vendredi 27 mai 2022

JOYCE CAROL OATES "Ma vie de cafard" (2019)

Bon, on ne pas y aller par quatre chemins, ce bouquin de l’américaine Joyce Carol Oates, 83 ans aux miches, est un des trucs les plus remarquables que j’ai lus depuis un moment. Foxy Lady nous avait déjà parlé d’elle avec deux romans (voir l’index Bouquins). Cafard, traître, petite salope… On parle de l’héroïne, Violet Rue Kerrigan, 12 ans au moment des faits. Oates vous empoigne les tripes et ne les lâche plus au fil des chapitres, parfois très longs, comme un plan séquence cauchemardesque qui n'en finit pas, parfois un simple paragraphe.

Ce qu’on note d’abord, c’est cette liberté de forme. L’histoire est racontée en différents point de vue, celui de Violet Rue, narratrice principale, mais l’auteur prend aussi le relai, et puis s’adresse parfois à son personnage « Tu iras là, tu feras çi… ». Mais n’est-ce pas Violet qui se parle à elle-même ? Certaines phrases renvoient dans le futur (l’intrigue tient sur 14 années) comme pour rassurer le lecteur « Deux ans plus tard elle racontera à sa sœur ce qui c’était passé ». Les dialogues ne sont pas forcément à la ligne, parfois dans le texte même, ou en italique.

Et pourtant tout est d’une grande fluidité, jamais le lecteur ne se perd, et cette forme traduit aussi le mental de la jeune héroïne mis à rude épreuve. Car la pauvre gamine en prendra plein la gueule.

Jérôme Kerrigan a sept enfants, Violet Rue est la plus jeune, 12 ans. Elle adore ses deux grands frères, les vénère, les épie. Comme ce soir où ils sont rentrés plus tard, éclusant nerveusement des bières dans la cuisine, où il était question d’une batte de baseball qu’il fallait nettoyer, ou faire disparaître. Les frères surprennent Violet Rue écouter à la porte, lui font promettre de ne jamais répéter ce qu’elle vient d’entendre. La petite sœur est trop heureuse d’être mise dans la confidence, fière de la confiance qu’on lui porte.

Mais le cadet, Lionel, maintient la pression sur Violet, menace sourde, gestes agressifs. Bousculée sur les marches glacées de l'escalier, elle tombe et se tord le genou, s’ouvre le crâne, en gardera une petite cicatrice en étoile, marque honteuse, que plus tard, se dit-elle, les hommes aimeront sucer. Naturellement elle n’en dira rien à personne, mais fera le lien entre la scène aperçue en cuisine, et la mort d’un jeune noir, figure locale de l'équipe de basket, battu à mort le long d'une route. Les frères Kerrigan, dont la voiture avait été repérée sur les lieux, sont dans le collimateur de la police. En proie à de terribles tourments, Violet Rue s'ouvre à un prêtre en confesssion, à l'infirmière scolaire, à demi-mots, puis dans un accès de fièvre, craque : elle sait où est enterrée la batte de baseball ensanglantée que ses frères avaient dissimulée. 

Lionel et Jérôme Jr sont arrêtés. Le père Kerrigan, irlandais bourru et autoritaire, qui ne croit qu'aux valeurs familiales, ne pardonne pas la trahison de sa fille, la chasse, la bannit. Violet Rue, le cafard, ira vivre chez tante Irma, loin de South Niagara. On la cache, elle fait honte, elle est rayée de l’arbre généalogique.

L’intrigue est le récit de cette nouvelle vie, planquée, anonyme (car le fait divers fait grand bruit). Nouvelle maison, nouvelle famille, nouvelle école, nouveaux professeurs, dont Monsieur Sandman, petit dictateur pervers et machiavélique qui repère ce petit esprit brisé, qu’il se plaira à manipuler. Sandman aime les insignes nazis et les photos de gamines nues.

Violet Rue a compris la leçon. Ne plus parler, ne plus dénoncer, ne s’ouvrir à personne, tout garder pour soi. Les atermoiements psychologiques de l’héroïne sont parfaitement rendus, où s’arrête la loyauté du clan, ou commence la justice citoyenne. La gamine souffre et le lecteur souffre pour elle. Elle ne témoigne pas contre Sandman. Son oncle Oscar en déduit que la petite perverse n’était pas si victime que ça, quand tante Irma part en course, il regarde sa nièce « pointe sa langue entre des lèvres humides et visqueuses : petite cochonne ».

Il faut encore déménager, se mettre à l’abri, loin de sa famille dont elle n’obtient aucun pardon, loin des frères qui peuvent sortir de taule, et risquent de retrouver et écraser ce sale cafard. Violet grandit, se reconstruit un semblant de vie. Les études, les petits boulots de femme de ménage, chez ce riche médecin, le pathétique, alcoolique et irascible Orlando Metti, qui lorgne ses formes avantageuses, s’éprend de son esclave. Lui aussi il faudra le fuir.

Violet Rue est un clandestin qui se cache, jamais parler de sa vie d’avant, jamais être reliée au fait divers sordide à l’origine de son bannissement, quelle honte, et toujours rechercher le pardon de sa famille (cartes postales envoyées à chaque anniversaire de la fratrie) comme de la famille de la victime, anonymement. Et puis un heureux hasard surgi du passé, Tyrell Jones, gamin noir humilié lui aussi par le pervers Sandman, qu’elle aimait en secret, devenu prof d’économie.

Les derniers chapitres sont oppressants, on essaie de deviner une issue favorable, une lumière, un espoir. Violet Rue est triplement coupable. D'être la sœur d'assassins racistes, d'être celle qui les a dénoncés, et celle qui a brisé l'unité du clan familial. Un peu lourd à porter pour une gamine de 12 ans... 

Ce récit douloureux d’une finesse et d’une richesse infinies, a d’abord édité sous forme de nouvelle en 2003, complété en 2019.


Editions Poche Points  -  464 pages   
 

 
 


 

 

 

 

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