John Mayall jeta rageusement son magazine musical. Ces satanés pisseurs d’encre ne comprennent rien ! Comment peut-on prétendre analyser le rock en parlant si peu du blues ? C’est un peu comme si un professeur d’histoire française refusait d’évoquer Napoléon, Louis XIV ou Clovis, c’est une hérésie.
La plupart des journalistes rock semblent penser que le monde est né hier, que les chefs-d’œuvre modernes ne sont que le fruit d’un heureux hasard. Pendant ce temps, les survivants du Delta blues furent condamnés à la misère. De toute façon, le petit milieu du journalisme rock se fiche du blues, pour lui la musique commence avec Chuck Berry. Paul Butterfield les obligea tout de même à mettre le nez dans les reliques du blues, cet homme ressemblant au dernier Mohican d’un swing en perdition. Le premier album de son Butterfield blues band était coulé dans le même moule que des monuments comme « Dust my broom », « Hoochie coochie man »…
Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que certains musiciens du grand Wolf ont rejoint le Paul Butterfield blues band, ils faisaient partie de la même race de virtuoses. Cette race, c’est celle qui met toutes ses émotions dans trois notes, celle dont le swing résonne comme l’expression d’une sagesse millénaire. Gonflé à bloc par sa courte collaboration avec Paul Butterfield, John Mayall retrouva ses Bluesbreakers et partit en croisade pour le blues. Pour cette nouvelle aventure, il trouva un jeune homme plein d’avenir nommé Mick Taylor.
Le guitariste n’a alors que 19 ans, mais son jeu semble faire le lien entre le purisme de Peter Green et le feeling spectaculaire de Clapton. A l’écoute de ce « Crusade », on ne peut que regretter le mauvais traitement que les Stones réservèrent ensuite à Taylor. C’est que ce petit gars était trop virtuose pour plaire à Keith Richards, les deux hommes représentant deux chapelles du blues parfaitement antagonistes. Keith a toujours été un disciple de Chuck Berry, les solos sont pour lui des corvées à écourter le plus possible. Mick Taylor est plus proche de BB King, ce soliste d’une rare finesse, parrain de nombre de virtuoses blues de Mick Bloomfield à Joe Bonamassa.
Pour souligner la virtuosité tapageuse de sa nouvelle recrue tout en limitant son agressivité, John Mayall se dota également d’une paire de saxophonistes. Ce souffle cuivré permet aux Bluesbreakers de ne pas tomber dans la vulgarité du hard blues, limite la violence de leur musique sans nuire à sa puissance. « Crusade » nous ramène à cette époque bénie où les derniers chorus du jazz côtoyaient les lamentations du blues, ressuscite la chaleur nostalgique chère à BB King. Comparez la reprise de « I can’t quit you babe » de ce « Crusade » à celle qui parut plus tard sur le premier album de Led zeppelin, vous comprendrez alors ce que les Bluesbreakers défendent.
Les cuivres langoureux saluent la mémoire de Lester Young, Mick Taylor laisse ses chorus se glisser dans ce drap chaleureux avec la grâce nonchalante d’un vieux chat. Si certains virent dans les grandes improvisations de Taylor une façon de se plier aux standards de l’époque, c’est tout le contraire qui se passe ici. Alors que cette seconde moitié de sixties ne jure que par Hendrix et Clapton, alors que le succès des concerts au Fillmore n’allait pas tarder à rendre obligatoire les grandes improvisations avant-gardistes, les Bluesbreakers n’improvisent pas pour réinventer leur musique.
A l’heure des digressions saccadées et des expérimentations sonores, les Bluesbreakers gardent une fluidité fascinante, un jeu tout en finesse et en sensibilité. Quelques mois avant les débuts des Allman Brothers, le groupe de John Mayall utilise l’improvisation comme un cheval de Troie censé réintroduire le vrai blues dans la citadelle du rock. La frappe du batteur, aussi sèche que fluide, forme une digue solide cadrant les divagations du flamboyant Taylor. La guitare du futur Stones gronde sans hurler, chante fort sans brailler, cette performance annonçant les futurs exploits de Derek and the Dominos. Les cuivres illuminent le tout de leur ponctuation légèrement planante. Mais les Bluesbreakers ne se limitent pas à un traditionalisme aussi tapageur, le swing sec de « Man of stone » montrant que Mick Taylor sait aussi réduire son jeu à quelques notes vivifiantes.
A travers les reprises de ce « Crusade », John Mayall dessine une nouvelle voie enracinée dans la tradition du blues. Ce chemin fut ensuite suivi par Blind Faith, les Allman Brothers, Derek and the Dominos. « Crusade » est un album remettant le blues au goût du jour sans le défigurer, il nous permet ainsi de retrouver ce mojo sacré dont le rock parle trop peu.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire