La foule déchaînée attend son héros avec impatience, crie sa dévotion avec la ferveur d’un bouddhiste enchainant les « OOOOOOM ! » fervents. Dans le public on renseigne les curieux qui ne connaissent pas le nouveau roi de la guitare rock. L’homme qui s’apprêta à jouer ce soir-là vient d’effrayer Dieu ! Le pauvre Eric Clapton se mit à sangloter lorsqu’il entendit l’enfant voodoo pour la première fois. Depuis, Hendrix est devenu le nouveau nom de la guitare électrique, celui dont la virtuosité spectaculaire annonçait l’arrivée des hard rockers. Dans la foule réunie ce soir-là, Miles Davis attendait le nouveau prodige avec autant d’impatience que de curiosité. Depuis l’album « Miles in the sky » le trompettiste faisait ce que la plupart des jazzmen refusaient, il draguait le public rock.
[avec Miles Davis] Sa femme de l’époque lui avait fait découvrir le groove funky de Sly Stone et la puissance psychédélique du premier album d’Hendrix. Fasciné par ce nouvel univers, Miles confirmait son virage rock sur « Fille de Kilimanjaro », mais la prestation qu’il vit ce soir fut le déclencheur d’un virage plus radical. L’auteur de « Purple haze » fut au sommet de son mojo hypnotique. Ses gesticulations n’étaient pas de simples effets de manche, mais bien la transe d’un génie possédé par sa musique.
Rien n’était calculé chez ce virtuose, son jeu déployait une magie qui semblait lui échapper. Certains soirs sa transe mystique se dégonflait comme un soufflé mal cuit, ses tourments le laissaient perdu au milieu d’une musique qu’il ne reconnaissait plus. Heureusement devant Miles Davis, Hendrix déploya son blues acide avec une spontanéité impressionnante.
Après cette épique performance, le nouveau dieu du rock et le roi du jazz se rencontrèrent pour la première fois. Honoré par cette visite, le héros de la soirée déclara qu’il adorait « Kind of blue », qu’il avait forgé une partie de son jeu en reproduisant les chorus du grand Miles à la guitare. Cette affirmation confirme que le rock et le jazz étaient, sont et resteront des musiques faites pour fusionner. Les deux hommes se quittèrent en promettant de se retrouver pour enregistrer un album ensemble. La promesse ne fut malheureusement jamais tenue, mais Miles sortit de cette soirée avec un objectif : former le plus grand groupe de rock de tous les temps. Pour accomplir ce projet, il lui fallait un guitar hero.
Il le trouva alors en la personne de John McLaughlin, jeune virtuose dont le toucher doit beaucoup à son père spirituel Hendrix. Dans le studio, Miles enregistre comme il a toujours enregistré, les bandes tournant pendant que le nouvel orchestre improvise son jazz en fusion. Remplissant son rôle à la perfection, McLaughlin offre à l’auditeur sa dose de riffs acides, Miles hausse le ton pour dompter ses torrents électriques, le rock et le jazz accouchent d’un majestueux groove mutant. Pour accentuer l’intensité hypnotique de cette fusion, Teo Macero dessine de nouveaux décors à partir des parties enregistrées par l’orchestre. « Bitches Brew » fut l’album qui permit à Miles de vampiriser la vitalité du rock. En flirtant avec ce courant haï par la plupart de ses contemporains, il dessine une alternative aux expérimentations absconses du free jazz. Selon l’histoire officielle, « Bitches Brew » permit au jazz et au rock de se nourrir tels deux vases communicants. Ce que l’on sait moins, c’est que le jazz fusion fut expérimenté quelques mois plus tôt par John McLaughlin.
[Buddy Miles] Nous étions alors en 1969, le guitariste s’était entiché d’un gourou le menant sur le chemin pernicieux des délires sous acides, et il venait de signer un contrat d’enregistrement en Amérique. De ce contrat naitront deux albums, dont ce merveilleux « Devotion ». A la batterie, John McLaughlin a récupéré un Buddy Miles au sommet de son art.
Avec Mike Bloomfield, l’imposant percussionniste vient d’enregistrer « A long time comin », un album où le jazz colorait le swing d’un blues groovy à souhait. Sur « Devotion » sa frappe pachydermique accentue l’intensité d’improvisations s’épanouissant telles d’intenses méditations transcendantales. « Devotion » ressemble d’ailleurs à une version rock de « Meditation » qui fit partie des derniers chefs-d’œuvre de John Coltrane.
La guitare suit des chemins aussi tortueux que ceux empruntés naguère par le saxophoniste, les instrumentaux explosifs déclenchent de puissants échos. Entre les distorsions de la guitare et une rythmique menaçante et hypnotique, l’esprit de l’auditeur est plongé dans un bain méditatif.
Les solos déchainés de John McLaughlin forment alors des décors surréalistes, la pression entretenue par ce hard jazz le fait décoller vers des nirvana vertigineux. Si « Bitches Brew » représente la revanche du jazz sur un rock sur le point de le tuer, « Devotion » montre un rock se hissant sur les mêmes sommets artistiques que son rival cuivré.
L’auteur de « Devotion » ne vit malheureusement pas les choses ainsi. Déçu par le travail de son producteur, John McLaughlin fit tout pour faire oublier cet album. Il réussit si bien que « Devotion » ne sera jamais réédité, ce qui en fait un album culte.
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