavant imposé une esthétique que certains défendirent avec une rigueur extrême, barrant ainsi la route à tous ceux dont l’inventivité menaçait la vivacité gracieuse initiée par Charlie Parker. Pour imposer son swing, Roland Kirk eut besoin d’un protecteur respecté, c’est pourquoi il rejoignit l’orchestre du baron Mingus.

Il faut bien écouter l’album « Oh Yeah » pour comprendre à quel point la rencontre de Charles Mingus et Roland Kirk fut importante. Le multi instrumentiste n’est sans doute pas pour rien dans ces blues agressifs, dont il amplifie la puissance de charges de cuivres s’écoulant tel un torrent déchainé, intensifie ces symphonies swinguantes faites d’emportements rageurs et de bruitages hystériques. Chargé de publier l’album, le label Atlantic comprit vite que Roland Kirk pouvait devenir l’avenir du jazz. Le label d’Ahmet Ertegun était alors en pleine opération de conquête de la musique moderne. En produisant les plus grands disques de Dizzie Gillepsie, Miles Davis et Keith Jarrett, la maison de disque s’implanta solidement dans les milieux du jazz. A la fin des 60’s, elle parvint également à s’adapter à l’invasion rock en lançant les pionniers du rock progressif et du hard rock.

Pendant ce temps, Roland Kirk enregistra trois disques, « Here come the whistleman », « The inflated tears » et « Left or right », qui restaient encore très attachés au swing bop. Seules quelques sonorités indiennes annonçaient timidement les ambitions avant gardistes de leur auteur. L’exotisme coltranien étant déjà largement accepté, Kirk se tourna vite vers les chemins beaucoup moins fréquentés d’un jazz flirtant avec le rock. Dans le milieu du jazz, le rock était vu comme une musique commerciale, limitée, un joujou pour une jeunesse fraichement émancipée.

Mélange de prises live et d’expérimentations studios, « Volunteered slavery » est le chef d’œuvre d’un homme assumant enfin son béguin pour la musique honnie par ses semblables. Bien sûr, les traditionalistes crièrent au scandale, laissant ainsi les rockers les plus curieux trouver dans ces expérimentations les prémices des délires du lutin Ian Anderson, une fougue cuivrée annonçant le virage jazzy de Frank Zappa et les chœurs mystiques que Pink Floyd envoya sur la lune. [photo à droite : avec Frank Zappa] 

Ils furent surtout fascinés par un « Volunteered slavery » clôturant sa messe voodoo en faisant swinguer « Hey Jude » des Beatles. Ce morceau titre décolle sur un tempo boogie dont la puissance viscérale ferait rougir les disciples de Grand Funk Railroad. Avec ce disque, Roland Kirk rétablit le dialogue entre les grandes musiques américaines, crée des symphonies tentant de sortir le jazz de la forteresse où il s’était retranché. A l’élitisme du free et au conservatisme du bop, il répond avec des envolées gospels jazz rock, des emportements de flûtes et des cris fascinants qui inspirèrent le folklore de Jethro Tull, des stridences enivrantes et des mélodies indiennes issues de la révolution coltranienne.

Le raffinement des grands big band se fait encore entendre sur « My cherie amour » dont Duke Ellington n’aurait pas renié la douceur joyeuse. Pillé par les enfants de King Crimson, le jazz leur montre ici qu’ils ont encore beaucoup à apprendre, que sa virtuosité lui donnera toujours un coup d’avance sur les guitaristes les plus inventifs. Si vous en doutez encore après le morceau titre et le gospel jazz de « Spirit up above », écoutez bien le boogie jazz de « I Say a little prayer ». Cette fanfare euphorique, ces cuivres chantant une mélodie aussi lumineuse que légère forment le terreau dans lequel Zappa plantera le groove symphonique de « Hot Rats ». Après que John Mclaughlin, Herbie Hancock et Weather Report l’aient popularisé, la réconciliation du jazz et du rock fut célébrée sous le terme jazz fusion. Il ne faudrait pas que l’histoire oublie que cette réconciliation fut aussi initiée par un titan aveugle dont le souffle animait une section de cuivres. 

 

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