vendredi 18 mars 2022

A PLEIN TEMPS d'Eric Gravel (2022) par Luc B.

J’aurais pu vous parler de GOLIATH réalisé par Frédéric Tellier, à qui on devait le très bon AFFAIRE SK-1 puis le dispensable SAUVER OU PERIR. J’aurais pu vous parler de ce type de film-dossier toujours succulents à la ERIN BROCKOVICH, DARK WATER, LA FILLE DE BREST, lutte du pot de terre contre le cynique pot de fer, l’humain contre la raison économique. J’aurais pu vous parler de l’excellent Gilles Lellouche en avocat foutraque, qui gagne en épaisseur à chaque film, de la description quasi documentaire des lobbystes qui influent sur les décisions politiques. J’aurais pu vous parler de la mise en scène souvent efficace bien que très classique avec filatures, parano, menaces voilées, taupes, rendez-vous nocturnes dans les parkings…

Sauf que j’aurais dû entrer dans les détails de l’intrigue et spolier les rebondissements pour évoquer une écriture un peu bancale qui hésite entre drame humain, éclosion de la conscience citoyenne, thriller politique, et regretter des facilités scénaristiques, révélations qui tombent toutes cuites sans réelles investigations, et des incohérences surprenantes dans le traitement du fameux dossier. 

couleur  -  2h00  -  scope 1:2.35

 

- Oui, donc en fait, m’sieur Luc, vous n’en parlez pas mais en parlait quand même… 

- Z’avez-vu ça Sonia, hop-la, deux chroniques en une, du grand art de charlatan !

On va donc parler de A PLEIN TEMPS, deuxième film réalisé par Eric Gravel après CRASH TEST AGLAE (attachant, loufoque mais pas totalement abouti), qui pour le coup bénéficie d’un joli travail d’écriture ciselée. Comme ça sur le papier, on n’aurait pas envie d’y aller, si c’est pour voir une femme lambda divorcée se coltiner ses gosses, son boulot alimentaire, ses échecs amoureux, ses trajets banlieue rurale - Paris en pleine grève des transports, un quotidien stressant rempli ras la gueule de frustrations. On pense aux frères Dardennes, voire à Ken Loach, sauf que…

Eric Gravel a choisi de filmer ces épreuves quotidiennes comme un thriller, jouant sur la répétition des gestes (lever, douche, p’tit déj des mômes, courses aux bus, aux trains) et un montage haletant. Après quelques (très gros) plans presque oniriques au générique sur son héroïne endormie, le réveil sonne, la journée de Julie commence, et les galères avec, rehaussées par une musique électro d’Irène Drésel qui traduit parfaitement la tension ambiante. Ca pourrait être notre JULIE EN DOUZE CHAPITRES [clic pour JULIE ] à nous.

Julie vit seule avec ses deux jeunes enfants, qu’elle amène aux aurores à une voisine retraitée pour ne les reprendre qu’à la nuit tombée. La voisine qui rechigne de plus en plus à servir de nounou, les gamins sont turbulents, elle n’a plus l’âge, et puis cette réplique terrible « Ma fille me dit d’arrêter, sinon elle appelle les services sociaux ». Le glaive au-dessus de la tête, une pression de plus qui s’ajoute aux autres. La pension alimentaire qui ne vient pas, l’ex mari sur répondeur, les appels de la banque, l’anniversaire du môme à organiser, la chaudière en rade, et ces satanées grèves qui paralysent tout le trafic. Un soir, Julie ne peut même pas rentrer chez elle, contrainte de prendre une chambre d’hôtel miteuse pour la nuit.  

Et puis y’a le boulot. Julie travaille comme femme de chambre dans un palace parisien. Là il faut du doigté, de l’organisation. Le contraste est bien vu entre la vie professionnelle, faite de rigueur et de précisions maniaques, et la vie privée qui se barre dans tous les sens, sans cesse au bord du gouffre. Au palace, la caméra suit Julie de près, lui court après, la marque à la culotte. Eric Gravel filme le geste précis, la répétition des tâches (encore), la pression de la hiérarchie « si tu ne te sens pas capable de nettoyer la merde des riches, faut changer de travail ».

Justement, Julie postule un autre poste. C’est dingue comme s’organiser pour aller à un entretien se transforme en parcours du combattant. Le portrait de cette femme nous apparaît par petites touches, le scénario sème intelligemment les indices. A un voisin elle dit travailler dans les études marketing. Une recruteuse s’étonne de quatre années vides sur son CV « j’ai élevé mes enfants, je suis prête à retravailler maintenant » ce qui est faux, nous on le sait. Julie cache son parcours cabossé, sa situation merdique, peut être dû à l’alcool, on entend une brève allusion. On n'est pas chez Zola, pas de mère-courage victime de l'odieux capital, ou des hommes, on perçoit que Julie a une part de responsabilité dans ce qui lui arrive (beaucoup de non-dits).

Le film tient par cette mise en scène nerveuse qui traduit le moindre fait quotidien en montagne à escalader (la préparation du second entretien) avec ces petits arrangements, ces mensonges, qui on s’en doute lui reviendront en pleine gueule comme un boomerang. Il tient aussi et surtout par l’actrice principale, Laure Calamy, qui porte le film. Elle est de tous les plans, fragile et solide, on sent que tout peut se rompre d’un coup, ce serait si simple de passer sous un des rares trains qui circule encore. Mais elle s’accroche, mue par un désir de revanche, retrouver son statut, sa place d’avant, sa dignité, son égo. Jamais mièvre ni pleurnicharde, Laure Calamy illumine l’écran de bout en bout, lauréate du prix d’interprétation à la Mostra de Venise, excusez du peu.       

Et puis cette dernière scène, ou plutôt ce dernier plan au jardin d’acclimatation avec ses gosses (ils restent hors champ), la caméra est toute pour Julie, qui reçoit un coup de fil, se contient, profil haut, et puis les larmes… Rarement un plan final aura uni espoir, soulagement et détresse absolue dans la même seconde.   

couleur  -  1h25  -  scope 1:2.35 

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