vendredi 25 mars 2022

MOI, CHRISTIANE F. 13 ANS, DROGUEE, PROSTITUEE de Uli Edel (1981) par Luc B. 38 ans, fumeur, chroniqueur.

A ce niveau de notoriété, ce n’est plus un film, mais un fait de société. Le bouquin autant que son adaptation réalisée dans la foulée, furent une déflagration à l’époque. Si le but avait été de mettre en garde notre belle jeunesse sur les méfaits de la drogue, la flèche a raté sa cible, le film ayant eu parfois l’effet inverse. La vision de cet amour romantique, jusqu’auboutiste, de ces deux junkies, a crée des vocations. Des bus entiers ont déversé à Berlin des touristes en mal de sensations fortes qui venaient visiter les lieux, le métro Zoo, le boulevard, la discothèque Sound, devenus des lieux de pèlerinage*.

A l’origine, une enquête des journalistes Kai Hermann et Horst Rieck du journal Stern, sur la prostitution féminine. Ils se rendent à la station de métro "Zoo", haut lieu du tapin berlinois, y découvrent des prostituées non seulement très jeunes mais presque toutes accros à l’héro. Au tribunal, ils entendent la déposition de la jeune Christiane Felscherinow, 14 ans. Qui accepte de répondre avec une franchise toute juvénile à leurs questions. Les journalistes, abasourdis, découvrent son parcours. Les entretiens dureront deux mois. 

L’article du Stern sera décliné en livre, objet hybride entre récit autobiographique (ils écrivent à la première personne) et document sociétal. Les chapitres sont entrecoupés d’entretiens avec la mère de Christiane, des éducateurs sociaux, et illustré par des photos des véritables protagonistes, dont la jeune Babsi, la plus jeune fille morte par overdose à l’époque (très belle scène du film où Christiane découvre la nouvelle à la une des journaux).

Disons-le tout net, le film d'Uli Edel, sans être édulcoré, ne reflète qu’en partie la vie de Christiane. Le livre couvre davantage d’aspects, sa vie de famille, son père violent, sa jeune sœur, sa mère et son nouveau mec, Klaus, la vie dans la cité Gropius, sa cure de désintox chez les scientologues. Autant d’éléments absents du film, qui faisaient le terreau de cette histoire. Sur plus de deux heures de film, il y avait les moyens de resserrer les boulons, car c’est tout de même redondant, et y mettre plus d’éléments.

A l'écran, on découvre la jeune Christiane qui rentre chez elle après l’école : une barre d’immeubles dont les ascenseurs sentent la pisse. Car le jeu consistait à appuyer sur tous les boutons pour que l’ascenseur s’arrête à tous les étages, retardant les gamins qui remontaient au douzième étage pour une envie pressante, les contraignant à pisser dans la cabine ! On s’amuse comme on peut. Le livre est plus riche d’anecdotes, comme l’absence de terrain de jeu, la forêt d’affiches et de pancartes avec inscrit « interdit », un monde glauque, froid, autoritaire, des mômes à l'abandon. La seule façon de rêver étant de prendre quelques pilules bleues ou fumer de l’herbe.

Ou alors passer ses soirées au Sound, la boite de nuit locale. C’est là où se rend Christiane au début du film, visage poupin, rouge à lèvres écarlate, longs cheveux, des gambettes fines comme des allumettes, son chouette blouson argenté. C’est au Sound qu’elle avale sa première pilule, et découvre affalé sur la cuvette d’un chiotte un junkie dans les vapes, la seringue encore piquée dans le bras. Le Sound est le centre de son monde, avec ses copains Detlev, Axel, Kessi, Babsi, futurs compagnons de défonce et de tapinage.

Nous sommes à Berlin à la fin des années 70. Rien que les couleurs le prouvent. Murs, papiers-peints, vêtements, voitures, tout n’est qu’ocre jaunâtre, kaki, vert… une palette typiquement teutonne, voir les épisodes de L’INSPECTEUR DERRICK !

Christiane est dingue de David Bowie. Klaus, le p’tit ami de sa mère, lui offre un album, qu’elle a déjà. La collection de 33 tours dont elle est si fière sera sacrifiée pour quelques grammes de poudre. Christiane sait que ses potes se défoncent à l’héro, elle franchira le pas après le concert de Bowie, en snifant une ligne à l’arrière d’une voiture, histoire de ne pas rester à la traîne, ressentir ce que vit son petit ami Detlev. La phrase qu’on entend le plus dans le film est « Ca va, je contrôle, je m’arrête quand je veux ». Mouais…

La prestation de David Bowie est la grande attraction du film, qui comporte aussi une douzaine de ses titres en bande son. Le scénariste Herman Weigel avouait ne pas connaître ni apprécier Bowie plus que ça, mais souhaitait l'incorporer à l'histoire, le chanteur ayant vécu à Berlin. Le réalisateur le contacte pour discuter des droits, Bowie demande au préalable à visionner un premier montage du film. Il rappelle quelques jours plus tard : « j'aime beaucoup, et veux être dedans ! ».

Un concert-tournage est organisé pour l’occasion, d'où ce collage mal raccordé entre les plans très léchés de Bowie et ses fans du premier rang, puis les plans d'ensemble très sombres du public. 

Avant la descente aux enfers, la joyeuse bande s’était offert une virée dans la galerie commerciale du métro Zoo. Moment euphorique où Uli Edel lance ses acteurs à l’assaut des couloirs, qu’il suit en travelling à toute berzingue. Il utilise le truc de Jean Luc Godard (BANDE A PART, la course au Louvre), l’opérateur est assis dans un fauteuil roulant poussé à toute allure. Juste deux prises avant de déguerpir, car pas d'autorisation de tournage, la station se situant sur Berlin Est. La scène se termine sur un toit dominant la ville, crépuscule bleuté, un beau moment, qui aurait pu être sublimé avec un peu plus de poésie, ou d’inspiration.

Uli Edel se contente trop souvent de filmer plan-plan. A part l’adaptation de LAST EXIT TO BROOKLYN (1989) autre film sur la dope, il n’a œuvré que pour la télé. Le principal problème de MOI CHRISTIANE F. est cette mise en scène peu inspirée, à quelques exceptions près. Après le premier snif, il y a ce beau plan subjectif depuis la voiture qui entre dans un tunnel, virage infini qui semble illustrer la direction merdique qui attend Christiane.

Autre très beau plan. Christiane et Detlev sont au lit. Leur première nuit d’amour. Les visages d’abord filmés en gros plan, puis la caméra s’éloigne, pudiquement, quitte la chambre en travelling arrière, comme à pas feutrés. Mais la fin du travelling dans la pièce mitoyenne révèle le coloc Axel, avachi au mur, en train de se piquer… Raccourci saisissant.

L’autre inconvénient du film tient dans l’interprétation. Un casting de comédiens amateurs, mal dirigés. Ils sont tous aussi mauvais les uns que les autres, Natja Brunckhorst (Christiane) s’en sortant sans doute un peu mieux parce que son personnage suscite l'empathie. On l'a revue l'année suivante dans QUERELLE de Fassbinder. Le producteur avait prévu un budget conséquent (équivalent de 4 millions d’euros) et un temps de tournage plus long, sachant qu’avec des gamins inexpérimentés on courrait à la catastrophe. Il ne s’est pas trompé, il ne restait que 40 000 euros dans la caisse à la fin du tournage !  

Dans sa seconde partie le film enchaîne les scènes choc. Le bad trip de Christiane dans sa salle de bain, les jeunes amoureux qui décident de se sevrer dans leur piaule, hurlements, gesticulations, jets de vomi. La scène où Christiane fouette un client masochiste. Le réalisateur ne recule devant aucun gros plan d'aiguilles et de pistons. 

Le film montre la déchéance physique des personnages (la petite Babsi, toute mimi au début, qui tombe dedans aussi) il montre aussi l’ascendant psychologique de la dope. Christiane et Detlev fêtent leur sevrage en se faisant un fix « juste un, on sait qu’on peut décrocher ». L’image d’après est saisissante, celle de Christiane errant dans le métro parmi les zombies, cherchant une dose. Donc cherchant le client à branler en bagnole pour 40 marks. Si au départ elle se prostitue pour éviter à Detlev de le faire, craignant qu’il s’amourache d’un client, sacrifice romantique, ce sera très vite pour elle seule. Dans ce monde de junkies la solidarité n’existe pas, chacun pour sa gueule.

Si le film se conclut sur une note d’espoir avec un plan fixe de la campagne enneigée (le livre développait davantage le séjour de Christiane chez sa grand-mère) on sait que pour la vraie Christiane Felscherinow, 60 ans aux miches, les choses ont été plus compliquées. Devenue malgré elle une icône, invitée à la télé, dans des colloques, elle s’est essayée à la musique, a replongé plusieurs fois, vit sous méthadone, a développé une cirrhose alcoolique du foie**.

Je recommanderai davantage la lecture du livre, qui sans être un premier prix de littérature, a comme qualité de retranscrire le parcours d’une ado avec ses mots propres et une sincérité touchante, surtout lorsqu'elle évoque son enfance et ses compagnons de dope. Ce qu’Uli Edel n’a pas su faire, se contentant de suivre les errements de sa jeune toxico. Dommage qu’un tel matériau ne soit pas tombé entre les mains d’un réalisateur plus chevronné, plus inspiré, plus viscéral. A défaut d’un bon film, CHRISTIANE F. reste tout de même un témoignage fort, dont la plus grande qualité est de n'être, paradoxalement, jamais racoleur***.

* Pat avait déjà évoqué le parcours de Christiane F. dans cet article Berlin, Bowie et Christiane F. complément indispensable, d'autant que notre chroniqueur s'était lui aussi, suite au film, rendu sur place.

** Elle a écrit un deuxième bouquin "Moi, Christiane F., la vie malgré tout" (2013)

*** Contrairement à la traduction française qui focalise sur l'aspect trash et sexuel, alors qu'en VO cela s'appelle "Nous sommes les enfants de la station Zoo", très beau et vrai mais nettement moins vendeur.

Une série télé vient d'être tirée du même livre, produite par Amazon, visiblement très édulcorée, les premiers échos sont désastreux.

couleur  -  2h18  - format 1:1.66 

 

5 commentaires:

  1. Le concert de Bowie a été tourné à New York apres le tournage à Berlin, un concert organisé esprès pour le film. Les images de la salle juste avant sont tiré d'un concert d'AC/DC

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Hé, hé, hé... cela signifierait-il que la ferveur et le nombre de spectateurs étaient alors plus important pour un concert des australiens que pour Bowie ? 😁

      Supprimer
  2. Seul film vu dans le cadre d'une sortie scolaire, et le message était passé ; à la sortie, plus personne n'était tentée de toucher à la moindre substance illicite. Le problème, c'est que l'homme a la mémoire courte...

    RépondreSupprimer
  3. Dès le début de cette scène de concert, les lumières de la salle sont encore allumées, on sent un truc qui cloche. Les acteurs sont intégrés à la foule de spectateurs, mais ils n'ont pas le profil de gens venus entendre David Bowie (surtout de l'époque Station to station). Effectivement, une fois qu'on sait que les images proviennent d'un concert d'ACDC, on pige mieux ! C'est dommage, car la participation de Bowie est la grande attraction du film, les deux sont indissociables, mais sur le plan cinéma c'est justement la scène ratée par excellence ! Rien ne raccorde, on y croit pas.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. oui ! un concert bidon avec un public bidon !!

      Supprimer