vendredi 6 mai 2022

LA BETE AU VENTRE de Edward Bunker (1981) par Luc B.

J’avais évoqué le romancier Edward Bunker (1933-2005) a deux reprises, à propos des deux premiers tomes de sa trilogie LA BÊTE. Si mes comptes sont exacts, deux plus un égalent, heu… trois, donc ça y est, dernier article consacré à l’œuvre maîtresse de Bunker.

Pour rappel, Edward Bunker a grandi dans les années 40, il est passé par tous les foyers, maisons de redressement et prisons possibles et inimaginables, il a été le détenu le plus jeune de San Quentin, à 17 ans. C’est en taule qu’il goute à la littérature (voir les précédents articles) son œuvre est très autobiographique.

AUCUNE BÊTE AUSSI FÉROCE (1973) parlait de la sortie de prison, la réadaptation, la réinsertion. Livre adapté au cinéma en 1978 par Ulu Grosbard, avec Dustin Hoffman, sous le nom de LE RÉCIDIVISTE. LA BETE CONTRE LES MURS (1977) récit d’évasion de prison, adapté sous le titre THE ANIMAL FACTORY en 2000 par Steve Buscemi, avec Willem Dafoe. Et en 1981, Ed Bunker écrit LA BÊTE AU VENTRE, qui revient sur l’enfance du protagoniste.

Les héros n’ont pas les mêmes noms d’un roman à l’autre, mais il s’agit bien à chaque fois de l’itinéraire cabossé d’Edward Bunker. On pourrait (devrait ?) même lire les livres dans l’ordre chronologiques de l’action, puisqu’on a l’avant, le pendant, et l’après case-prison. Ce dernier tome raconte donc la genèse de la violence de la délinquance pour le petit Alex Hammond. Dans le premier chapitre, il est emmené en voiture par une assistance sociale, à l’internat de La Vallée, parce que son père, Clem Hammond, ne peut plus s’occuper de lui.

Il faudra le traîner littéralement à l’intérieur, le gamin se cramponnant à la voiture, hurlant, pleurant de désespoir. Alex ne cessera de dire qu’il veut vivre avec son père, que ça ira bien, qu’il fera tout ce qu’il faut. Il a 10 ans. Et déjà ancré dans son ADN la haine de l’autorité, de l’injustice, qui se traduit physiquement par une boule au ventre, la bête, qui ne cessera pas de grossir avec le temps.

Il rencontre Sammy, à peine plus âgé, ensemble, sur leurs temps de loisirs, ils font les quatre cents coups. Les sorties, les petits larcins, les premières clopes, les premières bières, et cette épicerie du bord de mer, fermée, si facile à cambrioler, juste pour un paquet de chips. Évidemment, ça tourne mal. Les proprios débarquent, il y a un flingue, à défaut de pouvoir s’enfuir Alex tire. Le juge pour enfant l’envoie en maison de correction, la première d’une longue liste. Sur son CV, avoir tiré sur un type (le blessant à peine) met Alex sur un piédestal. Pour ses congénères, il passe au choix pour un vrai dur, ou pour un déglingué incontrôlable, un fou.

Edward Bunker raconte l’itinéraire cabossé du gamin avec un style très réaliste. Il y a évidemment un parti pris, le lecteur est du côté d’Alex, voyou, menteur, violent, mais surtout victime. On sait très tôt, par des allusions, qu’Alex Hammond finira, adulte, en prison. Bunker ne cherche pas à créer un suspens angélique. La ligne de vie du jeune héros est toute tracée. Entre injustices et tragédies (la mort du père) Il y a ces petits moments de bonheur, la lecture, la camaraderie, mais à chaque fois cette envie de fuir, de voir l’extérieur, la ville, la vie, et à chaque fois la colère, la réaction épidermique à l’autorité, qui conduit le héros à la violence, donc à la punition, l’internement dans des établissements de plus en plus durs.

Les rares moments d’allégresse, comme ces virées clandestines en voiture volée, sont vite ternis quand on se fait reprendre, généralement par la faute d’un autre. Même à l’arrière d’une bagnole de flics, Alex adore voir défiler le paysage par les fenêtres. Il y a des rencontres, l’âge d’Alex fascine, si jeune est déjà si expérimenté. Il est intelligent, instruit, il apprend et s’adapte vite. A 10 ans il n’a pas conscience du racisme, il fréquente tout le monde, noirs, latinos.

Il y a une scène terrible d’agression par un gardien, le gros con sadique, qui passe ses nerfs sur le gamin accusé - à tort – d’avoir osé gueuler à sa fenêtre. Tabassage en règle, une injustice de plus, celle de trop. Alex a à peine 12 ans quand il échafaude un plan d’évasion, minutieux, avec deux autres. Être dehors, marcher dans les rues, respirer l’air du large, ça c’est la vraie vie, cinoche et crème glacée. Pendant plusieurs semaines, Alex va goûter à cette liberté, hébergé, planqué, il sait que le moindre faux pas lui sera fatal. Mais il apprend à vivre en cavale, il connaît les trucs, il sait qui fréquentait, à qui se fier, comment se déplacer la nuit dans Los Angeles.

Il y a les premiers émois amoureux, les larcins qui deviennent des vrais coups, car pour manger il faut de l’argent, et pour se saper aussi, le plus chic possible, se coiffer en queue de canard, la coupe à la mode [en photo le chanteur Jimmy Clanton, et sa duck's tail]. Le livre est un récit d’initiation, d’apprentissage d’une vie parallèle, clandestine. Le lecteur aussi ressent cette boule au ventre, on sait que l’aventure peut se terminer au coin de chaque rue, on espère naïvement une issue heureuse, du moins, pas trop dramatique. C’est beau l’espoir !

LA BÊTE AU VENTRE clôt une trilogie choc, je conseille vivement la lecture de ces trois bouquins remarquablement écrits, sans fioritures, directs comme un poing dans la gueule.


Rivage Noir, 426 pages.


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