mardi 8 novembre 2022

LE SALAIRE DE LA PEUR d’Henri-Georges CLOUZOT (1953) - par Pat Slade


Un pays perdu, du pétrole, deux camions, de la nitroglycérine, un ticket de métro, une histoire d’hommes !



Le sale air de la peur !




Georges Arnaud
En 1953, Henri-Georges Clouzot adapte le premier roman presque autobiographique de l’écrivain Georges Arnaud. Endetté après Guerre, ce dernier partira en Amérique du sud pour fuir ses créanciers. Pendant deux ans, il bourlinguera et vivotera de plusieurs petits métiers, de chercheur d’or à chauffeur de taxi ou de camion. La vie y est dure, la loi est souvent violée et la faune est peu recommandable car composée d’assassins en fuite, d'escrocs et surtout de collaborateurs, fascistes italiens et nazis expatriés. Lui le fils de bonne famille doit se métamorphoser en dur à cuire. Il rentre en France en 1950 et publie son premier roman «Le Salaire de la Peur» inspiré de son séjour en Amérique du Sud. Le livre va rencontrer un succès fracassant, que l’adaptation cinématographique amplifiera considérablement.

Henri-Georges Clouzot
Le cinéaste Henri-Georges Clouzot tourne en 1953 une adaptation du roman, film culte qui sera le seul dans l’histoire du cinéma à remporter la même année la  Palme d’or à Cannes et l’Ours d’or du Festival de Berlin. L'auteur du roman restera, quant à lui, pour le moins réservé quant à la fidélité de cette adaptation et déplorera certaines libertés psychologiques dans les relations entre les deux héros principaux.

Le tournage n’a pas été sans problèmes, Yves Montand, après un voyage au Brésil refuse de travailler en Amérique Latine à cause de la misère qui y régnait et trouvait politiquement indécent de tourner là-bas. Henri-Georges Clouzot lui propose alors de tourner le film en Espagne, ce qu'il refuse tout autant par pur dégoût du régime franquiste. Le réalisateur céde et tourne le film dans le sud de la France, en construisant des décors en Camargue et en se servant de la bambouseraie d'Anduze pour sa végétation luxuriante. Un régiment du génie d'Avignon a été sollicité pour fabriquer tout les ouvrages qui serviront au décor du tournage. C’est dans l’ancien camp de Saliers prêt d’Arles que sera construite la ville de Las Piedras avec des palmiers en métal et des cactus en plâtre. La scène de nuit ou les camions roulent sur «La tôle ondulée» sera tournée à  la bambouseraie de Prafrance (Anduze), des puits et des derricks ont été construits en Camargue. (La tôle ondulée est un phénomène apparaissant sur les routes ensablées et venteuses ; deux solutions pour éviter les vibrations : rouler au pas ou à une vitesse élevée - heu, quand on trimbale de la Nitroglycérine, le choix est cornélien).

Vera Clouzot…

Sans spolier trop, après livraison, sur le chemin du retour, un camion (sans sa Nitro, mais avec son chauffeur😥) finit dans un ravin… En contrebas, après la fin du tournage, les morceaux dudit camion resteront là recouverts par d’autre débris jusqu’en 1990, sur la portière on pouvait encore lire le logo de la compagnie pétrolière SOC. Ok, on était pas trop écolo à l'époque

Le réalisateur s’entoure d’une distribution internationale (logique dans ce bled de paumés cosmopolites) : un italien Folco Lulli (Luigi), un américain d’origine allemande Peter Van Eyck (Bimba), une brésilienne (Linda) Véra Clouzot, un turc Dario Moreno (Hernández), un franco-italien Yves Montand (Mario) et un Breton Charles Vanel (Jo) fraîchement débarqué pour des raisons douteuse, pas des motifs humanitaires a priori, on y reviendra.  

Y.Montand  C.Vanel
Nous sommes sous une chaleur infernale à Las Piedras une petite ville perdue du Guatemala en Amérique du Sud ou y vivent un groupe d’Européens ou, fautes de moyens ou en fuite ( chacun ses secrets), ils ne peuvent retourner dans leurs pays respectif. Mario est un français échoué sur cette terre hostile qui fait du gringue à la belle Linda la barmaid locale. Il se lier d’amitié avec Jo un caïd parisien arrivé par avion. A 500 km de là un puit de pétrole est vomit ses flammes après l'explosion malencontreuse d'une ampoule. La compagnie SOC décide d'envoyer deux camions chargé chacun de deux cent kilos de nitroglycérine. (C'est le principe dit "souffler la bougie" - voir accident de Gasi Touil en 1962).

F.Lulli  P.Van Eyck
Quatre hommes sont sélectionnés  pour transporter ce convoi de la peur après un casting de conduite où toutes les vacheries entre futurs as du volant sont permises. Deux binômes monteront  dans des camions hors d'âge… Bimba, et Luigi, Mario et Jo. Le voyage avançant, Mario se rendra compte que Jo qui jouait les bravaches à son arrivée va perdre de sa superbe et la peur et la lâcheté vont l’envahir, ce qui va attiser la colère et même la haine de Mario. On est là au cœur de la thématique du film : la misère, le désespoir qui peut à la fois souder des amitiés mais les pourrir quand la mort et le fric est en jeu

500 km d’épreuves suivront, des routes défoncées, un ponton fragilisé par le temps, un rocher bloquant le passage et devant être pulvérisé avec un peu de Nitro. La rencontre avec un étang de pâtrole gluant issu d'un pipeline percé. Se retrouvant devant ce lac de pétrole Mario et Jo ne devront pas s’arrêter au risque de s’enliser, Jo sonde le fond, des câbles attachés tant bien que mal autour des roues agissent comme des treuils, une scène d'anthologie : système D, patauger dans le Brut, le risque des blessures épouvantables ou… de l'explosion. Une fois passée les deux hommes reprennent leurs routes en attendant la réussite ou l'inéluctable. Que sont devenus leurs autres camarades. Rares sont les films aventureux enchaînent des prises de risques avec un suspens aussi terrifiant...

Combien d'hommes survivront à ce voyage au bout de l'enfer (j'emprunte cette expression à Michael Cimino) ?  Des désespérés et exploités par la compagnie pétrolière dont la faucheuse voudrait prélever sont lot. Combien parmi les quatre toucheront la prime, tous au aucun, des gars guère enrichis mais meurtris à vie par cette plongée dans l'angoisse en convoyant des bombes instables, un peu enrichis, mais toujours dans la galère ? Mario a un talisman : un ticket de métro de la station Pigalle, l'un des vieux, ceux du poinçonneur des Lilas de Gainsbourg. Plan admirable du tabac à rouler préparer pour Mario par Jo soufflé par un coup de vent ou… une onde de choc dans cette vallée désertique, et si oui pourquoi ? Symbole d'un espoir réduit à un petit bout de carton venu de Paname. 

En 2010 le film est classé à la neuvième place de la liste des «100 meilleurs films du cinéma mondial» effectuée par le magazine Britannique Empire. Charles Vanel obtiendra le prix d’interprétation masculine au festival de Cannes en 1953.

Le critique Bosley Crowther du New York Times déclarera : «L'excitation provient entièrement de la conscience de la nitroglycérine et de sa manipulation délicate et essoufflée. Vous êtes assis là en attendant que la salle de cinéma explose !» 

Un suspens à la française à voir et à revoir


3 commentaires:

  1. La vie de Georges Arnaud n'est pas banale non plus..
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Georges_Arnaud

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  2. Il y a deux plans proprement sidérants dans ce film (y'en a plus que deux...) où l'on voit le personnage de Véra Clouzot lessiver le sol à quatre pattes, et aller comme lécher la main de son maître, assis dans un fauteuil. En position de chienne soumise... Clouzot alterne avec un plan de gamins jetant des pierres à un chien errant. Ce qui donne une idée de ce que Clouzot pensait du genre humain. On a coutume de penser que seule la seconde partie du film, en camion, est passionnante, car plein de suspens. Mais la longue première partie avec ce ramassis de loques qui traîne dans le bled est tout aussi tendue. Plusieurs aspects de ce film me rappellent la "Horde Sauvage" de Peckinpah, notamment dans le plan d'ouverture avec les insectes.

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