vendredi 16 décembre 2022

ANNIE COLERE de Blandine Lenoir (2022) par Luc B.

C’est ce que j’appelle un film dossier, qui aurait pu être diffusé en son temps avant le débat de l’émission « Les dossiers de l’écran » d’Armand Jammot. Oh punaise ! C’est à ces petits détails qu’on voit l’âge du gars derrière le clavier…

La première séquence est calquée sur ce qu’on a vu mille fois dans un film d’espionnage. Une femme entre dans une librairie de province (dans la Nièvre ? si on se fie aux plaques d’immatriculation, mais d’un plan à l’autre on a du 58, du 44 ou du 27 !). Pas à l’aise, intimidée. La commerçante lui dit, le regard entendu : « si c’est pour un livre c’est ici, si c’est pour autre chose, c’est là-bas, derrière le rideau ». Et la jeune femme tire le rideau pour rejoindre l’arrière-boutique où se tient une réunion clandestine…

La femme s’appelle Annie, enceinte pour la troisième fois, une de trop. Elle se rend à une réunion organisée par le MLAC, Mouvement pour la Liberté de l'Avortement et de la Contraception. Nous sommes en 1974, la loi Veil n’est pas encore d’actualité. Deux autres femmes sont déjà là, l’une a déjà six enfants et ne peut pas en assumer un septième. L’autre est toute jeune, son copain (qui n’a pas fait gaffe) ne veut pas d’enfant. Les deux animatrices Hélène et Claudine leur expliquent la nouvelle méthode d’avortement, dite par aspiration. Sans risque, sans douleur.

Dans ce film tout va nous être expliqué, montré. Les tubes, les mèches, le spéculum (en plastique, c’est moins froid qu’en acier), la pompe à vélo pour aspirer… Ça fait peur. Mais pour certaines qui ont connu les aiguilles à tricoter enfoncées jusqu’à la garde, ou le curetage à vif (en se faisant traiter de salope par les médecins), c’est un progrès. Annie peut compter sur le soutien de son mari, ce qui n’est pas le cas de toutes. Blandine Lenoir filme l’avortement d’Annie allongée sur une table de cuisine, quasiment en temps réel. Celui qui opère est un jeune médecin, Jean.

C’est à la fois réaliste, explicité dans les gestes, et très pudique. Claudine susurre d’une voix très douce une chanson pour apaiser Annie, qui ne la quitte pas des yeux. On reste pétrifié. Annie sera conviée à venir grossir le groupe, pour aider, expliquer, accueillir les dizaines de femmes qui se pressent devant la librairie. Son mari commence à râler, mais elle décide de s’engager dans la MLAC locale. Il y en a à l’époque plus de 150 en France.

Le film est une suite de scènes, de portraits, de situations, douloureuses ou cocasses. On apprend aux femmes à connaître leur intimité avec un miroir ; scène rigolote où Annie se découvre une prostate ! Ou lorsque plus tard, Hélène, qui est infirmière, demande à un médecin de retirer son pantalon pour s’allonger sur la table d’examen gynécologique, juste pour voir l’effet que ça fait d’écarter les cuisses devant tout le monde.

Une autre femme refuse le miroir, totalement paniquée, répète en pleurs pendant qu’on l’avorte « c’est mal, c’est mal, il ne faut pas, c’est mal »… On voit un extrait de l’émission télé Actuel 2 (1972) où l’actrice Delphine Seyrig plaide pour l’avortement devant un parterre de messieurs en costumes sombres. Applaudissements dans ma salle de cinéma.

Pourtant le film n’est pas qu’une litanie d’histoires sordides. C’est un formidable plaidoyer féministe, comme dans la scène où Jean, le médecin pourtant adhérent au MLAC, dénie à Hélène, infirmière, le droit d’avorter elle-même, et plus encore de former d’autres femmes. C’est un travail de médecin, donc d’hommes. Remarque d’Hélène : « qui accouche les femmes, opération autrement plus complexe et dangereuse ? Des sages femmes ». Et vlan.

Et puis l’autre aspect qui empêche le film de sombrer dans le misérabilisme, c’est le personnage d’Annie, interprétée par Laure Calamy, dont on suit progressivement l’évolution de "cliente" timide et angoissée, à militante, presque activiste. L’actrice y est encore une fois formidable, pleine de fragilité puis de fougue, comme dans le film A PLEIN TEMPS (2021). Le film est aussi ce portrait de femme effacée qui se trouve une raison d’échapper à son quotidien, donner un sens à sa vie.

Alors bon. Cinématographiquement parlant, on ne va pas se taper sur la cuisse. Ca reste dans le très classique, les années 70 sont reconstituées à minima (ah les débardeurs à carreaux sur col roulé !), le sujet l’emporte évidemment sur la forme, mais l’interprétation est toujours très juste. La première qualité du film est d’informer, de rappeler ce qu’était cette époque, c'est fait avec tact et intelligence.

 

couleur  -  1h55  -  format 1/1.85  

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