vendredi 1 octobre 2021

L'ANGLE MORT de Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic (2019) par Luc B.

D'habitude je ne fais pas ça, parler d’un film découvert à la télé. Exception pour L’ANGLE MORT, parce que sur un thème éculé, le traitement s’avère original, j'ai adoré la mise en scène, même si le film n’est pas 100% abouti. La qualité du film est aussi son défaut, celui sans doute de vouloir rester modeste.

[les réalisateurs] Quand ça démarre, on sent que ce film ne va pas être comme les autres. D’abord le format 1.1:33 (le 4/3 des vieilles télé) qui oppresse, enferme, le travail sur les couleurs légèrement désaturées, douces, veloutées, qualificatif qui se prête aussi aux dialogues, ça ne hurle jamais. Un décor urbain et nocturne (vers la Villette, à Paris) qui dégage un mystère, une texture troublante.

Et puis cette scène d’ouverture : une fiesta funky dans les années 70, un groupe joue, une femme se change dans sa loge, surveillant d’un œil son bébé allongé dans un couffin. La caméra recule lentement, revient : le couffin est vide. La mère affolée appelle à l’aide, les autres arrivent, examinent le couffin : le môme est là, s’égosillant joyeusement.

Fondu au noir. 38 ans plus tard…

Dominick Brassan (joué par Jean-Christophe Folly, que je découvre à l’occasion, sa soeur est jouée par Claudia Tagbo, excellente) végète dans un magasin de musique, en l’occurrence Woodbrass, bonne pub dans le film, où  il emballe des guitares à la cave. C’est lui le bébé du début. Un mec sympa, adorable, serviable, mais sans arrêt en retard à ses rendez-vous, ce qui exaspère son patron qui rechigne à lui donner de l’avancement. Dominick vit en couple avec Viveka Behring, jouée par la toujours lumineuse Isabelle Carré, je vénère cette femme. Ils font appartement séparé, Viveka a du mal à comprendre ce qui cloche dans leur relation. C’est que Dominick a un secret…

Un secret, un don, une malédiction, à vous de voir : il peut se rendre invisible, sur commande, en s’hyperventilant quelques secondes. Un truc inné, de naissance (on se saura pas pourquoi) d’où la disparition dans le couffin. Le problème est que cette aptitude n’est pas une science exacte. Dominick voit son pouvoir faiblir, se détraquer. On va découvrir qu’il n’est pas le seul dans son cas. Richard Jaskowiak, un pote à lui, qui tient un truck-food (joué par Comte de Bouderbala) a les mêmes pouvoirs, mais apparaît comme plus maléfique, malsain, confronté à la déchéance de sa mère. Ou ce magicien, célèbre pour son numéro de disparition, et pour cause !

Ces gens sont-ils des super héros ? C’est la question du film. Que fait-on d’un pouvoir tel que celui-là ? Quand la télé annonce une recrudescence des suicides dans le métro, Dominick sait qu’il s’agit en réalité de meurtres, les images de surveillance montrent des gens comme se débattant avec un ennemi invisible avant d’être propulsés sous la rame qui arrive. Dominick, lui, se contente parfois de mater une voisine, Elham (délicieuse Golshifteh Farahani). Elham est prof de guitare et aveugle.

L’idée est magnifique, poétique presque. Elham sent que Dominick a truc en plus, et lui se persuade qu’elle devinera quoi. Une aveugle qui aurait la capacité de voir un homme invisible… Y’en a eu des films sur ce thème, depuis le chef d’œuvre de James Whale (1933) jusqu’aux adaptations de John Carpenter ou Paul Verhoeven, et INVISIBLE MAN l’année dernière. Mais L’ANGLE MORT tourne magnifiquement le dos aux figures imposées.

D’ordinaire, le truc consiste avec des effets spéciaux à suggérer une silhouette invisible à l’écran, avec des objets qui se déplacent dans le vide, des portes qui s’ouvrent sur rien, on est dans le registre fantastique, voire de l’épouvante. Les réalisateurs Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic (un couple qui bosse ensemble depuis 20 ans, touche à tout, graphistes, écrivains, réalisateurs, dialoguistes) prennent le parti-pris opposé. Le spectateur voit toujours Dominick à l’image, il disparaît à l’écran uniquement dans les plans représentant le regard subjectif d’un personnage.

Exemple lorsque Dominick s’infiltre à la douce dans un hôpital (sa mère y est mourante), les vigiles le poursuivent, il se planque aux toilettes. Regarder le découpage des plans : plan d’ensemble, les vigiles tambourinent à la porte, la déverrouillent, regardent à l’intérieur / plan subjectif sur des vêtements au sol, mais la cabine est vide / plan élargi, les vigiles abasourdis, et on voit Dominick qui se faufile entre eux, silencieusement. 

Vêtements au sol ? Car pour ne pas trahir sa présence - une chemise sans tête au dessus du col, un pantalon sans pieds - Dominick est obligé de se déshabiller. Quand son invisibilité se manifeste impromptue lors d'une soirée, il est contraint de fuir, ce qui rend perplexe Viveka. Qui récupère ses frusques au sol. Jean-Christophe Folly passe donc la moitié du film tout à poils ! 

Autre plan merveilleux de sensibilité, Dominick (invisible) est au chevet de sa mère, dans le coma, lui prend la main. Son père assoupi dans un fauteuil, ouvre les yeux, voit la main de sa femme levée, appelle l’infirmière : « elle a bougé ! ». On lui répond, « c’est un mouvement réflexe, votre femme est toujours dans le coma ». Le père avait pourtant bien vu.

Et cette scène sublime. La caméra est sur le palier d’Elham, on sonne à la porte. Ce n’est pas elle qui ouvre, mais son nouveau copain, qui regarde à droite, à gauche, et s’étonne : « y’a personne ». Mais le spectateur sait que Dominick est là. Elham arrive à son tour, et elle comprend. Elle se souvient de ce que Dominick lui avait dit « toi seule pourrait voir mon secret ». Elham s’avance fébrile, tend la main, tâtonne dans le vide, et trouve Dominick. L’aveugle a vu l’homme invisible. Le spectateur le sait, car il voit, mais le personnage aussi, les réalisateurs ayant pris soin de nous faire entendre « y’a personne » alors que quelqu'un a bien sonné. Ça les amis, c’est de la pure mise en scène de cinéma, un découpage réfléchi, des plans qui agencés prennent sens.

Ce qui est formidable dans L’ANGLE MORT c’est que le fantastique est traité de manière parfaitement naturelle. Les réalisateurs ne cherchent jamais l’esbroufe, ils inscrivent le surnaturel dans le quotidien le plus banal, avec une dimension poétique. Il y a un faux rythme très agréable, lancinant, presque envoûtant, dans cette apparente simplicité. Jean-Christophe Folly est formidable de retenu quand il exprime cette détresse qui le ronge, ce don qu’il n’a pas voulu, qu’il va exploiter une dernière fois par amour.

Le reproche que l’on pourrait faire concerne l’épilogue, dont on pouvait attendre quelque chose de merveilleux (au sens conte de fée) étrange, déstabilisant. Comme le dernier plan de SHINING, puisqu'à l'instar de Kubrick (ou d'un Polanski) le fantastique est inscrit dans le réel. Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic n’ont pas choisi cette voie, ce qui n’enlève rien aux qualités de ce film atypique, à la forme très maîtrisée, malicieux, poétique, qui avec trois fois rien parvient à nous envoûter.


couleurs  -  1h40  -  format 1.1:33


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