Permettez-moi messieurs de
reprendre ici la glorieuse histoire de la noblesse jazz. Nous avons déjà
rencontré le comte Basie, le baron Mingus, voici venue l’heure du Duc
Ellington. Ce grand personnage eut lui-même l’occasion de raconter son épopée
dans le livre « Music is my mistress », qui montrait que notre homme
était aussi brillant avec les mots qu’avec les notes. Fils d’une famille
bourgeoise, le Duc effectua sa scolarité dans la meilleure école noire de Washington
DC. Loin de se destiner à une carrière de musicien, le jeune homme montra vite
des dons artistiques indéniables. Il étudiait également le piano lorsque le National organisation for the advancement of coloured people le repéra. Sa voie
semblait alors toute tracée, l’organisation lui ouvrant la porte de la
prestigieuse école des beaux-arts. C’est aussi à cette époque que,
impressionnés par l’allure gracieuse de notre jeune dandy, ses collègues
commencent à surnommer le jeune Ellington « Duc ».
Il lui fallut alors être digne du
rang que ses camarades lui avait assigné, se vouer à l’art digne de son rang.
Chaque époque a son art majeur, celui de cette fin de décennie 1910 était sans
aucun doute la musique, plus précisément le ragtime. Musique syncopée ayant
rapidement conquis tous les cabarets d’Amérique , où elle fit danser une
bourgeoisie insouciante, le ragtime incita le Duc à quitter l’institution
scolaire. Il publia alors sa première annonce afin de trouver un orchestre à
diriger, les jeunes musiciens avaient alors tant de travail que cinq orchestres
proposèrent leurs services. Ainsi naquirent les Washintonians, big band qui fit
ses armes en jouant de la musique populaire et quelques rags dans les cabarets.
Rapidement, une rumeur vint aux oreilles de ces jeunes musiciens ambitieux. Les
anciens parlèrent de New York comme de la terre promise, le lieu où il fallait
réussir pour entrer dans l’histoire. Une fois sur place, les Washintonians ne
découvrirent qu’une ville hostile qui leur refusait tout engagement. Rencontré
lors de cet exil, Fats Waller aida bien ces jeunots à décrocher quelques gigs,
mais ces miettes ne remplissaient pas les assiettes.
Le Duc revint donc à Washington,
sans se douter de la trace qu’avait laissé son court passage new yorkais dans
certains esprits. C’est ainsi que le Barron’s, un club de la septième avenue
New Yorkaise, fit signer aux Washintonians un contrat pour plusieurs concerts.
C’est à cette époque, en 1924, que la révolution jazz obligea le big bang
d’Ellington à troquer son ragtime contre une musique plus élaborée et profonde.
Le mythe du Duc commença véritablement à cette époque, lorsque son swing
répondit à ceux de Louis Armstrong et Sidney Bechet pour poser les bases du
jazz classique.
Sydney Bechet fit d’ailleurs un passage remarqué dans l’orchestre du Duke, qui comprit alors que son big band n’était pas encore dans le coup. Satchmo et Bechet mettaient fin à l’époque des musiciens austères, libéraient les souffleurs prisonniers de leurs partitions. Il suffit d’écouter un enregistrement du Hot Seven ou de Coleman Hawkins pour comprendre la révolution en marche. En enchaînant les variations autour d’un thème ou en le prolongeant lors de chorus épiques, Satchmo et autres Hawkins faisaient du jazz un art de l’improvisation.
Le Coleman Hawkins du Duc se
nomma d’abord Bubber Miley, qui prit la place du trompettiste Artie Wetsol.
Faisant haleter, grogner et grincer les sonorités de sa trompette, le musicien
incita son orchestre à abandonner la musique douce pour déployer le swing
éternel de la musique noire. Après une série de jazz endiablés, la formation du
Duc clôturait désormais ses soirées par un blues bouleversant. Vint ensuite
l’époque des premiers chefs-d’œuvre, des premiers grands enregistrements et de
la rencontre avec le saxophoniste Johnny Hodges au Cotton Club. Avec Ben
Webster, le souffleur forma un des duos de cuivres les plus éblouissants de
l’histoire du jazz.
Conscient de ne pouvoir rivaliser
avec la fougue rythmique d’un Count Basie au sommet de son art, Ellington se
mit à composer de longues suites mettant en valeur le swing raffiné de ses
musiciens. Des compositions comme « Deep south suite » et autres « Beautiful
indian » valurent ainsi à l’orchestre de notre noble compositeur de jouer
au Metropole Opera House. Il fut ainsi la première formation jazz à jouer dans
ce temple de la musique classique, prouvant ainsi l’importance culturelle
qu’avait pris cette musique. Les années 50 furent plus compliquées, Johnny
Hodges était parti pour diriger son propre orchestre et personne ne put le
remplacer. Le Duc fut d’abord un homme au service de ses musiciens, c’est en
s’adaptant à eux qu’il trouvait l’inspiration. Or, aucun autre saxophoniste ne
stimula sa muse autant que le précieux Johnny Hodges.
Après quatre années noires, celui dont le destin fut toujours lié à celui du Duc revint enfin. Ce retour trouve son apothéose sur ce « In Newport », live légendaire faisant résonner le swing comme il n’a jamais résonné. Si la critique retint surtout les vingt-sept chorus improvisés par Paul Gonsalves sur « Diminuendo in blue and crescendo in blue », tout ici est digne du noble art Ellingtonnien. Sur « Star splangled banner » les cuivres ont le charisme grandiloquent des grands orchestres orléanais. Vient ensuite ces tempos délicieusement redondants, tronc solide autour desquels planent les aigles impériaux Johnny Hodges et Paul Gonsalves. Hodges joue d’ailleurs le jeu de sa vie sur « I got it bad », blues langoureux où son swing vaporeux rivalise avec la douceur rêveuse de Lester Young.
Puis il y a les chansons légères, perles dont Satchmo n’aurait pas renié la gaieté. Le Duke venait de retrouver toute sa grandeur, il ne la perdra jamais plus. « In Newport » est au jazz ce que les enregistrements de Woodstock sont au rock, un condensé de ce que cette musique a de mieux à offrir.
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