mercredi 27 avril 2022

RARE EARTH " Ecology " (1970), by Bruno



     On remarquera que ce groupe, le premier constitué de blancs (?) signé par la légendaire Motown, dirigé d'une main de fer par Berry Gordy Jr, est généralement exclu des ouvrages et des articles traitant de Soul. Y compris même de ceux contant l'aventure du label Motown. Ou alors un mince entrefilet. Serait-ce une forme de racisme, déniant le droit à ce groupe toute contribution parce que les membres sont tous blancs ? A moins que ce ne soit leur châtiment pour avoir osé s'emparer de la Soul pour la souiller de psychédélisme et de Rock. Ce que firent pourtant, et pas qu'un peu, Funkadelic et dans une moindre mesure les Temptations.


     L'origine de Rare Earth remonte à l'aube des années 60, où le groupe a vu le jour à Detroit, sous le patronyme de "The Sunliners". Un groupe de lycée débutant par les bals, avant de s'affuter et de s'attaquer aux bars et les clubs de Detroit jusqu'à devenir localement l'un des groupes les plus populaires. Il n'opte pour "Rare Earth" qu'en 1967 (1968 dans certaines biographies), probablement pour être plus en phase avec les nouvelles inspirations écologiques des jeunes générations. Le groupe est signé par Verve, la société créée à l'origine (en 1956) pour promouvoir les artistes de Jazz. Le label cherche alors à étendre son catalogue en signant quelques énergumènes aux cheveux longs, pionniers de nouvelles contrées musicales. Il en sort un premier disque, peu connu - même des amateurs - "Dreams / Answers" qui est déchiré entre la Soul, le psychédélisme, la pop et le rock. Le potentiel est là, bien présent, mais la mayonnaise ne prend pas vraiment. La faute à quelques chansons et ingrédients de pop sirupeuse et d'un psychédélisme timide et naïf.

     Cependant, le rusé Berry Gordy Jr, qui n'a pas ses oreilles dans la poche, a senti le filon. Lui qui rêve d'expansion, d'inonder de sa production toute l'Amérique, et au delà, voit en ce groupe l'espoir pour s'infiltrer même dans les chaumières les plus conservatrices, nostalgiques des "lois Jim Crow". Des blancs, des blonds, jouant de la Soul, avec suffisamment de rock dans leur sang pour séduire autant les Yankees que les jeunes hippies de la côte ouest. Gordy Jr crée pour l'occasion une nouvelle filiale - sorte de "race records" à l'envers, juste retour des choses -, simplement au nom du groupe. Pour être plus précis, c'est au vice-président de la Motown, Barney Ales, que Gordy doit la découverte de ce groupe. Ainsi sur le nouveau label de la Motown, "Rare Earth" (1), sort en 1969 le second disque de Rare Earth, baptisé "Get Ready".


   Jackpot ! Cet album fait un carton aux USA et parvient à traverser l'océan pour s'implanter en Europe (en France, il se place dans les meilleures ventes de l'année, restant presqu'un an dans les classements). Ce succès soudain n'est pas un hasard : il est dû à une reprise que le quintet interprétait déjà sur scène. A savoir "Get Ready", la chanson des Temptations (écrite par Smokey Robinson), succès de 1966, repris rapidement par les Supremes (ça reste dans la même écurie). A la place de la voix claire, presque féminine de Robinson, celle nettement plus rauque et masculine de Pete Rivera, batteur et l'un des chanteurs principaux. Depuis longtemps rodée sur scène, leur interprétation un poil plus musclée, clôture leur set, s'étendant à l'envie sur plusieurs minutes, laissant libre cours à quelques semi-improvisations, prétextes pour que chacun puisse briller quelques instants avec son solo. C'est d'ailleurs simplement une version captée live qui est récupérée pour l'album. Etonnamment, alors que Berry Gordy Jr est connu pour imposer à ses artistes des formats d'une durée propice à passer à la radio, soit bien en deçà des 4 minutes, là, il ne met pas son veto sur la sortie d'un album dont la seconde face n'est occupée que par un seul morceau de plus de vingt minutes. Mais quelques mois auparavant, le formidable et incontournable "Cloud Nine" des Temptations  (qui a quand même occasionné quelques confrontations entre le groupe et Gordy) et le succès qui suivit, avaient changé la donne. Néanmoins, pour ne pas refroidir les radios, la version single est franchement tronquée.

     Si indéniablement Rare Earth doit beaucoup aux Temptations, il n'est pas dit que ces derniers ne se soient pas ouverts au rock psychédélisme après avoir écouté ou vu le talentueux quintet. Oserait-on dire que cet album participa à l'éclosion d'une nouvelle forme de Soul qui va faire les beaux jours de la blaxploitation ? En tout cas, on y retrouve déjà tous les éléments, dont certains étaient déjà présents sur "Dreams / Answers" de 1968, sur lequel trône déjà "Get Ready" dans une version écourtée.


     Ce premier essai pour la Motown ne comporte qu'une composition personnelle, le sympathique  "Magic Key", qui sonne comme du Shocking Blue en plus mordant. Notons la présence d'un fort honorable "Feelin' Allright ?" de Traffic (Dave Mason) fissuré de guitare wah-wah fuzzy et de "Train to Nowhere" de Savoy Brown qui prend ici des airs de locomotive fantôme crevant les brumes de la nuit pour emporter à sa suite les âmes errantes. Dans son ensemble, en dépit d'une pochette datée, ancrée dans les débuts du psychédélisme, et d'une large majorité de reprises, le traitement de la Soul et du Rhythm'n'blues est relativement moderne.

     En 1970, Rare Earth sort un disque mur : "Ecology". La formation a évolué en sextet en recrutant un percussionniste, Eddie Guzman. Pour le reste, il n'y a pas encore de changement et l'on reste donc avec Peter Hoorelbeke Rivera, à la batterie et au chant, Gil Bridges, saxophone, flûte et chant, Rod Richards, guitare et chœurs, John Persh (aka John Parrish), basse, trombone et chant, et Kenny James aux claviers. Avec un tel aréopage, la musique développe une certaine richesse. La maîtrise de leur musique désormais plus copieusement saupoudrée d'épices Rock, au détriment des effluves psychédéliques, en ferait presque un canon de Heavy-Soul. Rare Earth développe et exploite une recette qui va faire date et qui, aujourd'hui encore, résonne dans le cœur des étatsuniens. Même Metallica a repris un de leurs morceaux (ben ouais), Glen Hughes évidemment ne pouvait pas passer outre, et récemment, un certain Caleb Johnson a fait parler de lui (pas suffisamment) avec une excellent version de "I Just Want to Celebrate" (2), avec le concours de Jason Bonham (qui s'éclate comme un jeune fou) et de Tyler Bryant.

     Cet "Ecology" débute sur un air de flûte mutin, sautillant sur un rythme latin souple et lent ; flûte supplantée dès qu'une guitare wah-wah surgit en même temps que le chant. L'orchestration s'impose alors, à la fois robuste et rythmée. Puis, la flûte revient - I'll be back - et vaque à son aise, hypnotique, incitant à la suivre, tel le joueur de flûte de Hamelin. "Born to Wander" marque une évolution du groupe avec l'intégration des percussions de Guzman qui étoffe l'orchestration - à croire que le premier album de Santana (1969) a eu une influence déterminante sur le groupe.


 "Long Time Leavin' " doit beaucoup au "Long Time Come" de Crosby, Stills & Nash sorti l'année précédente ; cependant, Rare Earth développe ce morceau pour l'amener vers des cieux plus enjoués, triomphants et colorés, couronné  par un final jazzy entraîné par le saxophone de Bridges. Ils auraient gagné à se laisser porter, s'étirer un chouia en suivant le saxo (la chanson finit d'ailleurs en fade out, comme si le groupe, lui, continuait sur sa lancée). Exploitant le filon "Temptations", le groupe reprend une autre de leurs compositions, "(I Know) I'm Losing You", en se contentant cette fois-ci de seulement 10 minutes et des poussières. Dans les grandes lignes, c'est un peu la même recette qui est exploitée. Une recette constituée de guitare wah-wah funky, de la voix forte et rock de Rivera, de sa batterie groovy et puissante (forte d'une double grosse caisse - configuration rare à l'époque) menant la danse, le tout soutenu par une basse bien ronde et rythmée (l'école James Jamerson, Le bassiste de la Motown), et quelques pseudo improvisations appuyées par la nouvelle recrue aux percussions. En dépit de sa durée, la chanson fait office de single et devient un nouveau succès.

     La seconde face se pare un peu plus de sensations rock, parfois proche du heavy-rock. Ainsi la seule composition originale de l'album (pour être plus précis, celle de John Persh), est pourvue d'un riff épais et binaire, enroué par une fuzz souffreteuse, installant confortablement "Nice Place to Visit" dans un heavy-rock de bon aloi. Mais auparavant, "Satisfaction Guaranteed" confirme la vision de cette Soul heavy, apte à fraterniser avec les deux communautés de Detroit, celle d'un Garage rock / Hard-rock et celle de la Motown. Bien qu'il n'y eut alors pas vraiment de clan renfermé sur lui-même, le public de Détroit étant plus ouvert et diversifié que ce que l'on croit aujourd'hui, les musiciens de l'époque. Il y a d'ailleurs divers témoignages de musiciens de l'époque relatant que tous se rendaient indifféremment aux concerts des uns et des autres, de la ville et de ses vastes banlieues. 

   "N° 1 Man", même si sa guitare est saturée de fuzz, renoue avec un fringant élan pop-rock de la décennie précédente. La galette se clôt sur un "Eleanor Rigby" solennel qui avait été initialement enregistré pour les besoins d'un film. Avec cette galette, Rare Earth réussirait presque à créer une entité élaborée à partir de l'ADN des Santana, Chicago Transit Authority, Temptations, Grand Funk Railroad, Meters et Mitch Ryder.  


   Accaparé par de longues tournées, et quelques changements de personnes, Rare Earth attend 1971 pour rentrer à nouveau en studio et sortir son cinquième album : "One World". Les membres du groupe sont désormais plus impliqués dans la composition ; cependant, dans l'ensemble, ce nouvel opus paraît manquer de profondeur et être moins aventureux. Mais c'est néanmoins un très bon album, que de nombreuses personnes préfèrent au précédent, notamment grâce à la présence de leur fameux "I Just Want to Celebrate" (qui va rejaillir sur le grand écran avec les "Pingouins de Madagascar"). Après un savoureux album live, "Rare Earth in Concert", véritable "best of", le groupe perd de son éclat, perclus par des changements de personnel. Plus marqué par un Rock, exaltant parfois de parfums stoniens, mais dans l'ensemble plus consensuel, et bien que toujours nanti d'une réelle qualité, "Willie Remember" souffre de la comparaison avec les précédents. Le label fait la gueule et n'assure aucune promotion.

     En 1973, la formation se ressaisit de manière éclatante avec "Ma", l'un de leurs meilleurs albums. Hélas, malgré toujours quelques éclats, les albums suivants vont progressivement s'enliser dans un funk policé et une Soul mâtinée de pop. Les concerts, eux, continuent d'attirer du monde, mais les changements incessants de musiciens (à partir de 1972-73, lorsque la formation déménage avec les meubles de la Motown à Los Angeles) ont raison de la cohésion du groupe. Ainsi, la suite de l'aventure est chaotique, et les derniers albums sortent dans l'indifférence totale, sans aucune promotion. Cela n'empêche pas Rare Earth de rentrer en 2005 au "Rock and Legends Michigan Roll".


(1) La division Rare Earth Records accueillera en son sein Love Sculpture, The Pretty Things, R. Dean Taylor, Toe Fat, Power of Zeus, Stoney & Meatloaf, XIT, The Commodores, Road (avec Noel Redding), The Messengers.

(2) Dernier grand hit du groupe, composition de Dino Fekaris, compositeur et producteur attitré de Tamla Motown, à qui l'on doit également le célèbre "I Will Survive".  


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2 commentaires:

  1. J'aime beaucoup Rare Earth. Evidemment j'ai "Get Ready" et "Ma" avec son sulfureux morceau "Come With Me"

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    Réponses
    1. Très bon disque ce "Ma". Parfois considéré comme leur meilleur.
      Oui, torride ce "Come with Me" 😁.
      Vraisemblablement, Noiseworks s'en était inspiré pour l'une de leur chanson ("Don't Lead Me On")

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