jeudi 2 septembre 2021

CANNONBAL ADDERLEY "Somethin' else" (1958) par Benjamin

 

 

La tension monte, cela fait plus de dix minutes que Oscar Pettiford fait poireauter le public de Greenwich village. La salle fait partie de ces lieux sacrés où un jazzman peut être canonisé ou crucifié sur l’autel du swing. Faire attendre le public d’un tel lieu est déjà un outrage, mais le saxophoniste de son orchestre est introuvable. Ce cochon devait faire faux bond à Oscar au plus mauvais moment, quelques jours après la mort de Charlie Parker. Dans la presse spécialisée, on ne parle que de ça, chacun cherchant la réincarnation de ce Bird que l’on voudrait phénix. Sur tous les jazzfan réunis ici, la majorité doit être venue pour découvrir le nouvel oiseau sacré du sax.

Arriver sans saxophoniste devant cette foule, c’était prendre le risque de se faire rôtir comme un vulgaire poulet. Alors Oscar scrute la foule, caché derrière le rideau, mais il ne reconnaît aucune autre gloire du sax dans cette masse. Quand il finit par demander à son ami Charlie Rouse d’assurer l’intérim, celui-ci refuse. Cette fois Oscar est foutu ! Sa déception est au niveau du respect qu’il a pour son ami. Charlie Rouse, sans être tout à fait le nouveau Charlie Parker, est déjà un espoir du jazz orphelin.

On dit d’ailleurs que le grand Thélonious Monk s’apprête à l’embaucher dans son orchestre. En le récupérant ce soir-là, Oscar Pettiford aurait pu avoir son chapitre dans la légende du jazz. Offrir un musicien au grand prêtre du jazz aurait suffi à immortaliser son nom. Au lieu de ça, son dernier espoir se débine, et lui conseille un illustre inconnu. Le type a le charisme d’un garçon de café  et la moustache d’un gangster mexicain, mais c’est le seul saxophoniste disponible. Alors Oscar Pettiford va lui donner sa chance, mais qu’il ne compte pas sur lui pour lui faciliter la tâche. Il a d’ailleurs bien l’intention de larguer ce jeune prétentieux obèse.

[avec son frère et partenaire régulier, Nat Adderley, cornettiste] Quand on lui annonce qu’il va jouer dans avec le groupe, Julian Adderley voit sa vie défiler devant ses yeux. Il se remémore sa jeunesse d’élève brillant, puis les années passées à enchaîner trois boulots. Professeur le jour, musicien le soir et vendeur de voitures le reste du temps, Adderley parvenait alors à se faire un salaire plus que correct pour l’époque. Mais l’armée lui avait permis d’améliorer son jeu, qui devint vite sa principale raison d’exister. Son père ne voyait pas d’un très bon œil cette vocation musicale. Déjà pendant son enfance, le vieux ressassait ses récits de musicien raté, de dévot du swing que le manque de succès réduisit presque à la mendicité.

Ce soir au Greenwich village, Julian Adderley avait l’occasion d’exorciser cette malédiction familiale, de graver son nom sur l’olympe du bop. Le rideau à peine levé, l’orchestre se lance dans une version effrénée de « Remember april », les autres musiciens ressemblant à une locomotive tentant de décrocher son wagon. Mais Adderley n’est pas né de la dernière pluie, et cette énergie semble renforcer la finesse musicale de ce colosse. C’est de la dentelle qui sort de ses joues rebondies, il ressemble à Gargantua sifflant une mélodie fragile mais énergique. Sur son chorus, le corps massif de ce colosse semble gonflé à l’hélium, son souffle flotte au-dessus des harmonies comme une montgolfière gracieuse.

A la fin d’une telle prestation, le public acclame l'inconnu comme si Charlie Parker venait de ressusciter. Lorsque le présentateur demande à Oscar le nom de son prodige, celui-ci se rappelle le surnom que lui donnait Charlie Rouse.

« Cannonball Adderley mesdames et messieurs ! »

Ce surnom venait de l’enfance du musicien, quand celui-ci dévorait ses repas avec la voracité d’un Louis VI du jazz. Impressionné par un tel appétit, ses camarades lui donnèrent le surnom de cannibale. Adderley ne connaissait pas la signification de ce mot, qu’il prononçait Cannonball. Cette déformation convenait sans doute mieux à son corps déformé par la bonne chair. Après cette performance, la réputation du boulet de canon arriva vite aux oreilles de Miles Davis. Suite au départ de Sonny Rollins,  celui-ci a embauché le jeune John Coltrane, avec qui il a déjà enregistré quatre classiques. Si Miles savait pertinemment que personne ne pouvait imiter Charlie Parker, il fut tout de même impressionné quand il vit jouer Cannonball Adderley.

Bien qu’il soit déjà connu pour son mauvais caractère, Miles Davis n’hésita pas à aider ce jeune prodige. C’est ainsi qu’Adderley vécut une gloire faite de concerts réguliers et d’enregistrements sous divers pseudonymes. Avec le succès vint l’argent, mais le saxophoniste semblait littéralement dévorer ses énormes gains. Quelques jours seulement après cet âge d’or, le musicien fauché était récupéré par Blue Note. C’est encore le grand Miles qui le rattrape au vol, en l’emmenant au studio pour enregistrer l’album « Somethin’ else ». Pour le renflouer, il ira jusqu’à accepter d’être considéré comme un sideman sur cet album, dont il choisit les titres et dirige les séances. Enregistré sous le nom de Cannonball Adderley, « Somethin’ else » donne le ton dès les premières notes de « Autumn leaves ».

Miles Davis n’a peut-être jamais aussi bien joué qu’ici, sa trompette délicate chantant des refrains charmeurs. Ce souffle voluptueux, cette brise lumineuse dansant sur un rythme plein de swing, c’est une beauté qui annonce la chaleur réconfortante de « Kind of blue ». Sur ce fond agréable comme une nuit d’été, Adderley propulse ses chorus comme autant de feux d’artifices. Classieuse et nonchalante, la virtuosité des musiciens, guidée par la finesse rythmique d’Art Blakey, ne souffre pas des effusions du saxophoniste.

Cannonball envoie ses chorus comme autant de bouquets pyrotechniques lumineux, étincelles somptueuses s’épanouissant au milieu d’un ciel étoilé. Aucun des musiciens ayant participé à ce disque ne fera mieux, Adderley et Davis quitteront d’ailleurs le bop pour lancer l’ère du jazz modale. « Somethin’ else » fait partie de ces disques qui clôt tout débat, un chef d’œuvre fermant les portes de son art.

On écoute le premier titre "Autumn leaves" (oui oui, vous avez reconnu "Les feuilles mortes" de Cosma) et une émission de télé (avec un autre orchestre) 

1 commentaire:

  1. Héhéhé ! Yes ! Quel plaisir de te lire là-dessus, Luc. C'est marrant parce que dernièrement, je réécoutais ce maître du soul jazz (plus que du jazz modal par ailleurs, comme il le déclarera lui-même). J'ai tout récemment découvert Jazz at Workshop revisited, une perle ! Avec un certain Joe Zawinul et un certain Yusef Lateef ! Enorme ! Ce qui est dommage, c'est que le Cannonball (c'est cool de rappeler cette anecdote, je ne la connaissais pas), il a joué sur deux décennies. Parti trop tôt, trop jeune. Pas 50 piges en 1976. L'obésité, forcément. A bientôt, Luc.
    freddiefreejazz

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