lundi 30 mai 2022

SIBELIUS – Symphonie N°1 (1900) – Leif SEGERSTAM (2002) – par Claude Toon

- Voyage dans les bois finlandais ou saga patriotique cette première symphonie de Sibelius, Claude ?
- Un peu des deux Sonia ! Jean Sibelius a débuté tardivement l'écriture de symphonies au sens classique du terme, à savoir purement instrumentale… Tes deux idées cohabitent dans cette grande œuvre, tu connais bien ce compositeur… dis-moi !
- Merci. Sept symphonies du post-romantisme au moderniste, tu explores tout le cycle, ne manquera plus que la 6ème. Sibelius a détruit l'ébauche d'une 8ème je crois…
- En effet, bien que mort à 91 ans en 1951, le compositeur se murera dans le silence musical au début des années 30…   
- Nouveau maestro dans le blog, quoique cité dans d'autres articles : Leif Segerstam… Hi hi, il est très gros ce monsieur et si on ajoute son look de Viking…
- Maestro en effet mais aussi compositeur… 


Leif Segerstam (né en 1944)

Sonia s'amuse d'un rien… Il existe des photos de Leif Segerstam jeune, imberbe et avec des lunettes de garçon sérieux (voir site privé Getty). Ce colosse cultive-t-il son look à des fins particulières, comme certains rockeurs ? Je l'ignore et je lui laisse la parole, car le gaillard se décrit fort bien lui-même : "un mélange de Johannes Brahms, de Karl Marx et de père Noël". Brahms jeune était aussi un mince et séduisant beau gosse… Et puis il est logique que ce finlandais se voit tel l'archétype du père Noël, son pays étant peuplé de rennes… le traîneau étant le scooter des neiges des lapons 😊.

Sibelius ne fut pas toujours considéré comme un compositeur majeur avant la deuxième moitié du XXème siècle, hormis dans sa patrie, en Allemagne et aux USA toujours avant-gardistes ; Serge Koussevitzky, le directeur de l'orchestre de Boston de 1924 à 1949, lui avait commandé la 8ème symphonie qu'il attendra en vain… De nos jours les 7 symphonies ont connu un nombre impressionnant de gravures, depuis celles de Robert Kajanus vers 1930, l'ami de Jean Sibelius et le créateur de plusieurs symphonies jusqu'à la dernière intégrale en date, celle du très jeune finlandais surdoué Klaus Mäkelä parue en mars ; le maestro, directeur de l'orchestre de Paris (26 ans) ayant réalisé cet enregistrement avec l'orchestre d'Oslo, une réussite encensée par la critique, à cet âge ! Déjà disponible sur (YouTube)

Doit-on déduire de la discographie et de la présence de quatre maestros finnois dans mes billets précédents qu'être né en Finlande, parcourir les forêts, contempler les levers de soleil dans les brumes nordiques, avoir écouté ou lu les légendes et sagas cruelles du Kalevala est un atout maître dans l'art d'interpréter cette musique ? Le pas serait facile à franchir. Cela dit, Sibelius est le héros national finlandais et, sans exagérer, le compositeur nordique le plus talentueux voire novateur de son époque, cette remarque s'étendant aux trois pays scandinaves. Tout artiste de ce pays doit être nourri avec une cuillérée de Sibelius dans son biberon.

Donc après Kajanus, Kammu, Berglund, Osmo Vänskä, voici Leif Segerstam


Sibelius dans les années 1890

Leif Segerstam naît en 1944 à Vaasa proche des rivages de la mer baltique. L'enfant pour ne pas dire le bébé Leif commence à déchiffrer des notes de partitions entre deux et quatre ans et gribouille ses premières compositions à six ans ! Il avait appris à lire à trois alors que la famille s'installe à Helsinki. Il y a des gosses comme ça…

À l'académie Sibelius d'Helsinki, il apprend le piano, le violon et l'alto ; plus tard il ajoutera la maîtrise de tous les cuivres et de la flûte à bec… En 1963, il franchit l'Atlantique pour intégrer la Julliard School de New-York pour travailler la direction d'orchestre avec le professeur français Jean Morel. Il se lie d'amitié avec James Levine et Leonard Slatkin, deux élèves de la même génération.

Segerstam encore mal connu en France malgré des concerts remarquables avec l'Orchestre national de France et du Capitole de Toulouse et l'orchestre de Paris en 1998, soirée lors de laquelle il interpréta l'une de ses œuvres excentriques, le concerto pour violon de Sibelius avec Gidon Kremer en soliste et la deuxième symphonie du même Sibelius pour conclure. On en déduira qu'entre le compositeur et le chef finlandais, il y a une complicité totale…

Œuvres excentriques écrivais-je ; ce soir-là : February pour grand orchestre créée l'année précédente à Chicago ; peu de différence formelle dans cette pièce avec l'une de ses 327 symphonies (recensement en 2017…). Ce stakhanoviste de la symphonie a orienté sa carrière prolixe de compositeur plutôt dans ce genre. Une production à comparer avec l'écriture des concertos en tout genre de l'époque baroque, de Vivaldi à Telemann. Il s'agit de composition "pulsative libre". Ce que j'ai compris (SGDG) : à partir d'une trame symphonique, les instrumentistes ont des possibilités d'improviser… Depuis 1993, il n'y a d'ailleurs plus de chef, Segerstam veillant au grain depuis le piano… Pour les curieux, rendez-vous à Turku pour voir une interprétation de la symphonie N°288 (Clic). C'est assez… spécial, l'orchestration comprend un marteau, une scie égoïne, etc… En fait, après une écoute globale, ben je trouve que ça a de la gueule par la magie foldingue des timbres, mais de là à écouter plus de 300 symphonies à la queue leu-leu !!!

Segerstam a la réputation d'un personnage débonnaire que son look laissait supposer. Il a dirigé les plus grands orchestres de la planète et, on s'en doute, les phalanges finlandaises, tant pour les concerts symphoniques que dans les fosses d'opéra. Pour cette gravure écoutée aujourd'hui, il dirige l'orchestre philharmonique d'Helsinki dont il a été le directeur de 1996 à 2007. À propos de cet orchestre de haut niveau, nous avons rencontré d'autres directeurs dans le blog : Okko Kamu (1981-1989) pour la deuxième symphonie de Sibelius enregistrée à la Philharmonie de Berlin, et plus récemment, John Storgårds (2008-2015) dans un concerto de Vasks,

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Robert Kajanus

La planification du travail de Sibelius concernant les œuvres symphoniques rappelle à la fois les craintes de Brahms de ne jamais rivaliser avec les symphonies de Beethoven (à tort) et qui attendra l'âge mûr pour composer sa première symphonie, et le désir d'innovation de Franz Liszt qui préféra composer des poèmes symphoniques de forme libre ou ses "symphonies" constituées d'une suite de poèmes symphoniques (Faust Symphonie et Dante Symphonie).

Sibelius attendra l'approche de la quarantaine pour tenter cet exercice difficile qu'est l'écriture d'une symphonie purement instrumentale et de forme classique (académique ?) en quatre mouvements. Dès ses débuts, Sibelius se passionne pour l'univers romantique wagnérien et lisztien nourri d'une thématique littéraire et poétique à l'opposé d'une inspiration plus subjective telles les ouvrages de Brahms. Il admire la symphonie Fantastique de Berlioz, partition atypique et à programme en cinq mouvements. La remarque s'applique aux deux symphonies de Liszt citées qui s'appuie sur l'Enfer de Dante Alighieri et la tragédie infernale de Goethe.

Pour innover dans ce style, le finlandais possède un terreau épique idéal : le poème Kalevala, longue épopée écrite au XIXème siècle qui établit une synthèse du folklore et des traditions chevaleresques populaires finlandaises (1835-1849 ; 23 000 vers). Le nationalisme finnois très fort dans une Finlande envahie à maintes reprises soit par la Suède soit par la Russie (1803-1917) n'est pas étranger à cette rédaction, et ne peut que fasciner Sibelius très attaché à sa patrie…

Ainsi on verra naître en 1892 la grande symphonie Kullervo en forme d'oratorio de près d'une heure avec solistes et chœur et en cinq mouvements ; les poèmes symphoniques tels En saga, les trois de la petite suite Karellia, et les quatre de la Suite de Lemminkäinen (1893) dont sa célèbre pièce jouée souvent de manière isolée, Le cygne de Tuonela ; là encore une saga héroïque et sauvage de grande ampleur…

N'oublions pas les années 1888 et 1893, dates de création des symphonies N°5 et N°6 "Pathétique" de Tchaïkovski qui apporte enfin au genre, en Russie et dans les pays nordiques, la maturité jusqu'à présent réservée aux compositeurs germaniques, de Beethoven à Bruckner


Gallen Gallela : scène rustique

Liszt, Berlioz, Tchaïkovski… Difficile de trouver sa place et surtout de définir le plan d'une symphonie purement instrumentale qui équilibre les influences romanesques et les rigueurs d'une écriture classique. En 1898, Sibelius ébauche un programme à la manière de Beethoven dans la "Pastorale" ou de Berlioz dans la "fantastique" tout en s'imposant le standard symphonique en quatre mouvements et le respect de la forme sonate pour faciliter l'écoute par un public à conquérir, thèmes A, B (C), développement, reprise, scherzo, etc.

Ce programme fut imaginé lors d'un séjour à Berlin : "Le vent froid qui souffle de la mer / Le pin du Nord rêve au palmier du Sud / Conte d'hiver / Ciel de Jorma". Il sera abandonné et, sauf à avoir une imagination très fertile, on note qu'il n'a influencé en rien la composition.

Terminée en 1899, le compositeur dirige une première version marquée par le climat nationaliste survoltée dans le pays dû "au manifeste de févier", un dictat du Tsar Nicolas II pour restreindre encore et encore l'autonomie finlandaise. Certes le succès est là, mais Sibelius retouche sa partition - l'original est perdu - et le 1er juillet 1900, la version définitive est créée à Helsinki par Robert Kajanus. Sibelius a enfin atteint une stature d'envergure, la symphonie est acclamée dans les grandes villes d'Europe… sauf à Paris, comme d'habitude ! Voici l'orchestration :

2 flûtes + piccolo, 2 hautbois, 2 clarinettes, 2 bassons, 4 cors, 3 trompettes, 3 trombones, 1 tuba, timbales, triangle, cymbales, grosse caisse, harpe et cordes. Partition

La vidéo est une playlist comportant les quatre mouvements.

L'enregistrement a été effectué à Helsinki en janvier 2001 pour le label Ondine.


Gallen Gallela : scène de combat

1 - Andante, ma non troppo - Allegro energico - en mi mineur : un andante précédant l'allegro en cette fin du XIXème siècle ! Serions-nous revenus au bon vieux temps de Haydn adoptant cette introduction dans ses ultimes symphonies londoniennes, sommet de la symphonie classique ? Oui et non. Haydn nous préparait aux surprises de l'allegro par ce prologue méditatif. Sibelius recourt au climat mystérieux dans ce préambule poétique pour énoncer la thématique du mouvement. Une clarinette solo nous expose les motifs. L'univers sonore du compositeur se dévoile paisiblement au son mélancolique de l'instrument avec pour seul accompagnement un furtif roulement de timbale. Ahhh les voilà les brumes nordiques diaphanes cernant les sombres forêts de sapins et de bouleaux où sont assoupis les esprits diablotins.

[1:29] l'Allegro Energico jaillit par des vigoureux trémolos des seconds violons. Un second thème épique est énoncé par les premiers violons. Les bois et les flûtes se regroupent dans un premier développement altier. N'avons-nous pas évoqué la passion de Sibelius pour les héros guerriers et les légendes dramatiques. [3:26] Un passage central laisse place à un charmant dialogue espiègle de la flûte, des bois et de la harpe. Sibelius ne se plie guère aux règles absolues de la forme sonate. Pour une première composition, le flot mélodique est exceptionnellement inventif et coloré. [5:30] Autre fantasmagorie : le chant solitaire du violon suivi d'une chorégraphie des vents s'achevant sur des notes de harpe.

On appréciera la vitalité sans confusion de la battue de Segerstam, l'air circule entre les divers pupitres mis en avant sans emphase, le chef récuse tout hédonisme. La musique de Sibelius même post-romantique doit rester rugueuse et le compositeur ne cessera de s'écarter du pathos sentimental encore en vogue jusqu'à atteindre un récit musical à la pureté parfois glaciale comme dans sa quatrième symphonie.

Les transmutations sur l'orchestration appliquée à la thématique témoignent du savoir-faire acquis dans l'écriture des poèmes symphoniques. Nous écoutons ici une fiction musicale et expressionniste qui rappelle Debussy et non cette architecture sonate quasi géométrique d'un temps révolu, quel que soit la richesse desdites structures en sonate (ABABCA'B'A'B' ou plus complexe encore chez Bruckner) et qui guidaient l'auditeur dans le dédale d'un mouvement… Y a-t-il une influence de Richard Strauss ?

La symphonie se poursuit, riche d'épisodes concertants et homériques. On entendra ici une tempête, là l'évocation d'une bataille. Le ton général reste à la fois hardi et séducteur. [9:28] Arpèges de la harpe, solo nostalgique de clarinette puis des cors conduisent à une ardente coda. 


Gallen Gallela : bateau échoué

2 - Andante, ma non troppo lento - en mi bémol majeur : sur le mode mi  majeur, le début de l'andante déroule une mélodie bucolique et élégiaque réunissant violons I, violoncelles, cors et harpe, avec une touche de couleur en prime : un motif aux clarinettes. [1:14] Un second groupe thématique plus expansif débute marqué par des solos de bois notamment du basson. Il gagne en vigueur et en dramatisme, nous renvoyant au climat contrasté de l'allegro. [2:38] Nouveau développement inattendu dans lequel chantent, un à un, la flûte, le violoncelle, les cors.

On remarquera dans cet andante, la finesse de l'orchestration de Sibelius, les oppositions de timbres. Les sauts entre pupitres sont nombreux, un raffinement instrumental à contre-courant du style de certains de ses confrères romantiques tardifs.

[4:22] La seconde partie de l'andante est plus volcanique avec son thrène dramatique aux flûtes, ses traits de trompettes puis, plus en avant, ses mugissements du tuba [7:06]. La trame se veut plus belliqueuse (toujours cette inspiration nourrie des férocités de la mythologie finnoises). Cette fureur précède [7:50] une coda construite à partir d'une reprise du thème initial. Pourtant, l'écriture dans le style poème symphonique est encore très perceptible mais jamais brouillonne… Cette symétrie apportée par la coda étant une exception…


Gallen Gallela : Portrait

3 - Scherzo : Allegro - en ut majeur : Un scherzo dansant et vigoureux donne la parole aux éclats de cuivres et à une rythmique appuyée des cordes agrémentée de motifs empressés des flutes et des bois. [1:56] Le trio très mélodique s'oppose ainsi à la nervosité du scherzo. On retrouve le ton élégiaque dans les échanges entre cordes et vents. [3:32] Des arpèges de harpe et les trombones assurent une transition originale avec le second scherzo repris da capo. Bougrement original et cocasse ce scherzo aux antipodes de la froide rigueur brucknérienne…

 

4 - Finale (quasi una fantasia) : Andante - Allegro molto - en mi mineur : Retour du grave mi mineur. Quant à la mention "quasi una fantasia", elle résume les libertés que prend Sibelius sur le plan formel. Une analyse détaillée serait fort envahissante ! Succinctement : Une longue plainte des cordes et des appels désespérés des cors et trombones, sans compter les roulements de timbales préfigure un final dramatique. [0:50] mystérieusement, un intermède plus ensoleillé, un dialogue des bois, vient contredire, a priori cette inquiétude. Ô pas longtemps, [1:31] des traits angoissants des violoncelles et contrebasses élancent enfin le final et sa fureur proche du grotesque.

Ce long mouvement alterne des atmosphères des plus variées. Je vous laisse les découvrir : [3:17] Une élégie crépusculaire. [5:10] Une chevauchée éperdue. [6:14] une bataille héroïque scandée par le tuba et les cymbales ! [7:17] le chant poignant d'un peuple opprimé. [8:40] Un élan passionné des cordes rejointes par les cuivres en guise de coda. Emporté par son élan créatif irrépressible, le compositeur conclut de manière martiale cette première symphonie qui, a l'instar de celle de Brahms est une réussite pour Sibelius.


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Discographie alternative

 

Pour ceux qui n'aurait pas la chance de posséder les cinq LPs originaux gravés dans les années 60, une reddition correcte, sans plus, a été effectuée en 1992 et un transfert en Blu-Ray lui a succédé en 2015. Lorin Maazel signait sans doute son plus remarquable fleuron discographique, et justement avec un plus pour la 1ère symphonie. Les cors de la Philharmonie de Vienne étaient considérés comme les meilleurs de la planète par leur éclat cuivré et que dire de la harpe cristalline si sollicitée dans l'œuvre. La prise de son Decca de cette époque n'avait guère d'équivalence par sa dynamique et sa précision. Je cite un commentateur Amazon fort compétent, Mélomaniac, que j'ai bien connu : "Maazel déploie une hargne stupéfiante. Avec ses violons qui bourdonnent, ses cuivres rugissants et ses timbales contondantes, le scherzo devient une course hallucinée. Et le final subit des assauts d'une rare euphorie." (Decca – 6/6 – difficile à trouver en LP et en Blu-Ray). (Youtube)

Dans les trois intégrales réalisées par le finlandais Paavo Berglund, la première de 1976 avec l'excellent orchestre de Bournemouth garde toute sa verdeur malgré une prise de son qui ne rivalise guère avec celle de Decca. Une interprétation sans pathos germanisante, affichant ostensiblement l'aridité slave. Les tempos sont plus retenus que chez Maazel, mais quels contrastes dans ce discours ciselé. (Warner – 6/6). (YouTube)

Dernière parution à découvrir et citée en début de ce billet : Klaus Mäkelä avec l'orchestre d'Oslo, une réussite encensée par la critique, à cet âge (25 ans) ! Dès l'intro, l'équilibre entre clarinette et timbale semble prometteur ; promesse tenue malgré quelques enchaînements manquant de clarté, la fougue de la jeunesse 😊. (Decca – 5/6). Déjà disponible sur (YouTube)




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