lundi 14 novembre 2022

Claude DEBUSSY – 3 Images pour orchestre – Pierre BOULEZ (1969) - par Claude Toon


- Mais ! Pour orchestre Les Images de Debussy Claude ? M'sieur Pat me confirme que c'est pour piano… D'ailleurs Charles-Henri, le mec de Nema* s'échine à essayer de les jouer… Pfft, j'ai dû acheter des boules Quies, et… blablabla…

- Houlà on se calme Sonia ! Pat a raison, Debussy a écrit deux groupes de trois images pour piano, très belles pièces de style expressionniste portant des titres poétiques comme Poissons d'or ou plus sophistiqué comme Et la lune descend sur le temple qui fut… Mais là, on parle d'un groupe de trois pièces symphoniques, la plus connue étant Iberia…

- 1969 ?! Pierre Boulez ? il n'est pas frais ce disque…

- Sympa Sonia, je suis de 1951… Pour mes 18 ans, Pierre Boulez enregistre un Debussy lumineux et plein de vie avec des orchestres différents. Pour les Images, c'est celui de Cleveland avec lequel il récidivera en 1992 pour DG…

- Humm désolé Claude, je suis maladroite d'autant que je vois le vinyle tourner, la prise de son est très belle…

- Pas grave, et ces LPs ont été réédités en CD sans jamais quitter le catalogue.

(*) Pour ceux qui auraient raté des épisodes, Sonia et Nema vivent en colocation homérique dans un RDC d'une villa appartenant à une certaine Mme Portillon…


André Caplet et Claude Debussy

Accords et désaccords ! les débats snobs de quelques discophiles m'amusent. La captation à 23 ans d'intervalle des principales œuvres de Debussy par Pierre Boulez n'échappent pas aux chipotages… En 1969, Boulez modernise l'interprétation debussyste, la faisant définitivement échapper à un courant postromantique seulement teintée d'originalité… En 1991, à force de transparence que recherchera toute sa vie Boulez dans sa direction, les couleurs et contrastes chers à Debussy deviendraient aux dires de certains trop diaphanes… J'ai résolu le problème : entre la fougue d'une époque et la distinction plus moderne, j'écoute les deux… Na ! Abondance de biens ne nuit pas. Les deux versions sont disponibles, la première numérisée dans un double album ou un coffret de 5 CDs comportant l'opéra Pelléas et Mélisande ; quant aux deux CDs de 1991, ils sont éternellement en vente séparément, celui réunissant La mer et les Nocturnes ayant même donné lieu à un transfert en vinyle 180 grammes (rare et valant une petite fortune 😳). Et puis, Boulez n'est pas le seul à bien diriger Debussy


Dans le texte de présentation du vinyle originel, Pierre Boulez s'étonne du manque d'intérêt pour cette suite Images composée entre 1905 et 1912. Un dédain lié au reproche quant à l'inspiration moins expressionniste que celle rencontrée dans d'autres ouvrages majeurs comme La mer de 1905 ou encore Jeux, ballet chorégraphique de 1912, dernière partition orchestrale du maître, du moins celles destinées aux saisons des ballets russes. Je ne partage pas ce point de vue. Images se compose de Gigues, Ibéria (pièce elle-même en trois parties), la plus populaire, souvent entendue isolément en concerts, et Ronde de printemps.

Moins expressionniste diront des fâcheux dans le sens où Debussy intègre largement ici des thématiques de danses et de chants populaires, influences folkloriques qui sont a priori rares dans son œuvre moderniste. Certains voient dans Images un manque d'imagination de la part du compositeur adepte de la poésie pure en musique ; n'ayons pas peur des mots : un retour passéiste vers le romantisme du siècle précédent (Dvorak, Brahms…) ! Bigre !


San Sebastian vers 1900

Tordons le cou à ces présupposés négatifs. Admettons que ce soit Ibéria et ses trois mouvements qui soit le plus visé. Or l'Espagne et son folk ibérique sont à la mode en Europe et notamment en France depuis la création de Carmen de Bizet en 1875. Citons Chabrier et sa mini rhapsodie España de 1883 (souvenir d'un séjour en couple en Andalousie), La symphonie espagnole de Lalo (1875), Alborada del gracioso (1906) de Maurice Ravel pour piano ou orchestre et même Debussy qui n'était pas insensible à cette tendance en composant en 1903 ses Estampes pour piano, dont : La soirée dans Grenade et la Puerta del vino.

Quant à Gigues, l'Ecosse n'est pas loin et les Rondes de printemps sentent bons nos fêtes rurales françaises. Ajoutons que Debussy ne se limitera jamais à illustrer dans ses portées des abstractions dénuées de tout programme subjectif ; le prélude La cathédrale engloutie s'inspire de la légende celte de la cité d'Is engloutie, et encore plus nettement l'estampe Jardins sous la pluie mêlant subtilement deux comptines populaires, Dodo, l'enfant do et Nous n'irons plus au bois, les gouttes de pluie et les chants des oiseaux. Oiseaux ? Dans le cycle pour piano MiroirsRavel écrira oiseaux tristes. Debussy et Ravel, deux visionnaires oiseleurs qui, peut-être, conduiront Olivier Messiaen à créer un genre spécifique en collectant avant traduction solfégique des centaines de gazouillis de volatiles…

Et pour terrasser tout préjuger, notons que l'orchestration n'est absolument pas un retour en arrière. La richesse de l'instrumentation qui aurait ravi un Stravinski ou un Ravel et le mode ni tonal ni formaliste de l'écriture sont les derniers arguments en faveur d'une partition résolument tournée vers l'avenir.

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Pierre Boulez et George Szell en 1969

En 1969, la gravure de trois disques des œuvres de Debussy avec trois orchestres différents marque le virage pris par Pierre Boulez en tant que maestro d'importance. La Mer avec le New Philharmonia, Les Nocturnes avec la Philharmonie de New-York et Images avec l'orchestre de Cleveland, trois phalanges de grand renom. Chaque disque est complété par divers ouvrages plus courts.

Hormis la Philharmonie de New-York dirigée entre 1958 et 1959 par Leonard Bernstein, compositeur et chef novateur et iconoclaste qui a rajeuni la programmation, notamment en signant une intégrale des symphonies de Mahler, les deux autres formations sont placées sous des poignes de fer de la vielle école. Otto Klemperer se concentre dans cette fin de carrière de 1959 à 1973 à la tête du Philharmonia à peaufiner le grand répertoire, du baroque au postromantisme. Le vieux maître a côtoyé Mahler et les compositeurs modernes allemands avant de fuir les nazis ; il invite Pierre Boulez pour assurer un programme londonien plus contemporain et même des créations avant-gardistes comme Gruppen de Stockhausen en 1968 à la BBC.

L'autocratique maestro hongrois Georges Szell a lui aussi dû fuir la shoah et a conduit la destinée de l'Orchestre de Cleveland de 1946 à 1970, date de sa mort. En 1969, il avait été nommé conseiller musical de la Philharmonie de New-York

Boulez le remplace à ce poste jusqu'en 1977 et fait de même à Cleveland jusqu'à la nomination comme directeur de Lorin Maazel en 1972 pour dix ans. Habitué de l'orchestre de Cleveland comme le montre ce disque, il restera l'un des chefs parmi les plus invités de ce merveilleux ensemble. Les disques consacrés à Debussy témoignent ainsi des liens forts entre un interprète qui excelle dans ce répertoire exigeant et les trois phalanges.

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Dansons la gigue !

Les dates de composition et de création des trois images ont donné lieu à débat dans le petit cercle des musicologues. Pareil pour l'ordre dans lequel elles doivent être jouées en concert ; mais à ce sujet, la partition éditée sous le contrôle de Debussy chez Durand & Fils en 1913 a répondu définitivement à la question, soit : Gigues, Iberia et Rondes de printemps. Iberia est parfois exécutée seule car elle-même constituée de trois pièces enchaînées. D'une durée plus importante elle permet d'assurer une élégante symétrie en concert.

L'écriture s'étendra de 1906 à 1912. Ibéria fut créée en premier en février 1910 et Rondes de printemps en mars de la même année. La composition de Gigues, quoique jouée en premier, débuta en 1912 pour une première en 1913. Initialement prévu pour deux pianos, Debussy informa son éditeur Durand en 1906 qu'il préférait proposer une version orchestrée. On a émis l'hypothèse que Gigues aurait été orchestrée par André Caplet (1878-1925), ami et complice de Debussy, compositeur et chef d'orchestre (il créera le Martyre de Saint Sébastien de son ami). Même si c'est le cas pour La Boîte à joujoux, Jet d'eau, Clair de lune, le musicologue François Lesure après un examen pointu de la partition manuscrite de la BNF dénie une telle implication pour Gigues.

L'orchestration est brillante mais jamais fracassante, pas de climax, Debussy est l'antithèse d'un Stravinski ou d'un Mahler. Ainsi :  2 piccolos, 2 flûtes, 2 hautbois, hautbois d'amour, cor anglais, 3 clarinettes, clarinette basse, 3 bassons, contrebasson, 4 cors, 4 trompettes (en ut), 3 trombones, tuba, timbales, tambourin, castagnettes, 2 harpes, célesta, triangle, xylophone, cymbales, 3 cloches, Violon I et violon II (chacun divisé en deux groupes), altos, violoncelles, contrebasses.

 

1 - Gigues : {Playlist 1} La gigue est une danse populaire trépidante originaire de l'Angleterre, de l'Écosse ou de l'Irlande… On la rencontre déjà à l'époque baroque à côté des sarabande, menuet, gavotte, bourrée, passe-pied, rigaudon, etc. Attention, dans sa pièce, Debussy intègre des motifs rythmiques propres à la gigue, ternaire en triolet par exemple, mais n'écrit pas une danse en tant que telle. La preuve en est l'introduction qui n'est en rien endiablée mais plus proche de celle de Nuages des Nocturnes. Jouée dans un climat feutré assuré par les trompettes bouchées, puis les flûtes, les arpèges des harpes, le tout sur un fond sonore des violons en sourdine, un thème mélancolique et chantant surgit du hautbois d'amour solo [0:42]. La musique acquiert un tempo plus soutenu et débute son développement d'une manière magnifiquement concertante. On pourra distinguer une ambiance un tantinet épique d'une fête moyenâgeuse. On pensera aussi à Fête, le second des Nocturnes


Nuit en Espagne, Charles Edward Conder (1895)

2 - Ibéria : {Playlist 2 à 4} L'Espagne est à la mode, mais Debussy s'était limité à un court voyage à San Sebastian. Les couleurs et rythmes folks sont omniprésents dès la frénétique exposition : scansion appuyée, castagnettes, tambourin, corridas entre petite harmonie ou cuivres, timbales discrètes… 

A - Par les rues et par les chemins : pièce très animée notée "dans un rythme alerte mais précis" de la main du compositeur.

B - Les parfums de la nuit : pour Pierre Boulez, ce mouvement représente un sommet de l'inventivité de Debussy. Il est vrai que cette balade au clair de lune revêt des sonorités enchanteresses. Sans trop développer, écoutez à [3:24] le dialogue entre le célesta, les cors et autres instruments de l'harmonie. Debussy atteint là une maîtrise dans les combinaisons énigmatiques de timbres rares dans un orchestre aussi opulent. Le musicien ne fait appel à aucun thème précis, sujet à reprise, comme souvent rencontré en musique classique et pas que… La mélodie progresse, mouvante, colorée, sans jamais revenir sur ses pas ; logique pour une balade… Debussy s'éloigne totalement de tout formalisme.

C - Le matin d'un jour de fête : la conclusion de Iberia reprend la rythmique assurée du premier mouvement. La musique est un peu folle, elle joue à l'Hidalgo faisant le coquet. On y entend des trompettes de jour de fiesta. Xylophone et percussions sont sollicités avec ironie et bonhomie…


3 – Rondes de printemps : {Playlist 5} : Debussy nous rejoue-t-il Fête de Nocturnes ? Oui et non. Retour en France avec des citations de deux chansons très populaires "Nous n'irons plus au bois" et "Do, do l'enfant do". Attention, rien de rustique visant à la facilité dans la composition, mais quelle poésie et joyeuseté au détour des mesures.


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La discographie étant pléthorique, bien difficile d'établir un palmarès olympique et objectif sur le plan qualitatif. J'exclus les gravures trop anciennes en 78 tours et même des débuts de la monophonie. Ces technologies ingrates ne mettaient guère les mosaïques orchestrales et les timbres magiques de Debussy. Quelques coups de cœur :

Pierre Monteux en 1963, avec l'orchestre symphonique de Londres et à 88 ans, a ralenti les tempos frénétiques de son disque gravé à San Francisco en 1952 au son trop rugueux. Le vieil homme exalte moiteur et sensualité de Les parfums de la nuit, détaille chaque mesure parfois avec malice, l'Espagne est aussi le pays de la fiesta. Il existe divers couplages. Celui proposé ci-dessous comporte une suite des Nocturnes sans égale dans le style chorégraphique (DECCA – 6/6).

Il existe une affinité entre le chef anglais pointilleux Sir Simon Rattle et Debussy qui exige un legato-staccato sans bavure. En 1989, il enregistre Debussy et Ravel avec une élégance so british mais sans maniérisme au pupitre de l'Orchestre symphonique de Birmingham. (Warner – 5/6).

Enfin, plus récemment, Michael Tilson Thomas revenait à Debussy, en 2014 pour être précis et avec l'orchestre de San Francisco. Nous avions écouté La mer de 1983 avec le Philharmonia sous la direction du chef américain (Clic). Des mélomanes pourront trouver la battue un peu rude, mais pour nous aider à découvrir la magnificence de la partition, la prise de son est d'une finesse inouïe. (SFS Media – 5/6). J'ajoute la vidéo "radiographique" disponible sur You Tube (casque). Difficile à trouver en CD ailleurs qu'aux USA…

Nota : Michael Tilson Thomas semble avoir surmonté en 2020 la grave maladie qui risquait de nous priver de son sourire et de son talent. Certes, il n'est plus le directeur de l'orchestre de San Francisco qu'il dirigeait depuis un quart de siècle, mais il a repris ses activités. Esa-Pekka Salonen lui a succédé à San Francisco. Une chronique qui se conclut comme elle a commencé : jeux de chaises musicales entre maestros… 


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