Les gamins se promenaient dans les rues de Londres, maquillés comme des prostitués russes, perchés sur des bottes aux semelles vertigineuses. Nous étions alors en 1971, les Beatles venaient d’officialiser leur séparation, laissant l’Angleterre se consoler dans les bras de Marc Bolan. Son visage d’Apollon rock séduisit immédiatement toute la jeunesse anglaise, lorsque celle-ci le découvrit sur une émission de la BBC. Et puis il y avait aussi cette musique, swing de dandy revenant à la simplicité des débuts du rock'n'roll. Les tubes tels que « Geepster » ou « Get it on » permirent de prouver que l’Angleterre pouvait jouer un rock aussi pur que celui d’Elvis.
[les Brian, Eno et Ferry] La démonstration ne se résuma heureusement pas à un retour à l’âge de pierre. Le feeling du glam rock rappelait également cette finesse pop cher à la perfide Albion. On eut donc droit à une série d’hymnes lumineux, de rock primaires rehaussés par des refrains irrésistibles. Derrière Marc Bolan, toute une génération de héros androgynes s’engouffrait dans la brèche. Slade, Sweet, Roxy Music, tous se disputaient le trône d’un mouvement déjà décadent. « Ziggy Stardust » parut en 1972, réussissant l’un des plus beau hold-up de l’histoire. « The rise and fall of Ziggy Stardust and the spiders from Mars » il fallait bien un titre aussi long pour nommer le meurtre du mouvement glam.
Cet album, c’est le swing de Chuck Berry et le lyrisme de Jacques Brel, la puissance de Led Zeppelin et la finesse des Beatles. Lors des concerts de promotion de ce chef d’œuvre, Bowie devint un héros suivi par des foules dignes des plus grandes heures de la beatlemania. Toute cette histoire, Brian Eno ne la connaissait que trop bien, mais les formules lucratives du glam commençaient à l’ennuyer. Il pensait que les deux premiers albums de Roxy Music avaient rapporté assez de pognon, que le groupe pouvait désormais passer aux choses sérieuses. Mais Brian Ferry ne l’entendait pas de cette oreille, le crooner du glam se voyant déjà détrôner Bowie. Allez faire comprendre à un tel égocentrique que le succès de « Ziggy Stardust » était un horizon indépassable, que les araignées de Mars emporteraient les grandes heures de leur mouvement dans leurs tombes. De toute façon, Brian Ferry avait convaincu les autres musiciens, Roxy Music allait donc s’embourber dans des océans de guimauve.
Refusant de jouer uniquement pour le fric, Eno quitta Roxy Music pour aller produire deux disques expérimentaux en compagnie de Robert Fripp. Les deux hommes avaient compris que le mouvement qui les fit connaître était condamné, le rock progressif entreprenant le même virage pop que le glam. Après deux premiers albums un peu hermétiques, le duo entama l’enregistrement du premier disque solo de Brian Eno. « Here come the warm jet » est un grand travail de déconstruction de la musique de son temps, un massacre somptueux et jouissif. Son auteur ne s’est jamais considéré comme un musicien, sa démarche fut presque plus conceptuelle que purement musicale.
Encore fortement marqué par le mouvement glam, l’ex-membre de Roxy Music semble le broyer à coups de bidouillages sonores. Il baigne d’abord sa musique dans une production profonde et pleines d’échos, immense cathédrale qui semble annoncer ses prochaines méditations électroniques. Cette musique fut enregistrée bien avant « Heroes » et « Lodger », sa profondeur annonce pourtant ces innovations inspirées par l’avant-garde allemande. Alors que la plupart de ses contemporains semblent se décrépir dans des gimmicks déjà dépassés, Brian Eno revient à l’énergie originelle du glam. « Here come the warm jet » change le visage de cette musique pour en perpétuer la grandeur, garde sa philosophie en se débarrassant de ses codes aliénants.
Cet album déploie la pop la plus grandiloquente, le swing le plus tonitruant, joue avec les codes de sa génération avec l’insolence de celui qui sait que cette époque est déjà finie. Les crescendos et fanfares étincelantes montent en pression majestueusement, semblent d’abord donner à l’auditeur ce qu’il demande. Puis, quand cette énergie semble sur le point de devenir trop limpide, quand les refrains risquent de devenir racoleurs, Eno abat son charisme étincelant à coups de bruitages planants, burlesques ou grandiloquents.
Les passages les plus féroces annoncent le punk dans un décor froid et ultra moderne. Sur « Some of them are old » les guitares grondent comme les trompettes de l’apocalypse, chantent comme des sirènes au milieu de fascinants échos robotiques. On retrouve ici la splendeur majestueuse qui traumatisa le rock anglais lorsque les Beatles dévoilèrent « A day in the life ». La somptueuse progression harmonique des Fab four fait ici place au sifflement lyrique des synthétiseurs, la grandeur de la pop anglaise change de nature mais pas d’intensité.
Avant cette apothéose, nous avons droit au boogie de dandy de « The paw negro blowtorch », à la pop paranoïaque de « Needle in comet’s eyes », à une bluette digne de McCartney, la poésie vieillotte en moins. On pourrait encore écrire des pages sur « Baby’s on fire », dont la rythmique gronde comme un réacteur nourri par les distorsions de Robert Fripp. Ce son torturé et lyrique conquit le monde lors de la sortie du « Heroes » de David Bowie, c’est pourtant ici qu’il atteint le sommet de son intensité. Vient ensuite « Blank Frank », grande crise de nerf nihiliste à faire pâlir Johnny Rotten. Le riff saccadé et primaire de Fripp érige un mur sur lequel Eno lance ses paroles comme autant de glaviots rageurs.
Le punk s’est largement inspiré du glam, nous pouvons même affirmer qu’il n’a fait que le radicaliser, mais cette proximité a rarement paru aussi évidente qu’ici. Partant d’une base familière, Brian Eno fait décoller l’auditeur vers d’autres galaxies. Ses bruitages sont envoyés comme des jets de peinture sur une vieille toile. Progressivement, ce qui ressemblait d’abord à un outrage incompréhensible forme ses propres images, impose ses propres couleurs. Le spectateur oublie alors les formes précédentes, que l’artiste avait épargnées pour éviter de le perdre. C’est quand il en arrive là que l’auditeur comprend à quel point « Here come the warm jet » est un grand album.
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