lundi 10 janvier 2022

CHERE LEA de Jérôme Bonnell (2019-21) par Luc B.

Quel bonheur de tomber sur un film comme celui-là ! Une comédie douce-amère de Jérôme Bonnell, un petit bijou d’écriture qui se passe en une journée et pratiquement au coin de la même rue, avec ce principe : on entre dans une scène sans en connaître les tenants et aboutissements. A chaque fois il y aura un petit décalage qui fait mouche.

Jonas se réveille en pleine nuit dans un immeuble de bureaux désert. C'est au vigile qui le libère qu'il donne l'explication : il avait été invité à un cocktail, a trop bu, s’est endormi sur un sofa et se retrouve à cinq heures du mat’ tout seul, enfermé, tout le monde est parti, on l’a oublié. Jonas et sa gueule de bois carabinée montent dans un taxi, mais décide de ne pas repasser chez lui. Il va voir une jeune femme, Léa, chez qui il prend une douche. On comprend qu'il est chez son ex, dont il vient de se séparer douloureusement.

Jonas devrait satisfaire à ses obligations professionnelles, assurer des rendez-vous, mais une mouche le titille… Au coin de la rue, il entre dans un troquet, commande un café, demande à recharger son téléphone pour envoyer un SMS à Léa… et puis non, il demande une feuille et un stylo pour lui écrire… et puis non, il va acheter dans une papeterie de belles feuilles de papier, revient au café, et s’attelle à lui écrire une longue lettre.

Le patron du bar est intrigué par ce type indécis, en proie à des bouffée d’angoisse, stressé, qui tous les quarts d’heure rappelle son bureau pour retarder la réunion, scrute les fenêtres d’en face, épie, et noircit frénétiquement sa liasse de papiers. Le patron va y jeter un œil, en douce. D’abord vexé, Jonas finira par lui demander son avis, que l’autre sera trop heureux de lui donner. Ce qui est formidable, c’est qu’on ne connaîtra jamais le contenu de la mystérieuse missive. D'autant plus incongrue à l'heure des messages tweetés en 140 caractères. Comme on ne saura jamais ce que Loubna a lu dans les lignes de main de Jonas « Je vous le dirai plus tard… »  ce qui le stresse encore plus ! 

Le patron s’appelle Mathieu, ça aussi on ne le saura qu’à la fin, jolie scène, il est joué par l’excellent Grégory Gadebois, tout en bonhomie et embonpoint, philosophe de comptoir d’une gentillesse et patience infinie. Jonas est joué par Grégory Montel, et ces deux-là forment un sacré duo, j’avais l’impression de revoir Gabin et Julien Carette dans un film de Renoir ou Duvivier.

Qui dit café, dit clients. Dans ce film, il y a plein de petites scénettes, drôles, truculentes ou tragiques, des personnages qui vont et viennent, comme ce type en survêt bleu, l’air un peu con, que sa mère traite de feignasse parce qu’à 36 ans il vit encore chez elle. Et Loubna (Nadège Beausson-Diagne), la femme du patron. Excellente scène entre elle et Jonas, qui l’aide à monter un canapé au deuxième étage, dialogues tout en sous-entendus sexuels très appuyés.  

Le film fourmille de petits détails, comme la vendeuse de la papeterie, on la voit 10 secondes, elle a deux répliques, mais imprime l'écran : elle est enceinte jusqu'aux dents, au moins 14 mois, et tire sur une cigarette électronique ! Ce qui est formidable aussi, c’est le travail sur l’espace, la topologie des lieux. Tout se déroule au coin de la rue, il y a l’action du premier plan, dans le café (un cocon où on se sent bien) et celle de l’arrière-plan, dans la rue (où ça dérape !). Léa habitant au deuxième étage, il y a aussi un jeu sur les axes de caméra, plongée, contre-plongée, et ces deux appartements qui donnent sur la même cour, idéal pour espionner la voisine. 

Le spectateur du film est comme un client attablé qui regarderait ce microcosme, on assiste à des évènements, mais sans pouvoir anticiper les réactions des protagonistes. Le comique vient de là, la double-détente. Deux références me viennent à l’esprit, le cinéma de Pierre Salvadori, et (oui j’ose) celui de Ernst Lubitsch. Il y a une mécanique très précise, aiguisée, minutée, alors qu’à l’écran tout semble très léger.

Mais qui est donc cette chère Léa dont Jonas nous rabat les oreilles. Chanteuse lyrique, mère célibataire, elle est interprétée par la craquante Anaïs Demoustier, jupette en jean et pull rouge, sorte de réincarnation de Françoise Dorléac, je l’adore ! Son personnage est au centre de l’intrigue, pourtant, elle n’apparaît pas tant que cela à l’image. Elle brille davantage par son absence (ce qui est rare est chère) filmée de loin dans la rue, à sa fenêtre, elle irrigue le film par prisme de Jonas

J’ai adoré ce film, que j’appelle un très joli petit film, par la finesse de son écriture, son ton, son rythme de vaudeville 2.0, son parti-pris de réalisation (un lieu, un temps, une action) par cette galerie de personnages, délicatement servis par des interprètes absolument fabuleux. Et puis petit détail en ces temps de pandémie (tournage en septembre 2019), ça fait plaisir de voir des gens dans un troquet, accoudés au zinc, à discuter et refaire le monde… 

Si ça passe près de chez vous, courez-y !

couleurs -  1h30 – format 1 :1.85 

 

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