Le blues est tout, c’est une base et c’est un but, c’est un début et c’est un aboutissement. On imagine bien l’admiration de ce brave Thomas Jefferson quand, quelques jours avant de fonder le pays de la liberté, il entendit pour la première fois cette oraison sortir de la gorge de millions de travailleurs. Les premiers échos de ces chants sonnaient les cloches d’un nouvel angélus, une religion libertaire naissait à côté de l’austère dogme chrétien.
Après la voix vint l’instrument, la guitare commençant à faire naître ce fils turbulent qu’est le rock'n'roll. Nous en revenons toujours à cet événement incontournable, à ce moment où la guitare électrique permit au blues d’accoucher de la musique de Chuck Berry et Elvis. Ce que le blues légua au rock, c’est un code et une humilité, une façon de laisser s’épanouir ses notes, de ne pas surcharger ses mélodies. Lors d’une répétition pour un concert commun, Joe Perry fut surpris de constater que les tacherons de Metallica furent incapable de jouer « Train kept a rollin ». Pour lui, comme pour la plupart des musiciens de sa génération, le titre des Yardbirds dépendait d’un vocabulaire limpide, il parlait la langue maternelle du rock.
Un rocker ne maîtrisant pas les bases du blues ressemble à ces ethnologues incapables de parler la langue des peuples qu’ils étudient, ce sont des cuistres qui ne méritent que le pilori. Cela ne veut pas dire que le blues ne se réduit qu’aux tempos chaloupés des disciples de Muddy Waters, une myriade de sons et d’émotions s’épanouirent sur ses bases simples. Le blues, c’est tout ce qui reste à celui qui a tout perdu autant que le cri orgiaque d’hommes brûlant la chandelle par les deux bouts. C’est l’expression des peines les plus profondes et des joies les plus inoubliables. C’est la traduction des plaisirs les plus triviaux et des questions existentielles les plus profondes. C’est une musique viscéralement traditionnelle autant qu’une énergie se réinventant régulièrement. Tant que l’humanité survivra, il existera des gamins fascinés par cette musique au charme immortel.
Tout cela pour dire qu’il faut éviter de désigner ce dernier Gov’t Mule parmi les autres albums de reprises, avec tout ce que cette expression charrie de mépris. Les modernes ne tarderont pas à le faire, eux qui voient le blues comme un vieux jouet poussiéreux, que l’on ressort régulièrement du placard pour amuser la galerie. Ces « Toys in the attic », comme les qualifiaient Aerosmith, n’ont jamais été entreposés dans des recoins obscurs, le rock ayant passé sa vie à leur rendre hommage. Warren Hayne sait ça mieux que personne, sa génération ayant défendu le culte du blues mieux qu’aucune autre. Contemporain des frères Allman et de Lynyrd Skynyrd, le blues coule dans ses veines et dirige ses accords.
"Les morts gouvernent les vivants" disait Auguste Comte. Les morts de Warren se nommaient Muddy Waters et BB King, Duane Allman et Ronnie Van Zandt, des personnages qui savaient ce qu’être "enterré vivant dans le blues" voulait dire. Ces hommes avaient beau jouer leur propre musique, ils servaient la même cause, portaient le même sacerdoce. Après l’avoir emmené sur les terres du jazz, du reggae et du heavy rock, Warren Hayne revient aux origines d’une musique qui ne l’a jamais quitté. Ce qui relie « Heavy load blues » à ses prédécesseurs, c’est cet arrière-plan psychédélique entretenu à grands coups de claviers et de distorsions hendrixiennes. Hayne est un musicien fasciné par le Grateful Dead et celui qui fit revivre l’Allman Brothers Band, sa musique doit autant aux rêveries Californiennes qu’aux accords plus rustiques des imposants musiciens sudistes. Loin d’en diminuer le charisme, ce nuage planant donne une nouvelle saveur à ses complaintes bluesy.
Et puis il y a cette voix nostalgique, ce hurlement de vieux loup solitaire que n’aurait pas renié Howlin Wolf. La spécificité de Gov’t Mule se fait particulièrement entendre sur « Ain’t no love in the heart of the city ». Si les amateurs de heavy blues se souviennent bien sûr de la version théâtrale de Whitesnake, celle de Gov’t Mule est bien plus sobre. Tel un Johnny Cash du rock heavy, Gov’t Mule gomme toutes les fioritures de ce classique pour le ramener dans son berceau culturel. Les gémissements du refrain séduisent l’auditeur grâce à leurs profonds échos, qui permettent à ces mélodies de pénétrer les âmes, les notes s’étirent avec la grâce de déesses grecques.
La grandeur de cette musique est dans ses silences, ce sont eux qui permettent de ressusciter la puissance de l’expérience après avoir célébré la rugosité d’un mojo plus rustique. Les tempos sont différents mais l’énergie est la même, les solos sont lyriques ou agressifs, enjoués ou plaintifs, mais ils viennent tous du même moule éternel. Et qu’importe si plusieurs des titres de ce « Heavy load blues » furent écrit par d’autres musiciens, il y a dans ces reprises un charme aussi unique que familier.
Vive Gov’t Mule !
Vive le blues !
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