Le réalisateur Xavier Giannoli est du genre discret. A peine connaît-on sa tête. Mais ses films oui. Il n’en a pas ratés beaucoup, voire aucun, depuis sa Palme d’or à Cannes en 1998 pour son court métrage L’INTERVIEW. Pas mal sur un CV quand on veut passer au long métrage. Dans les films de Giannoli, il y a souvent un thème qui revient, celui de l’usurpation. Un personnage qui n’est pas celui qu’il prétend.
Dans A L’ORIGINE (2009) François Cluzet jouait un escroc qui se faisait passer pour un entrepreneur et relançait les travaux d’une autoroute. Kad Merad dans SUPERSTAR (2012) n’était pas une idole des réseaux sociaux mais un simple ouvrier, comme Catherine Frot dans MARGUERITE (2015) n’était pas la talentueuse soprano qu’elle pensait être. Et Vincent Lindon enquêtait dans L’APPARITION (2018) sur une jeune fille prétendant avoir vu la Vierge.
Ce jeu de masques, de non-dits, d’escroqueries, est au centre de ILLUSIONS PERDUES*, que Giannoli a adapté du roman de Balzac, ou plutôt du tome deux de la trilogie. Le film s’attache à Lucien Chardon (Benjamin Voisin, belle gueule prétend ma femme...) qui travaille dans une imprimerie mais se rêve écrivain et poète sous le nom de Lucien de Rubempré, le nom de jeune fille de sa mère. Il y a donc usurpation d’un nom, d’une condition, dès le départ.
Amant de Madame de Bargeton (Cécile de France) qui tient un salon littéraire à Angoulême, menacé de représailles par le mari cocu, Lucien monte à Paris y exercer son art. Il ne trouve aucun éditeur, fait le serveur dans une auberge, où il rencontre le journaliste Etienne Lousteau (Vincent Lacoste) qui lui propose un poste de pigiste. La plume acerbe de Rubempré est remarquée par le rédacteur en chef, notre jeune provincial est propulsé dans le Paris mondain et littéraire, un monde cynique et brutal.
Voilà un grand film classique dans le noble sens du terme, film d’époque à la reconstitution élégante, adaptation d’une œuvre célèbre, un casting quatre étoiles, dialogues et voix-off littéraires, mais pas ampoulés. C’est la première qualité de ILLUSIONS PERDUES, le ton n’y est pas théâtral, déclamatoire, mais très contemporain, comme les thèmes qu’il aborde, qui sont d’une actualité brûlante.
Après un départ que l’on
pense être en demi-teinte, en province, le film nous projette dans l’effervescence
parisienne. Je pense que c’est un choix du réalisateur, pour marquer le
contraste entre les deux vies du héros. Les scènes de rues (on reconnaît le Luxembourg,
les Tuileries, la rue de Rivoli) grouillent de passants, de calèches, de
prostituées gouailleuses qui affichent leurs tarifs aux murs. Des séries de travellings rapides nous font pénétrer dans les salles de rédaction où le champagne coule à flot, où les volutes de haschich planent dans les bureaux. Ces feuilles de choux font la pluie
et le beau temps dans le monde du spectacle à coups d’articles achetés, dictés, par les commanditaires.
On règle ses comptes, on se venge, on détruit des réputations, on lance de fausses nouvelles, des canards, car comme le volatile, il est très difficile de les rattraper une fois lancées. Cette réplique : « Il faudrait trouver un moyen d’enchaîner le canard », allusion au Canard Enchaîné**. La séquence chez l’éditeur Dauriat (Gégé Depardieu, chacune de ses apparitions est un miracle) est jouissive, bataille d’égo, de cynisme et de répliques qui font mouche, les dialogues sont étincelants. Lousteau professera « il ne faut surtout pas lire un livre avant d’en écrire la critique, on risquerait d’être influencé ! », ou encore : « écrire une fausse nouvelle et la démentir le lendemain, ça fait deux articles ! ».
Lucien de Rubempré fréquente
la bonne société aristocratique, les fêtes, la débauche, les discussions enflammées (on trouvait cela déjà dans MARGUERITE). Sa nouvelle célébrité lui ouvre les portes du
cénacle. Celui pour qui la littérature est un art majeur y perdra sa plume, et
ses plumes. Le talent et l’honnêteté ne sont pas des qualités, la mauvaise foi
et la cruauté, oui. Nous sommes dans un rise and fall, un plus dure sera la chute, garanti 100% sans spolier puisque la voix-off nous prévient dès le début.
Xavier Giannoli nous plonge avec délectation dans ce monde de la presse d’opinion, la publicité, les agences d’information, le monde des affaires et de la politique de caniveau, tout ce petit monde se fréquente sans cloison étanche, on entendra un goguenard « à quand un banquier élu président de la république ?! ». On y apprend comment faire un succès au théâtre, ou signer l'arrêt de mort d'un spectacle, avec Singali (le dernier rôle de Jean François Stévenin) le roi de la claque ou du jeté de tomates, qui se vend au plus offrant.
Le jeune Rubempré entre dans l’arène persuadé d’en maîtriser les règles du jeu. Il ne se doute pas que sa basse condition de provincial en fait une proie facile pour ses ennemis. Car dans ce monde, pour briller, il faut avoir des ennemis. « Trouve-toi un ennemi célèbre ! » lui lance l'éditeur Dauriat, qui ne publie que des gens déjà célèbres. On lui désigne l’écrivain Raoul Nathan (Xavier Dolan, excellent et sombre) qui sera parfait dans le rôle. Rubempré écrira une critique acerbe de son dernier ouvrage, parce qu’on le paye pour cela, parce que cela l'amuse, alors qu’il admire l’auteur.
Récit initiatique et sentimental, l'arriviste Rubempré tombe amoureux de Carolie, une petite comédienne
de boulevard (on entend des allusions à LES ENFANTS DU PARADIS) qui rêve de
jouer Bérénice de Racine, dernier acte d’un complot fomenté pour faire tomber
de son piédestal le jeune provincial qui a eu l’outrecuidance de vouloir s’acheter une
particule, de frayer dans une sphère qui ne devait pas être la sienne. Terrible dernière scène où tous les protagonistes sont réunis à l'écran.
Le film est long, une fresque de 2h30 aux images superbement éclairées, on ne s'y ennuie jamais même si on aurait sans doute pu rogner un peu sur la dernière partie, resserrer quelques boulons qui manquent à mon goût, paradoxalement, de cruauté. J’aurais aimé que Giannoli pousse le curseur plus haut dans la dégueulasserie (on pense au film de Patrice Leconte RIDICULE, parfois à BARRY LYNDON). J’ai aussi un doute sur l’intérêt de cette voix-off, redondante lorsqu’elle explique ce que l’on voit déjà à l’image, mais qui permet à d’autres moments des raccourcis narratifs qui dynamisent le récit (comme chez Truffaut), autant que la vitesse des mouvements de caméra ou le débit de parole des comédiens.
La distribution brille de mille feux, on avait découvert Benjamin Voisin chez François Ozon, virevoltent autour de lui Vincent Lacoste (pour une fois pas tête à claque), Xavier Nolan, Gérard Depardieu et Cécile de France (des habitués chez Giannoli), Jeanne Balibar spectrale, André Marcon, l’ignoble Louis-Do de Lencquesaing, et la jeune Salomé Dewaels (des airs d'Andréa Férreol) absolument formidable de fraîcheur dans le rôle de Coralie.
A l’heure des C.NEWS et autres Twitter, ce film fait un bien fou, classique, solide, grand public et divertissant autant que pertinent dans son propos. Du bel ouvrage.
* Amis de l'ORTF bonsoir, en 1966 (j'étais pas né) Maurice Cazeneuve en réalisait une adaptation télé en quatre épisodes, avec Yves Rénier.
** Le Canard Enchaîné tient son titre d'un journal dirigé par Clemenceau "L'Homme libre" qui censuré en 1914 fut surnommé "L'Homme enchaîné", de là le titre satirique de "Canard enchaîné" crée par Maurice Maréchal en 1915, puisque "canard" en argot signifie "journal".
couleur - 2h29 - scope 2:35
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