vendredi 13 mai 2022

UNE FEMME EST UNE FEMME de Jean Luc Godard (1961) par Luc B.

 

[JLG et Anna Karina, tournage] C’est le deuxième Jean Luc Godard qu'on pouvait voir sur un écran, mais en réalité son troisième métrage. LE PETIT SOLDAT, réalisé dans la foulée d’A BOUT DE SOUFFLE, qui parlait de la guerre d’Algérie ayant été censuré ne sortira que trois ans plus tard, après les zévènements. Le réalisateur à qui tout souri professionnellement et personnellement (il vient de rencontrer Anna Karina) a envie de comédie, et mieux, de comédie musicale, dont la partition est signée Michel Legrand. Le film est dédié au cinéaste Ernst Lubitsch, le personnage joué par Belmondo s’appelle… Alfred Lubitsch.

[à droite, montage photo entre "Sérénade à trois" de Lubitsch, et "Une femme est une femme"] L’intrigue tient sur un post-it : Angela veut un enfant de son mari Émile (Jean Claude Brialy), qui rechigne à la besogne. Il a 24 heures pour accepter, sans quoi elle demandera à Alfred, un copain d’Émile, trop heureux de rendre ce service à celle qu’il aime en secret…

On retrouve cette caractéristique de la Nouvelle Vague, et de Godard en particulier, de traiter des sujets actuels, politiques, sociologiques. Angela est une femme de son temps, même un peu en avance sur la libération sexuelle, qui ne subit pas le désir des hommes, mais le provoque, ne subit pas sa maternité, mais la programme. Si je puis dire, c’est madame qui porte la culotte et décide de quand elle la retire…

UNE FEMME EST UNE FEMME n’est pas un film-dossier, ni un pensum psychologique, mais un conte enchanté et en chansons, où les déplacements des comédiens sont parfois chorégraphiés. Une succession de scènes légères et colorées. Car c’est aussi le premier film en couleur (et en scope) de Godard, qui parsème son film des trois couleurs primaires, sa marque de fabrique, qu’on retrouve dès le lettrage du générique. Exemple avec cette scène de repas, Émile porte un veston bleu, Angela un pull rouge, les fleurs et les assiettes sont jaunes. Godard s’était essayé à la peinture dans sa jeunesse, n’utilisant que ces trois tons, comme Mondrian, on se souvient du visage peinturluré en bleu de Belmondo à la fin de PIERROT LE FOU.

Les cinéastes de la Nouvelle Vague ont – entre autres – popularisé les tournages en décors naturels (moins chers et plus vrais) n’hésitant pas à filmer leurs comédiens évoluer dans la rue au milieu des passants. On le voit avec ce plan panoramique 360° sur le boulevard Saint Denis, où les badauds semblent presque inquiets d’être filmés. Pourtant, les scènes d’appartements ont été tournées en studio. Car les propriétaires de l’appart loué pour l’occasion ont décliné l’offre à la dernière minute.

Donc Godard fait construire un décor au studio de Billancourt, mais reproduisant la même exiguïté que l'original, obligeant équipe technique et comédiens à se serrer comme des sardines. Pire, il exige un plafond ! Même si on ne le voit jamais à l’image, il a voulu que ses comédiens se sentent réellement dans un appartement étriqué. Avec son chef opérateur Raoul Coutard, ils conçoivent un éclairage indirect. Les spots sont axés vers le plafond et non directement sur les acteurs, ce qui leur permet de bouger à leur guise dans le décor sans dépendre des marques au sol. Le film est tourné en Franscope, équivalent français du procédé cinémascope. Visiblement pas encore au point, le moindre mouvement de caméra déforme les arrières plans, souvent flous. Techniquement parlant, LE MÉPRIS ou PIERROT LE FOU seront nettement plus aboutis.

Si le sujet de départ n’est pas franchement traité ou approfondi et si la technique est chancelante, bah alors, qu’est ce qui reste à se mettre sous la dent ? 

Une succession de scénettes cocasses et poétiques, qui fourmillent d’idées. Comme Émile qui roule à vélo dans l’appartement, les regards caméras pour apostropher le spectateur, la scène de ménage géniale où les répliques sont remplacées par des titres de livres tirés de la bibliothèque du couple. Quand Émile dit à Angela « va te faire cuire un œuf » l’image suivante est celle d’Anna Karina qui se fait réellement cuire un oeuf ! Elle le lance en l’air comme on fait sauter une crêpe, ce n’est qu’à la scène suivante, de retour dans la cuisine, que l’œuf au plat retombe dans la poêle. Gag digne des frères Zucker.

On retrouve aussi Dominique Zardi [photo à droite] et Henri Attal en aveugles qui se rincent l'oeil dans la scène du cabaret ! Les comédiens formaient un duo souvent utilisé par Chabrol, au moins 30 films, Zardi détenant sans doute le record d’apparitions sur un écran de cinéma (acteur fétiche de JP Mocky notamment) dans plus de 600 films au compteur.

  

Quand Émile menace de sauter par la fenêtre, ce sont des sous-titres qui énoncent les intentions des personnages : « Emile prend Angela au mot parce qu’il l’aime » le panoramique va vers la fenêtre. « Et Angela se laisse prendre au piège parce qu’elle l’aime », le panoramique va dans l'autre sens, et les mots des sous-titres apparaissent aussi à l’envers ! 

Godard ose tout. Ses films sont un festival de trouvailles inédites. Les cinéastes américains de la génération Scorsese ou Coppola disaient qu’avec Godard on voyait à l’écran tout ce qu’il ne fallait pas faire, et que lui, justement, se permettait de faire. Cette fameuse grammaire du cinéma qu’il se plaisait à déconstruire, atomiser, régurgiter.  Est-ce en pensant à lui qu'Audiard a écrit « les cons ça osent tout » ?

Godard multiplie les allusions à ses collègues cinéastes. Moment génial où l’actrice Marie Dubois mime un titre de bouquin : elle tire au flingue (on entend des coups de feu) pianote de ses doigts (on entend un piano) : réponse « Tirez sur le pianiste » film de Truffaut avec… Marie Dubois. Et Angela répond : « J’ai vu le film, c’était vachement bien, j’adore Aznavour ».

Aznavour dont on entendra in extenso la chanson « Tu te laisses aller » quand Alfred la met dans le judebox. On entend aussi Belmondo se plaindre « Dépêchez-vous, ce soir il passe A bout de souffle » ou demander à une cliente d’un bar jouée par Jeanne Moreau : « Comment vont Jules et Jim ? » et elle de répondre « Moderato » (film de Peter Brook avec… Jeanne Moreau et Belmondo !).

L’acteur était d’ailleurs un peu en froid sur le tournage. Son personnage d’Alfred est davantage un second rôle, il jalousait un peu Jean Claude Brialy qui avait de meilleures répliques. Les dialogues étaient écrits le jour même, les comédiens n’avaient pas de scénario, et souvent Godard replaçait dans la bouche de ses personnages des phrases prononcées ou entendues la veille pour de vrai dans son couple avec Anna Karina qui était enceinte de lui.

La dernière réplique du film est un aphorisme typique de Godard. Émile et Angela sont au lit. Il accepte de lui faire un enfant. Écran noir avec intertitre « une fois la chose faite... » puis Émile dit : « Tu es infâme » à quoi elle répond « Moi ? Non, je suis UNE femme ».

On a affaire à une fantaisie poétique et burlesque (Belmondo sortant du bar pour s’écraser contre un mur !) délicieusement mise en musique et chantée, parsemée de moments drôles ou surréalistes. Un collage d’images et de sons, un travail inédit sur le mixage, la musique couvrant souvent les dialogues post synchronisés après coup, procédé classique de l’époque, mais parfois agaçant et laid.

Si la critique a salué l’audace et l’originalité du film, le public n’a pas du tout suivi. Le film qui se voulait populaire a été un échec commercial cuisant, pire, une déculottée. Godard lui-même en garde un mauvais souvenir, le qualifiant de niais, de guimauve sans vigueur. Je n’irai pas jusque-là, mais UNE FEMME EST UNE FEMME n’est sans doute pas le plus réussi de sa filmographie des années 60, qui regorge de merveilles. Mais quel charme, ça pétille d'idées de partout. Et annonce le travail du duo Michel Legrand / Jacques Demy dans l’utilisation de la musique et des dialogues chantés, comme de la palette de couleur.

Plus qu'un cinéaste, Godard était un créateur de formes cinématographiques.

couleur  -  1h25  - format scope 1:2.35 

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La bande annonce d'origine, avec la voix off de Godard.

1 commentaire:

  1. Je crois bien que je l'ai pas vu ... c'est bêta, tu me donnes envie de le voir, même si c'est vrai, c'est jamais un de ceux qu'il a tournés dans les années 60 qu'on cite souvent ...

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