vendredi 21 janvier 2022

LICORICE PIZZA de Paul Thomas Anderson (2022) par Luc B.

 

Licorice Pizza était une chaine de magasins de disques (les 33 tours étaient appelés pizza), cassettes puis VHS, située près de Los Angeles, où les clients venaient s’affaler dans des canapés mis à leur disposition pour écouter les dernières sorties musicales.

Ce qui est bien avec Paul Thomas Anderson (surnommé PTA) c’est qu’on ne sait jamais à quoi s’attendre, ce cinéaste prodige change de genre et de style comme de chemise. Film chorale avec MAGNOLIA, épopée historique avec THERE WILL BE BLOOD, polar décalé avec INHERENT VICE, comédie loufoque avec PUNCH DRUNK LOVE, drame sado-maso so british avec PHANTOM THREAD… à chaque fois PTA crée des univers différents, mais pourtant reliés par une même thématique...

...Le lien, justement. Le fil rouge, les relations, les connexions, comment les uns influencent les autres, en bien ou en mal. Les intrigues connectées de MAGNOLIA, les amoureux qui s’ignorent dans PUNCH, la relation toxique du créateur et sa muse dans PHANTOM THREAD (qu’on peut traduire par le fil fantôme), l’emprise intellectuelle et spirituelle dans THE MASTER ou BLOOD. Ce thème revient dans LICORICE PIZZA, sur quoi se fonde la relation entre Alana Kane et Gary Valentine ? Dans une scène, le personnage de Bradley Cooper pose la question : « c’est ta copine ? c’est ta sœur ? ». Alana dit à un moment « c’est mon partenaire ». Se sent-il trop à l'étroit dans son monde d'ado, est-elle à sa place dans son monde ratatiné d'adulte ? Bref, de quoi se nourrit ce couple chelou ? 

Paul Thomas Anderson aborde la comédie romantique, mais dont il détourne les codes. Ne cherchez des gravures de modes, de beaux bruns ténébreux, des larmes et des embrassades au coucher du soleil, y'en a pas ! PTA replonge dans les années 70 de sa jeunesse, époque bénie de liberté, et c’est le mot pour qualifier ce film : liberté. A l’image de son héros Gary, dont le crane bouillonne d’idées, PTA propose une intrigue enthousiasmante et foutraque.  

C’est un film solaire, lumineux, à l’image de la première séquence, totalement magique. C’est le jour de la photo de classe dans un lycée. Alana est là pour repeigner les élèves, elle est abordée par Gary, un ado qui sort du lot. D’ailleurs le réalisateur le filme justement sortir du rang, et venir la draguer effrontément. Il a 15 ans, la peau grêlée d’acné, elle affiche dix ans de plus. Les acteurs ne sont pas maquillés, PTA dit que sur un tournage les raccords maquillage ne sont qu’une perte de temps.

Sur la chanson de Nina Simone « July tree » Gary entame sa parade nuptiale, filmée en entrelacs de travellings espiègles et élégants, qui se conclut avec un plan séquence dans le gymnase. Gary n'a peur de rien, et certainement pas du ridicule, il invite Alana à prendre un verre le soir même. Elle le snobe, mais viendra pourtant au rendez-vous, intriguée par cet énergumène, flattée sans doute. La scène est géniale, Alana apparaît dans la pénombre, presque gênée, il la dévore des yeux (filmé trois-quart arrière, donc Gary + caméra + spectateurs sont braqués sur elle !) elle lui dit « ne me regarde pas comme ça, arrête de parler, j’entends ta respiration, arrête de respirer ! ».

Sur une bande-son pétaradante et ad-hoc (Sonny & Cher, Wings, Bowie, The Doors, Blood Sweat & Tears, Suzy Quatro, Bing Crosby, Donovan, James Gang, Steve Miller Band, mais pas les éternels tubes) c’est parti pour deux heures d’aventures et de digressions cocasses. D’abord à New York pour une émission de télé qui va dégénérer. Gary a fait quelques figurations à l’écran et s’en vante exagérément, voir la scène dans l’avion avec l’hôtesse de l’air. Alana a accepté de lui servir de chaperon pour le voyage, il est mineur. Il y aura des prestations de marketing pour un restau japonais (l'accent guttural du patron !), la vente de waterbeds, de flippers, à chaque fois Gary entraîne Alana dans ses nouveaux projets. Il veut faire d’elle une actrice : géniale séance de casting où Alana est briefée pour répondre « oui » à chaque question de l’agent, jouée par Harriet Sansom Harris, qui la complimente avec un « vous êtes un chien qui mord avec un nez tellement… juif ! ».

Gary et Alana se sont trouvés, comme des âmes soeurs, indissociables, complices, chacun semble veiller sur l'autre. Mais y'a de la jalousie quand l'autre la joue solo. Elle épie et mate Gary jusqu'aux chiottes quand elle suspecte un baiser avec une lycéenne, il se renfrogne quand elle sort avec un vieil acteur. Superbe scène lorsqu’il lui téléphone, mais reste muet. Le plan est long, chacun se doute de qui est à l’autre bout du combiné, Anderson filme Gary qui se déplace dans la cadre, le fil du téléphone mural s’allonge… le fil, le lien qui les relie.

LICORICE PIZZA est sans cesse en mouvement, Anderson filme beaucoup de courses à pied, Gary entre les voitures sur le « Life on Mars » de Bowie, les deux courses effrénées qui concluent le film. La mise en scène est d’une incroyable fluidité, sans virtuosité de pacotille. Anderson filme souvent ses personnages depuis un intérieur, à travers des vitrines (magasins, permanence électorale) ainsi lorsqu’ils entrent, c'est dans la continuité du mouvement, sans coupure. Beaucoup de vitres, vitrines, glaces, beaucoup de fins de plan où le personnage sort par une ouverture baignée de lumière.

L’action se déroule en 1973. Anderson recrée l’époque et certaines de ses figures. La Lucy Doolittle du show télé est inspirée de Lucy Ball, la Michel Drucker US, et son célèbre show "I love Lucy". Bradley Cooper joue Jon Peters, producteur et amant de Barbra Streisand (« Streisand, avec un S, comme sand - zand ? - non, sand... » La séquence est délirante, le mec totalement barge. Détail rigolo, Jon Peters produira pour Streisand sa version de A STAR IS BORN (avec Kris Kristofferson) dont Bradley Cooper fera le remake avec Lady Gaga. A mon avis, y'a pas de hasard... Cette séquence nous vaut un des morceaux de bravoure du film, Alana au volant d’un camion en panne d’essence qui dévale les collines en marche arrière !

Sean Penn joue un acteur du nom de Jack Holden qui caste Alana pour être sa future partenaire à l’écran. Hum… par les allusions au film « Le pont de Toko-Ri » on aura reconnu William Holden, et je suppose que le casting est celui de BREEZY, le film de Clint Eastwood, Alana devant jouer la jeune hippie, guitare en bandoulière. Où est le vrai, où est le faux ? Alana intriguée par les paroles du vieil acteur, lui demande « mais ce sont les répliques du film, ou pour de vrai ? ». Une séquence où on retrouve Tom Waits dans un grand numéro de monsieur Loyal. 

Il y a un autre personnage réel dans ce film, le politicien Joel Wachs (joué par Ben Safdie, le réalisateur de « Uncut Gems ») auprès de qui Alana va s’engager en politique. 1973, c’est le choc pétrolier. On voit Nixon à la télé annoncer une pénurie d’essence. Les répercussions sont doubles, comiques d’abord (les scènes avec Jon Peters, gag de la Ferrari, du camion) mais c’est aussi un coup d’arrêt au petit commerce du duo : les matelas à eau sont en plastique, et le plastique c’est du pétrole.  

C’est là qu’on se rend compte qu’Alana est une adulte, elle prend conscience que le monde va changer, des répercussions, les années 60 sont révolues, raison pour laquelle elle s’engage en politique. Gary reste l’ado boutonneux qui joue à l’adulte, cintré dans son costard blanc. Les scènes à la permanence du député renvoient à TAXI DRIVER, avec ce type bizarre sur le trottoir d’en face qui épie le futur député, qu’Alana prend pour un psychopathe, comme le Travis Bickle de Scorsese.

Alana sera déçue par cet engagement politique, quand Joel Wachs lui demande de venir boire un verre en fin de soirée, elle ne se doute pas du réel motif. Le spectateur non plus. Une désillusion qui va mener Alana à courir dans les bras de Gary, car finalement ce monde d’ado insouciant et libre de contraintes, si naïf soit-il, a un arrière-goût de vraie vie, sous le patronage du cinéma pop-corn, puisqu’Anderson filme la scène sous le fronton d’un cinéma qui projette le James Bond LIVE AND LET DIE.

LICORICE PIZZA est certainement un film qu’il faut voir plusieurs fois pour en apprécier toutes les nuances, les détails. Y voir George Paul DiCaprio (le papa de Léonardo) qui joue un vendeur de matelas, ou Allyn Spielberg (fille de Steven) en hôtesse de restau japonais. Et y revoir des séquences mémorables comme l’arrestation de Gary, ce long plan séquence dans un salon professionnel, interrompu brutalement par l'intrusion dans le cadre de deux flics qui embarquent le gamin suspecté de meurtre !

Le champ / contre-champ au commissariat est génial, tout bête, mais génial. Dehors, on entend Alana lui hurler de se barrer, en vain, car une vitre les sépare. Contre-champ : on est du côté de Gary et c’est elle qu’on entend plus, mais qu’on voit gesticuler. Quiproquo comique, les deux personnages sont pourtant réunis à l’image grâce à un subtil jeu de reflet. Superbe ! Ou juste ce plan de deux genoux qui se frôlent sous une table, pudique, et tout est dit.

Il y a un petit quelque chose de Nouvelle Vague dans cet instantané d’une époque, cette fraîcheur à l’écran, cette insouciance, et les deux interprètes y sont pour beaucoup. Fallait oser imposer des débutants dans les premiers rôles. Lui c’est Cooper Hoffman, le fils de Philip Seymour Hoffman, décédé en 2014, ami et acteur fétiche de PTA. Elle c’est Alana Haim, guitariste et chanteuse du groupe rock Haim, avec ses deux sœurs, qui jouent aussi dans le film, comme leurs vrais parents.

Scénariste, réalisateur, producteur, Anderson est aussi directeur photo, opérateur, il tourne en pellicule, restitue cette texture, ce grain particulier des 70’s. La démarche rappelle ONCE UPON A TIME IN HOLLYWOOD de Tarantino, les deux racontent une époque qu’ils n’ont pas vraiment connue, PTA avait 3 ans à l’époque des faits. Évocation plus personnelle ici, que le fétichisme glamour de Tarantino.

LICORICE PIZZA ressemble à un morceau de jazz, on expose le thème, les solistes s'harmonisent puis se mettent à broder avant de se retrouver à la coda. Un film moins rectiligne que ceux qui ont fait la réputation du réalisateur, moins sombre, moins pervers, moins cérébral. C’est son film le plus léger, lumineux, rafraîchissant, où sa soif du contrôle kubrickien s’estompe pour donner libre cours aux turpitudes de ses deux magnifiques personnages.


couleur  -  2h10  -  scope 1:2.35   

2 commentaires:

  1. J'hésitais justement à prendre mon ticket de cinéma et ton excellente critique m'a convaincu...de ne pas le faire ))) Je fatigue des films qui utilisent la musique à foison comme dans la crainte que les images ne soient pas suffisamment fortes par elles-mêmes. Le procédé m'a gavé et j'ai bien peur qu'il ne s'accentue plus systématiquement encore avec les ventes successives des droits d'éditions par les grands noms du rock. Les acquéreurs vont nous les caser partout jusqu'à écœurement.
    Je regarderai ce Licorice Pizza dans mon salon, ce sera bien assez.

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  2. Ton argument n'est pas faux, depuis Kubrick qui ne prenait que de la musique préenregistrée ("Pourquoi payer un compositeur qui ne sera de toutes façons pas meilleur que Beethoven ?"), puis "Easy Rider" (le disque s'est vendu autant que le film !) et Scorsese évidemment, le procédé s'est développé, jusqu'à Tarantino. Sur Licorice Pizza, les chansons s'intègrent au thème, à l'époque, il y a une logique dans la démarche, pourquoi demander à un compositeur de faire à la manière de, alors que les originaux existent ! C'est la première fois que PTA utilise des chansons, mais Jonny Greenwood a écrit aussi des partitions en plus. Et pour ce cas précis, je te rassure, les images sont suffisamment fortes pour exister même sans musique ! Merci d'être passé nous voir !

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