Des trois mousquetaires de la Nouvelle Vague, Claude Chabrol est sans doute celui qu'on évoque le moins, alors qu’il a montré sa bouille rieuse partout, jamais avare d'entretiens. Truffaut, d'une nature plus discrète, a finalement peu tourné, et pour cause, décédé à 52 ans. L’ermite JL Godard a très vite renoncé dès la fin des années 60 au format cinéma-fiction. Chabrol est celui qui a tourné le plus, 80 films de cinéma ou de télé en 50 ans de carrière « tourner quoi qu'il arrive, je me salissais un peu les mains avec des projets plus douteux, mais au moins je faisais du cinéma » et celui qui a tourné le premier. Le vrai premier film de la Nouvelle Vague n’est ni LES 400 COUPS ou A BOUT DE SOUFFLE, mais LE BEAU SERGE (1957).
Car pour tourner un film, il faut du fric. Et Claude Chabrol en avait, contrairement aux autres. Quoique, Truffaut avait épousé la fille d’Ignace Morgenstern, distributeur de film, ça aide. Celui qui a stigmatisé les mœurs bourgeoises dans ses films, était lui-même un fils de bourgeois. Père pharmacien, officine et appart chics à Denfert Rochereau (Paris XIVè), maison de famille à Sardent dans la Creuse (ou il tournera LE BEAU SERGE). Il étudie à la Sorbonne, enfin… il y fait surtout la bamboche avec son grand pote de l’époque Jean Marie Le Pen, au point de finir placé en cure de désintox par ses parents.
[avec JL Godard, aux Cahiers du cinéma] Chabrol épouse Agnès Goute, dont le papa a hérité d’une petite fortune. Les époux Chabrol s’empressent de créer une société de production, le pactole servira à financer les quatre ou cinq premiers films du cinéaste. C’est une autre nouveauté de cette Nouvelle Vague, sans doute inspirée du modèle JP Melville : le réalisateur devient son producteur. Films du Losange pour Rohmer, Anouchka Films pour Godard, Les Films du Carrosse pour Truffaut, Les Films 13 pour Lelouch, et AJYM pour Chabrol (associé à Jacques Rivette, il produira les premiers De Broca ou Rohmer).
Je ne vais pas vous écrire
un exhaustif Chabrol-sa-vie-son-œuvre, le bouquin d’Antoine de Baecque* est un
pavé de 700 pages qui fourmille d’analyses et d’anecdotes. Essayons de cerner
le sympathique bonhomme et le cinéaste prolifique. Car la première chose qui
revient sans cesse dès qu’on parle de Chabrol, c’est que c’était un type sympa,
drôle, truculent, sans aucun égo, qui se foutait royalement de ce qu’on pouvait
penser de ses films, conscient de ses réussites comme de ses nombreux échecs.
Bon vivant, aussi. Si on raconte qu’il choisissait ses lieux de tournage en fonction
des bons restaurants à proximité, il
confiait aussi la cantine de tournage à des chefs compétents ! On trouvera souvent des scènes de repas dans ses films, pratique pour réunir et confronter ses personnages (QUE LA BÊTE MEURE et l'ignoble Jean Yanne) et observer les mœurs.
[B. Laffont, G. Blain, JC Brialy, ?, Chabrol - LE BEAU SERGE] Claude Chabrol travaillait avec les mêmes équipes. J’ai compté 40 films avec le directeur photo Jean Rabier, 25 avec le compositeur Pierre Jansen. Et sa troupe d'acteurs : Brialy, Bernadette Lafont, Mario David, Michel Bouquet, Jean Yanne, JF Balmer, et bien sûr sa deuxième épouse Stéphane Audran. Par sens de l'amitié, oui, mais aussi pour gagner du temps. Chacun sachant comment l'autre travaille, il dirigeait peu ses acteurs, suggérait une piste ou deux en début de tournage et roule ma poule. Il suffit à Chabrol d’un déjeuner avec un acteur pour l’embaucher avant le dessert « il aime le pâté en croûte, ce type est épatant, il a le rôle ! »
Tous les acteurs et
techniciens témoignent de l’ambiance joviale et détendue de ses tournages. Jamais
une engueulade, de mots plus haut que les autres. On prépare les plans le matin où Chabrol découvre le décor. Il n’assistait pas aux repérages, faisait confiance à ses assistants, préférant découvrir les lieux, et sauf contrainte de dernière minute, ne tournait jamais en studio. Le décor devait refléter la vie et le statut des occupants, être réaliste, en dire plus que les personnages eux mêmes. Sur VIOLETTE NOZIERE,
ayant vu des photos du réel appartement, il demande à ce qu'on lui
trouve l'équivalent, même si on ne pouvait pas y placer acteurs,
techniciens et caméra dans même pièce ! Là encore, une contrainte qui l'amusait.
Le matin, Chabrol détermine
les cadres, les focales, les axes et mouvements de caméra, puis laisse son directeur
photo régler les lumières. A 11h00 déjeuner, à midi on tourne. Chabrol affinera sa méthode de films en films, délestera ses mises en scène du superflu. Les rails de travelling de quarante mètres n'en feront plus que deux ou trois, ces légers déplacements de caméra pour recadrer un personnage ou une action seront sa marque de fabrique.
Seule anicroche, sur MERCI POUR LE CHOCOLAT (2000), tourné à Lausanne dans la maison de David Bowie. Le nouveau directeur photo Renato Berta suggère des emplacements de caméra, initiative qui retarde Chabrol, agacé de perdre du temps à devoir expliquer pourquoi l'autre a tort, et lui raison.
[Carmet, Audran, Huppert sur VIOLETTE NOZIERE] Autre et rare désillusion sur LES INNOCENTS AUX MAINS SALES (1975) entre la star américaine Rod Steiger « terriblement mauvais, ridicule » qui jouait les divas, refusant de sortir du champ ou y entrant inopinément pour être un maximum à l’écran (!) et l’italien Paolo Giusti « hallucinant de médiocrité » et Romy Schneider en besoin perpétuel d’être guidée, dirigée « qui à force de rechercher le génie finissait par en faire des tonnes et n’avait aucun sens de l’humour ». L’actrice ne concevait le travail que dans le sérieux le plus absolu, « nous n’étions pas fait pour nous entendre ».
Claude Chabrol a beaucoup tourné. Il aimait ça, quitte à rater deux films sur trois. Il y a eu au départ les succès public, LE BEAU SERGE (57), LES COUSINS (58), A DOUBLE TOUR (59, avec Belmondo) qui faute de distributeurs sortent presque coup sur coup. Puis dans la foulée LES BONNES FEMMES. Et là scandale : censure, bide, pour la presse s’en est fini de Chabrol. Passé l’effet de surprise, le réalisateur est cloué au pilori. C’est pire pour LES GODELUREAUX (60) et pas mieux pour LANDRU. Chabrol se sépare de sa première femme, il n’y a plus de sou dans les caisses, il lui faut accepter des projets purement lucratifs.
[avec Serraut et Aznavour] D’où des trucs hasardeux comme LE TIGRE AIME LA CHAIR FRAICHE, LE TIGRE SE PARFUME A LA DYNAMITE avec Roger Hanin (marié à la productrice Christine Gouze-Rénal), l’inénarrable MARIE CHANTAL CONTRE LE DOCTEUR KHA (1965) avec Marie Laforêt, ou la coproduction européenne LA ROUTE DE CORINTHE (1967) avec Maurice Ronet, Michel Bouquet, Jean Seberg... Chabrol confessait qu’on apprenait beaucoup de ces tournages, apprendre à filmer des poursuites en bagnoles, des bagarres, des fusillades, ce qui fait de lui le cinéaste de la Nouvelle Vague le plus multi-cartes.
Les nouveaux cinéastes de cette génération, conscients de ne pas penser/fabriquer des films comme leurs aînés, refusaient cette appellation de Nouvelle Vague (le terme est de Françoise Giroud et à l’origine ne désignait pas les gens de cinéma), Chabrol disait : « Il n’y a pas de nouvelle vague, il n’y a que la mer ». On se souvient du mot d’Audiard « La nouvelle vague est plus vague que nouvelle » ce qui n’est pas faux, mais pas vrai non plus. La nouveauté était de voir des gens réaliser un premier film sans aucun bagage technique, sans avoir occupé pendant dix ans un poste de troisième, second puis premier assistant. Mais apprenant le métier grâce aux projections de la Cinémathèque d’Henri Langlois.
[Huppert dans BOVARY ] Toujours par souci de travailler le plus possible, Chabrol est contraint de boucler ses budgets avec des apports étrangers. Et quand un co-producteur étranger apporte un financement, il amène avec lui une vedette du cru (bizarrement, généralement une jolie actrice…). D’où un tournage multi-langues. On tourne une scène en français, puis en italien, puis en anglais, ventes internationales obligent. Si le co-producteur en question retire ses billes au dernier moment, ben c’est la merde ! Sauf que Chabrol - qui a cette réputation, raison pour laquelle on le sollicite - trouvera toujours les solutions pour boucler un tournage avec deux fois moins d’argent, un challenge qui l’amuse. Il a dirigé Sylvia Kristel, Bruce Dern, Donald Sutherland, Mia Farrow, Anthony Perkins, Jodie Foster…
Son rêve, c’est d’être salarié. Comme Jean Luc Godard avait imaginé au début des années 80 un statut de cinéaste-fonctionnaire (l’Etat me donne une enveloppe, un cahier des charges, et je tourne). Chabrol va négocier avec André Génovès (Les Films de la Boétie) des contrats lui permettant de percevoir une enveloppe annuelle, un salaire fixe. Chabrol a cette réputation de tourner vite, sans dépasser les délais, ni le budget. Sa rencontre avec Génovès va aboutir à une série de sans faute à partir de 1967 : LES BICHES, LA FEMME INFIDÈLE, QUE LA BÊTE MEURE, LE BOUCHER**, JUSTE AVANT LA NUIT, LES NOCES ROUGES, NADA. Bon, y’aura aussi LA DÉCADE PRODIGIEUSE (avec son idole Orson Welles, gueuletons orgiaques et cigares cubains) et DOCTEUR POPAUL avec Belmondo, qu’on passera pudiquement sous silence…
[Michel Bouquet sur POULET AU VINAIGRE] L’autre rencontre décisive entre 1984 et 2002, sera Marin Karmitz (producteur et distributeur, les cinémas MK2) avec POULET AU VINAIGRE, LAVARDIN, MASQUES, UNE AFFAIRE DE FEMMES, MADAME BOVARY, LA CEREMONIE, MERCI POUR LE CHOCOLAT… On ne peut évidemment pas évoquer Claude Chabrol sans son alter ego Isabelle Huppert, rencontrée sur VIOLETTE NOZIERE (1977) ils tourneront sept fois ensemble. Chabrol est le cinéaste des femmes, des portraits de femmes, avec ses actrices fétiches Bernadette Lafont, Stéphane Audran (18 ou 20 films ensemble ? davantage après leur séparation) Huppert, mais aussi la longue collaboration avec Odile Barski, débutée sur VIOLETTE, écrivain et co-scénariste de certains de ses films. Sur LANDRU (1962) il s’adjoint Françoise Sagan, ou fait appel à la psychanalyste Caroline Eliacheff (à partir de LA CEREMONIE) pour selon les sujets « éviter d’écrire trop de conneries ! ».
Claude Chabrol écrit seul, ou à quatre mains. A ses débuts il collabore avec son ami Paul Gégauff, personnage haut en couleur, bambocheur, cynique, pour des satires du microcosme parisiano-bourgeois (LES COUSINS, LES BONNES FEMMES, LES BICHES). Scénario original ou adaptation, il y a un point commun : Chabrol écrira tous ses scénarios et dialogues à la main, au feutre de couleur sur des cahiers Clairefontaine, sans aucune rature, en un jet : respect.
[dernier tournage cinéma, 2010, avec Depardieu dans BELLAMY] Nouveau producteur pour la dernière ligne droite, Patrick Godeau, quatre films, période pendant laquelle Chabrol tourne beaucoup pour la télé, la série « Chez Maupassant ». Chabrol n’a reçu aucun César, aucun prix dans un festival international. Passée la période Genovès, et à quelques exceptions près (avec Huppert) la critique reçoit ses films dans une indifférence polie, respectueuse du bon technicien, mais bon… Chabrol fait du Chabrol... Il a pourtant œuvré dans des genres différents, la farce, le drame, l’adaptation littéraire, le polar, le fantastique, le documentaire (L’OEIL DE VICHY, 1993) la reprise du script avorté de Clouzot L'ENFER destiné à Romy Schneider et JL Trintignant, remplacés par Emmanuelle Béart et François Cluzet, ou DR M. commande pour le centenaire de Fritz Lang, objet hybride et raté « mais tellement amusant à faire, bourré de 200 références à la filmographie de Lang ».
Et puis y’a la famille, la tribu Chabrol. La divine Stéphane Audran, première épouse et actrice récurrente. Puis Aurore Maistre, troisième femme et sa scripte depuis LES BICHES en 1967. Elle était mariée à l’acteur François Maistre (le commissaire bourru des BRIGADES DU TIGRE) que Chabrol fera tourner souvent, ce qui l’amusera beaucoup, comme d’avoir les amants de Stéphane Audran devant sa caméra ! Toujours au générique, sa fille Cécile, assistante au casting, à la production, ses fils Thomas, acteur, et Matthieu le musicien qui signera toutes les partitions musicales à partir de LE FANTÔME DU CHAPELIER (1982).
Cinéaste prolifique, à la carrière forcément inégale, réalisateur populaire, il a su créer sur six décennies sa petite Comédie Humaine, brossant des portraits générationnels pimentés de distance narquoise, d’humour, de noirceur. La sauce fait souvent tout l’intérêt du plat.
* l'historien Antoine de Baecque est aussi l'auteur de biographies sur Godard (on en avait causé ici), Truffaut et Rohmer.
** au festival de San Sébastien, Stéphane Audran recevra le prix d’interprétation masculine (Stephen Audran…) et Jean Yanne le prix d'interprétation féminine (Jean comme Jean Seberg). Typiquement l'anecdote qui fera hurler de rire le réalisateur !
Sur la demande de Sonia qui s'est inscrite aux éliminatoires de Questions pour un Champion " - si je tombe sur un questionnaire Chabrol en finale, j'en ai vu aucun, lesquels conseiller ? - Faudrait déjà trouver la bonne sortie de métro pour arriver aux studios..." allez zou, mon top 10 qui comprend 11 réalisations :
LES BONNES FEMMES
LA FEMME INFIDÈLE
QUE LA BÊTE MEURE
LE BOUCHER
JUSTE AVANT LA NUIT
VIOLETTE NOZIERE
LES FANTÔMES DU CHAPELIER
POULET AU VINAIGRE
UNE AFFAIRE DE FEMMES
LA CEREMONIE
MERCI POUR LE CHOCOLAT
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