jeudi 18 novembre 2021

MILES DAVIS "Merci Miles !" (1991) par Benjamin

 

Miles Davis c’est d’abord le bebop, swing sacré qu’il apprend sous l’influence de Lester Young. « La vie c’est d’abord une question de style » dira notre trompettiste quelques années plus tard. Or, Lester Young avait tout, à commencer par ce sacré style. Il fallait le voir zigzaguer au milieu des tripots, sa silhouette frêle de génie anorexique emballée dans un manteau trop large. Le vent secouait ce large pardessus comme le drap d’un fantôme, le président errant comme une âme en peine dans les rues malfamées. Il aurait aimé faire partie de ces prostituées et de leur mac, de ces ouvriers et de ces bourgeois venus s’encanailler. Ils vécurent l’un des moments les plus importants du jazz, les débuts du Prez**.

Le bebop est né dans des quartiers entièrement voués à la débauche, des rues où chaque enseigne vous proposait d’oublier la dureté de la condition ouvrière dans le jeu, les bras d’une fille, ou à l’aide de spiritueux divers et variés. Mais ne croyez pas que l’on se soûlait comme des sagouins, que l’on s’y dévergondait bruyamment. L’ordre officiel n’entrait pas dans ces maisons, mais un autre veillait au grain. Quand un client manifestait sa joie un peu trop bruyamment, quand un de ces hommes avait l’alcool mauvais au point de casser l’ambiance, il était vite sorti par quelques gorilles. Une fois dehors, les types lui apprenaient la politesse à grands coups de lattes. Les trouble-fêtes pouvaient ensuite s’estimer heureux s'ils ressortaient vivant d’un tel châtiment.

Parfois, la scène de certains de ces clubs était laissée aux voyageurs assez audacieux pour tenter leur chance. Ceux qui s’y risquaient avaient intérêt à savoir jouer, les gérants supportant assez mal qu’un petit branleur vienne cassez les oreilles de la clientèle. Si un prétentieux se mettait à souffler dans son instrument comme un dindon asthmatique, le service d’ordre lui réservait le même sort qu’aux clients indélicats. De ce côté, le président n’avait rien à craindre. Dès que Prez montait sur scène, c’est comme s'il enveloppait le public dans ses nuages voluptueux. D’une douceur irrésistible, son phrasé vous coulait dans les oreilles comme un doux nectar sur votre palet.

Ce son-là, Miles allait passer sa vie à se l’approprier, à le transformer au gré de ses lubies. Dès la sortie de BIRTH OF THE COOL (1957), le grand Miles développait aussi sa capacité à marier les contraires. Lors de son âge d’or, sa sobriété répondait à l’excentricité mystique de Coltrane, la timidité du pianiste Bill Evans obligeait le fougueux Jimmy Cobb à retenir ses coups. Ce que Miles put regretter le groupe de KIND OF BLUE (1959) ! Il ne fut jamais aussi désespéré que lorsqu’il fallut trouver un remplaçant à l’irremplaçable Coltrane.

Le monde du jazz cédait alors aux assauts du free et il ne se sentait pas apte à défendre la forteresse bebop. Miles vomissait cette musique sans structure, ce brouhaha où il ne reconnaissait pas l’énergie sacrée du swing. Le jazzman sans structure était pour lui comme un marin sans phare, ce fou d’Ornette Colemann allait emporter le jazz dans son naufrage. Le grand Miles était plus dur à cuir que ces pseudo explorateurs, il trouva une nouvelle voie en flirtant avec un rock que nombre de jazzmen méprisaient.

Le déclic sera sa rencontre avec Tony Williams, un gamin qui avait déjà la force et la maturité d’un homme. A 17 ans, le petit donnait l’impression d’avoir réussi à maîtriser son instrument avant de savoir parler, son jeu puissant ouvrait de nouveaux chemins. Dans le même temps Teo Macero proposa à Miles Davis de venir retirer le pain de la bouche de tous ces rockers ultra populaires. La mutation se fit progressivement, MILES IN THE SKIES (1968) proposant un compromis entre la virtuosité du jazz et l’excentricité de la pop anglaise.

Le déclic qui initiera vraiment ce que l’on nomme désormais le jazz fusion, Miles le trouvera en assistant à un concert de Jimi Hendrix. Sous l’influence du Voodoo child, il ajouta un peu de funk à son rock en fusion, se rapprocha encore d’un rock de plus en plus dur grâce aux doigts de fée de John Mclaughlin.

Ce mélange de rock, de funk et de jazz, Miles Davis ne cessera d’en augmenter la puissance jusqu’à cette maudite année 1975. Victime de mal de dos, et refusant de monter sur scène dans la peau d’un vieillard fatigué, le grand Miles abandonna alors sa trompette. Il ne la reprendra pas avant 1981, date qui marque une envie de se rapprocher d’une pop de plus en plus moderne. Je ne m’étendrais pas trop sur cette période, ceux que ça intéresse peuvent se diriger vers le dossier du douzième numéro de Rock in progress (lien ci dessous).

Cette période fut en effet une parenthèse, l’inventeur du cool n’ayant pas réellement renoncé à son swing funky. C’est ainsi que, au crépuscule de sa vie, Prince lui écrivit les titres « Jailbait » et « Penetration », qu’il joue pour la première fois sur la scène du festival jazz à Vienne. Miles a toujours adoré la France, ce pays où la couleur de peau ne compte pas, où tous les hommes naissent et demeurent égaux en droit. En Amérique, on le casait dans des coulisses où vous n’auriez pas fait dormir votre chien, on l’emmenait au poste de police quand il flirtait avec une blanche. En France, il sortait avec Juliette Gréco et discutait avec Jean Paul Sartre, le public l’accueillait comme un demi dieu.

Alors, pour un de ses derniers concerts, il allait offrir à ce pays béni des dieux le récital qu’il mérite. Derrière lui, la batterie moulina comme un cœur farouche, la basse se mit à groover comme le James Brown de Sex Machine. La trompette de Miles Davis a de son côté abandonné l’agressivité d’albums tels que DARK MAGUS (1977) ou PHAEDRA, elle gagne en maturité ce qu’elle perd en puissance. Miles joue une nouvelle fois sur les contraires, son souffle zigzague gracieusement au milieu d’un décor foisonnant.

On retrouve sur plusieurs titres le phrasé majestueux de KIND OF BLUE, cette splendeur solennelle, aussi sobre que grandiloquente. Le jazz fusion de ses précédentes années atteint ici une nouvelle forme de perfection, parvient à garder sa richesse en abandonnant son agressivité. C’est une musique faisant le lien entre sa grande époque Coltranienne et son jazz fusion groovy, un au revoir semblant résumer son histoire en quelques minutes.

Trois mois seulement après cette prestation, l’inventeur du cool partit rejoindre ses mentors Charlie Parker et Lester Young. L’histoire retiendra donc qu’il livra sa dernière grande prestation dans notre beau pays. A l’écoute de ces bandes, les spectateurs qui furent présents ce soir-là comme les amateurs de grandes musiques n’auront que deux mots à la bouche : Merci Miles !

** Prez était le surnom de Lester Young, donnée par sa grande copine Billie Holiday, Prez comme président.

*** Rock in progress  



2 commentaires:

  1. Ah ben oui, quel chouette résumé tu nous fais là ! Chapeau, chapeau ! Mais le pianiste dont tu veux parler, ça n'est pas plutôt Bill Evans pour la la séance de Kind Of Blue ? Remarque, Gil Evans était également pianiste. ;)
    Ce double-album en direct à Vienne, je ne l'ai toujours pas écouté... Pff... Suis pas sérieux.
    Et Luc, s'il l'a écouté, il en pense quoi ?
    freddiefreejazz

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  2. Oui je me suis trompé sur son prénom... Que le Dieu du swing me pardonne.

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