- Je pensais que tu avais déjà parlé des ouvertures-fantaisies de
Tchaïkovski Claude, un album de Gustavo Dudamel ? Ça sort d'où ce
Francesca da Riquiqui ?
- Oui et non Sonia ! le maestro vénézuélien n'avait réuni que les
ouvrages inspirés de Shakespeare : Hamlet, La Tempête et Roméo et
Juliette. Rimini pas Riquiqui Sonia, TssTss !
- Ah ! et là, Francesca da Rimini, c'est d'après le roman d'un pote, ou
un conte comme le lac des cygnes ?
- Et bien un drame historique mis en vers par Dante Alighieri dans la
Divine Comédie. Une tragédie de sexe et de mort pathétique…
- Humm, avec Tchaïkovski, c'est rarement très poilant, toujours des
accidents de personne comme dit la RATP ; qui est Semyon Bychkov…
- Eh oui Sonia, Tchaïkovski était un pur romantique. Semyon Bychkov est
un chef d'origine russe naturalisé yankee vivant à Bayonne…
Smack 💗 |
Ah les histoires d'amants maudits qui font les choux gras des conteurs et par ricochet des littérateurs, poètes, peintres, dramaturges, réalisateurs, sculpteurs, musiciens, journaleux de Paris Match, etc. (J'essaye de n'oublier personne pour éviter les embrouilles avec divers syndicats corporatistes.) Et de citer des couples vedettes : Pelleas et Mélisande, Abélard et Héloïse, Tristan et Iseut, Lancelot et Guenièvre, Roméo et Juliette, Rockin' et Sonia…
Paolo Malatesta
💗
Francesca da Rimini sont moins
célèbres et pourtant n'étaient pas des personnages fictifs, mais des
"vrais gens" comme
écrirait avec son raffinement narratif fleuri notre
romantique secrétaire. Un drame de la jalousie à la fin du XIIIème
siècle en Italie. Si Dante Alighieri n'évoquait pas cette tragédie
dans la Divine Comédie (Chant V), le couple n'aurait jamais fait la
une dans les arts susmentionnés. Je précise que je ne considère aucunement
la Divine Comédie comme un tabloïd !
La mort de Paolo et Francesca |
La trame du drame est classique. Les chroniques historiques décrivent le
jeune seigneur Paolo Malatesta (environ 1246/1248-1285)
comme un dirigeant éclairé, peu enclin à guerroyer sans cesse, plutôt
cultivé et un tantinet épicurien, ce qui laisse à penser une attirance
marquée pour la gent féminine. Paolo a un frère aîné,
Gianciotto Malatesta, un homme à la réputation opposée à celle de son
frère, agressif et sanguinaire, avide de batailles et surnommé "le boiteux"…
Il y avait un troisième frère Malatestino I et une sœur
Maddalena qui ne joueront aucun rôle dans la tragédie ; les
Malatesta : LA famille influente de Rimini.
En 1275, un noble de Rimini propose à Gianciotto d'épouser sa fille Francesca da Polenta (de maïs, oui Sonia c'est nul !) un mariage "arrangé" à l'évidence. Bien des années après ces épousailles, en 1283, Paolo revient d'une mission diplomatique à Florence. Une idylle se noue entre Paolo et Francesca. Gianciotto surprend Paolo et Francesca échangeant un "chaste" baiser, rien de plus, pas de bagatelle encore moins une étreinte furtive… Gianciotto pourfend ensemble son frère et sa femme à l'arme blanche ! Beurk, mais ça se faisait en ces temps-là. Une simple anicroche familiale. Pas de procès, pas de mention du double homicide dans les archives de la famille. Tant les Polenta que les Malatesta passent à autre chose 😯…
Paolo et l'écrivain Dante Alighieri s'étaient rencontrés à Florence. Dans son ouvrage la Divine Comédie, visitant le deuxième cercle de l'enfer, Alighieri rencontrera la pauvre Francesca condamnée à la damnation pour adultère… (chant V Clic). Lors de mes investigations sur les origines historiques et littéraires de cette rixe conjugale mêlant amour interdit, jalousie et vengeance, j'ai été fort surpris de découvrir un nombre impressionnant d'œuvres picturales, musicales ou autres qui y puisent leur inspiration ! 17 opéras ou poèmes symphoniques et musique de scène, (dont un opéra de Rachmaninov), 7 pièces de théâtre, des dizaines de tableaux et sculptures se référant au pécher, à la luxure, à la damnation, sujets du poème de Dante… Deux films tournés en… 1908 et 1950 ! Désolé Luc, c'est maigre. (Clic)
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Tchaïkovski en 1874 |
Les musiciens de l'époque romantique seront majoritairement friands de
littérature épique et dramatique. Les plus assidus dans le travail
d'adaptation étant
Berlioz,
Liszt,
Verdi
ou encore
Wagner
pour ne citer que quelques têtes d'affiche.
Tchaïkovski
les rejoindra en cette seconde partie du XIXème siècle et lui
aussi se passionnera pour l'inépuisable répertoire théâtral Shakespearien.
Comme nous le rappelle Sonia, trois ouvertures fantaisies verront ainsi le
jour :
Roméo et Juliette
(1869-1880),
La tempête
(1873),
Hamlet
(1888). Précisons qu'il faut interpréter la mention "Fantaisie" dans le sens
formel, à savoir des compositions libres, principalement des poèmes
symphoniques à la mode lisztienne.
Tchaïkovski
se fascine pour une dramaturgie en rien fantaisiste : des amours contrariés
jusqu'à la mort des amants, des rivalités de pouvoir tout aussi fatales pour
les protagonistes, la magie côtoyant la sorcellerie.
La Divine Comédie, une visite touristique des cercles de l'Enfer par
le poète Virgile et la muse Béatrice, a aussi passionné
les compositeurs ; exemple dans le blog : la sulfureuse
Dante symphonie
de
Liszt
(Clic).
Tchaïkovski
se passionne pour Francesca et Paolo qui expient leurs fautes
dans le second cercle où séjournent ceux qui ont commis des péchés de chair.
On y rencontre Cléopâtre, Hélène de Troie, Lancelot et
la présence d'autres libertin(e)s est suggérée.
Le compositeur, marié mais homosexuel, s'inquiète-t-il pour une éventuelle
condamnation divine à son encontre ? (Pour employer une rhétorique
judiciaire). Certes les affres décrits par Virgile ne sont que
symboliques… la pièce symphonique se concentrera sur la rencontre entre
Virgile, Minos (cerbère adjoint), Paolo et
Francesca et la description de leurs tourments. De vous à moi, les
souffrances du couple paraissent bien excessives en regard d'un simple écart
de conduite.
Tchaïkovski
compose sa partition à l'automne 1876 lors d'un séjour à Bayreuth où
il a assisté au premier festival d'été proposant la création du
Ring
de
Wagner
dans sa complétude. Il est invité à l'avènement du mythe wagnérien ultime à
côté des fans :
Bruckner,
Grieg,
Liszt,
Saint-Saëns…
L'œuvre est créée en 1877 sous la direction de son ami et maestro
Nikolai Rubinstein. L'influence du style du
Ring
est patente et admise par le compositeur (malgré ses réserves à l'écoute des
opéras fleuves de
Wagner). La
Dante symphonie
de
Liszt, autre influence, est souvent considérée comme moins inventive sur le plan
mélodique et d'un style plus pesant que le très survolté poème de
Tchaïkovski.
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Semyon Bychkov |
L'orchestration est puissante et colorée et reflète l'appétence de Tchaïkovski pour les innovations de Liszt et Wagner dans ce domaine ; à la base : l'orchestre beethovenien (autre référence dans son art) mais enrichi de cuivres et de percussions, on imagine l'Enfer baigné dans un divertimento. Du Death Metal aurait-il fait l'affaire ? Blague à part :
Piccolo, 3 flutes, 2 hautbois + cor anglais, 2 clarinettes, 2 bassons, 4
cors, 2 cornets, 2 trompettes, 3 trombones, tuba, timbales, cymbales, grosse
caisse, tam-tam, harpe, cordes.
L'œuvre dure une petite demi-heure et ne présente aucune longueur… mes
sources donnent l'étrange impression de désaccord entre les commentateurs et
analystes. Référons-nous donc par souci de fiabilité à la
partition. Celle-ci comporte deux parties regroupant cinq sections enchaînées sans
transition et délimitées par des changements de tempos, de tonalités et de
mesures.
- Dis Claude, et les interprètes ?
- Oui oui Sonia, j'y viens…
Divine Comédie, Gustave Doré (1861) : Minos |
Les gravures de
Francesca da Rimini
sont légions (infernales 👹), oeuvre souvent en complément d'une symphonie
ou dans des anthologies. Pour sortir des senties battus, j'ai choisi de
parler de celle de
Semyon Bychkov et emporté par mon élan j'ai
eu la chance de trouver des vidéos des trois suggestions de discographie
retenues. C'est sûr,
Evgeny Svetlanov, un grand maître du romantisme exacerbé, électrisant cette œuvre, waouh ça
jette !!! (Svetlanov, un chef historique écouté il y a une quinzaine dans
Chostakovitch.)
Semyon Bychkov est né en novembre
1952 dans une famille juive de Leningrad. Pourquoi cette précision
sur sa judaïcité, car en cette période qui précède la mort de Staline,
jamais l'antisémitisme n'a été aussi répressif en URSS. (Complot des blouses blanches, à savoir procès des médecins juifs.) Le jeune
Semyon
ne l'oubliera jamais… Il suit jusqu'en 1973 une solide formation
musicale au conservatoire de sa ville natale.
Paolo et Francesca dans l'infernale tempête (Gustave Doré) |
Semyon Bychkov
sera pressenti pour succéder au légendaire
Evgeny Mravinsky
à la direction de l'Orchestre philharmonique de Léningrad. Une telle promotion montre la reconnaissance de ses pairs envers son
talent. Les caciques et courtisans politiciens de Brejnev ne l'entendent pas
de cette oreille. (La famille
Bychkov ayant ouvertement critiqué le
régime sera sans cesse inquiétée.) En 1974, il part pour Vienne avec
100$ en poche puis aux USA où il dirigera l'Orchestre symphonique de Grand Rapids
puis celui de
Buffalo
jusqu'en 1989. En 1983, il prend la nationalité
américaine.
Entre 1989 et 1998, il succède à
Daniel Barenboïm
comme directeur de l'Orchestre de Paris. Le mariage sera houleux entre le chef exigeant et la phalange capricieuse
prompte aux mouvements de grèves. Heu, on ne voit pas cela à
Berlin
ou à Vienne. L'Orchestre de Paris
a usé bien des maestros avant les années 2000, faisant perdre
patience à des pointures comme
Karajan
ou
Solti. Par ailleurs, les temps ont changé à Saint-Pétersbourg et
Bychkov
retrouve la philharmonie comme chef invité en 1990.
Bychkov
n'a peut-être pas marqué l'histoire de la direction d'orchestre mais son
travail est sérieux, jamais hédoniste, notamment dans les fosses d'opéras.
De 1997 à 2010, il dirige l'excellent orchestre de la
WDR de Cologne. Il y réalise ses meilleurs enregistrements. En 2013, il réalise
son "Projet Tchaïkovski" avec l'un des
meilleurs orchestres européens, la
Philharmonie Tchèque. Une compilation des symphonies, les trois concertos pour piano et deux
Ouvertures-Fantaisies
dont
Francesca da Rimini, un coffret de 7 CD passionnant, même si concurrencé par nombre de
gravures isolées. Il dirige officiellement cet ensemble tchèque depuis
2017.
Semyon Bychkov est marié à la pianiste
Marielle Labèque
(sœur de
Katia
; deux célèbres duettistes). Son jeune frère
Yakov Kreizberg, également chef d'orchestre, disparu tragiquement en 2011 était au centre
d'une chronique consacrée cette année-là à un beau récital varié "Poèmes" de la violoniste et pianiste
Julia Fischer (Clic)
Semyon Bychkov, francophile, réside au pays basque.
~~~~~~~~~~~~~~~~~
Paolo e Francesca avec Odile Versois Film de Raffaello Matarazzo (1950) |
Ce bref motif structure l'avancée funèbre vers le second cercle de l'enfer,
marche sinistre dans laquelle dominent des tuttis de bois et de cuivres, le
second cercle où, d'après le poète, errent les âmes des luxurieux et où aura
lieu la rencontre de Virgile et Béatrice avec
Minos jugeant Paolo et Francesca.
[1:36] Più mosso. Moderato (do majeur) : le récit musical évolue. Le tempo s'accélère, le second cercle de l'enfer est un lieu tempêtueux. Peut-on imaginer que Virgile et Béatrice explorent les lieux sataniques de Minos cheveux au vent à la recherche de couples damnés car illégitimes ? Ces métaphores n'engagent que moi, Tchaïkovski n'ayant pas précisé un programme descriptif très déterminé comme dans ses ballets. On reconnaîtra facilement le leitmotiv de quatre notes omniprésent dans l'introduction. Un crescendo diabolique s'élance mêlant des mesures à 4/4 et 12/3, soit une polyrythmie rare en 1877. Une telle écriture disloque la mélodie, effet accentuant l'effroi des lieux et son chaos venteux dans lequel s'entrechoquent les âmes punies. Le tourbillon des cordes affronte les plaintes des bois et des cuivres dans un climat de tension horrifique. Cette section dramatique se termine par la reprise quasiment in extenso des premières mesures de l'exposition avec son incontournable leitmotiv douloureux…
[4:04] Allegro vivo (mi mineur) : Rugissements de cuivres, fracas de la grosse caisse et de cymbales, bacchanale frénétique des cordes… Virgile et Béatrice ont atteint cette antre diabolique où les couples essayent en vain d'échapper à la furie du cyclone, de ne pas se fracasser contre les roches, ayant perdu tout espoir de sombrer dans le néant salvateur… [6:08] Le sarcastique Minos les poursuit-il dans leur marche éternelle au supplice qui nous renvoie à Berlioz ? [8:09] Nos visiteurs rencontrent enfin Paolo et Francesca. Les bois entonnent alors le thème principal qui inspire le chagrin de leurs destins… La violence symphonique de ce passage est caractéristique du style énergique du compositeur russe, de l'emploi généreux des cuivres fff.
Rosseti (1862) |
4 - [8:58] Andante cantabile non troppo
(la mineur) : Le déchaînement infernal
fait place à une quiétude inattendue. Le poème de Dante décrit une
scène dans laquelle Virgile obtient de s'entretenir avec
Francesca, de tenter de comprendre pourquoi une telle punition… Scène
surréaliste où le poète cherche à évaluer voire contester un jugement Divin
en ce début du XIVème siècle. (Dante en délicatesse avec le Pape pour des motifs politiques et
théologiques sera censuré par l'inquisition). Le solo de clarinette symbolise-t-il l'approche apeurée des deux jeunes
amants ? Mon interrogation à l'écoute de cette cantilène sublime… Le solo
est noté
diminuendo e ritenuto ad libitum
(en diminuant avec retenu autant que possible) [9:21] Ce solo se maintient pendant plusieurs mesures accompagné de
pizzicati, puis se poursuit par le mélancolique récit de
Francesca narré par une dominante des bois : un mariage non désiré
avec un homme cruel qui la méprise, son affection sincère pour Paolo,
mais aussi leur désir charnel, une passion incontrôlable comme celle de
Guenièvre et Lancelot cités par Dante car aussi
présents dans ce lieu maléfique. [12:12]. Comme pour me contredire à propos
de l'absence de tendresse dans l'inspiration de
Tchaïkovski, le compositeur développe un élégiaque passage mêlant complainte épique
des cordes aigües, arpèges de harpe, chants guillerets des flutes ; un
passage touchant et teinté de sensualité, une page exceptionnelle de
lyrisme.
Semyon Bychkov préfère la sentimentalité à la
rudesse exaltée de certaines interprétations…
5 - [20:53] Allegro vivo - Poco più mosso (mi mineur) Très courte, la dernière partie nous rappelle l'abjection du meurtre commis par Gianciotto Malatesta puis, sous forme récapitulative, les thèmes musicaux architecturant la partition : le décor du cercle de l'enfer, la tempête emportant de nouveau les âmes, la damnation éternelle… Tout l'orchestre est sollicité dans ce qui à mon humble avis est le poème symphonique le plus réussi du maître malgré quelques reprises parfois superflues (il faut oser écrire ça 😊).
~~~~~~~~~~~~~~~~~
La discographie est copieuse, si l'interprétation de
Semyon Bychkov présente comme atout
l'absence d'effets trop dramatiques et des couleurs orchestrales
veloutées, on peut préférer à cette élégante sobriété ou apprécier en
parallèle des visions plus musclées.
À l'aube de la stéréophonie, l'hédoniste
Léopold Stokovski
s'empare avec un
orchestre de New York
de la partition avec fougue. Les tempos sont vifs. Virgile et Béatrice ne
font pas une promenade de santé. On frôle l'hystérie hollywoodienne. La
prise de son EVEREST est un témoignage du talent des ingénieurs du
son de cette époque. Interprétation passionnée et passionnante. (1958
- Everest Records – 4/6)
Direction d'une précision Rolex, articulations et contrastes d'exception,
élans des cordes à faire chialer Sonia. Ma gravure favorite : celle de
Evegny Svetlanov
dirigeant son
orchestre de la Fédération de Russie. Aucune outrance, l'équilibre parfait des pupitres des cuivres (1993
- Edition Warner – 5/6). Disque rare et gravure bizarre,
l'ouverture-fantaisie Roméo et Juliette
ayant été remplacée lors de fabrication du CD par le début de la
3ème symphonie
!!! 39 minutes en tout et pour tout !
Enfin, en 1998, Michael Pletnev dirige son orchestre national de Russie et nous propose une intégrale en 3 CD de la musique pour orchestre de Tchaïkovski, même les "daubes", rarissimes et pittoresques ceci dit, Ahhh la cyclopéenne Ouverture de 1812. Prise de son fabuleuse, direction respectant la partition, un grand cru rivalisant presque avec Svetlanov (1998 – DG -5/6)
Il existe d'autres disques intéressants : Evegny Mravinky donne en 1983 en live et en vidéo (évidement) une vision méphistophélique avec l'Orchestre de Leningrad, prise de son assez déséquilibrée et cuivres acides, hélas (You Tube).
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