jeudi 12 août 2021

THELONIOUS MONK "Criss Cross" (1963) par Benjamin


Thelonious Monk est un génie, le genre de génie qui semble changer son art sans effort. Fasciné par le piano dès sa plus tendre enfance, le petit Thelonious est capable de reproduire un titre qu’il n’a entendu qu’une fois. Appelez ça l’oreille absolue, don de dieu, où intelligence supérieure, toujours est-il que cette âme absorbe les sons comme une éponge. La musique est une bulle qui le protège, un espace de sécurité l’empêchant de ressentir la tension du ghetto multi ethnique dans lequel il vit. Musicienne elle-même, sa mère lui paie ses premiers cours de musique, qu’il poursuivra en prenant quelques cours au conservatoire. A l’école, l’enfant Monk était particulièrement doué en math, et la musique est comme une autre arithmétique dans laquelle il excelle.

Comme tant de musiciens de son pays, Monk fait ses premières armes pour l’église, et accompagne au piano les prêches d’un prêtre évangéliste. Suite à cette expérience, il forme son premier quartet, mais ses projets sont mis en péril par une lettre de mobilisation. Comme tant d’autres noirs américains, Monk ne voit pas l’intérêt de risquer ses fesses pour un pays qui le méprise. D’ailleurs, ce ne sera pas trop dur pour lui de se faire réformer, il suffit que les examinateurs s’aperçoivent que son père est interné en hôpital psychiatrique. Ne souhaitant pas vérifier si la maladie du vieux est héréditaire, la grande muette a vite jugé Monk inapte pour "raison psychiatrique".

C’est donc pendant que la guerre fait rage que le grand Thelonious prend ses quartiers au Milton. Véritable temple du jazz moderne, le club est le foyer où le bebop pousse ses premiers cris. Les plus grands moments de l’histoire du jazz ont sans doute eu lieu dans cette salle, alors que personne ne put immortaliser cette bénédiction. Dans ce club, Charlie Parker et Dizzy Gillepsie (photo ci-contre : Monk et Diz) improvisaient jusqu’au petit matin, Bud Powell inventait des rythmiques folles, et Monk divisait son auditoire. Jusque-là, personne n’avait entendu un pianiste jouer ainsi.

Ses doigts, tendus comme des baguettes de clavecin, écrasaient les touches avec une force prodigieuse. Monk avait compris que le piano était autant un instrument à percussion qu’un instrument à cordes. Alors il attaquait l’instrument violemment, une de ses mains martelant le rythme pendant que l’autre brodait autour de ce swing ravageur. Ce qui irritait certains auditeurs, et fascinait les autres, c’était ces notes bizarres, qui produisaient d’inattendues cassures rythmiques. Les observateurs les plus limités parlaient de fausses notes, les autres comprenaient que ces dissonances surprenantes étaient autant d’accidents miraculeux. Qu’on se le dise, nombreux sont les autres géants du Milton s’étant inspiré de cette folie harmonique.

(photo : avec Charlie Rouse, son fidèle saxophoniste) Monk était le roi, et New York était sa déesse lui susurrant ses mélodies étranges. Dans les vibrations de la grosse pomme, il voyait un nouveau swing, les cris rageurs des klaxons étaient pour lui des instruments lui montrant la voie à suivre. Perdu dans ses réflexions sonores, il semblait ne pas remarquer le monde autour de lui, et ce bouillonnement le mettait parfois dans un état catatonique. Son corps, aussi imposant soit-il, s’arrêtait parfois de bouger, comme si le bouillonnement de ce cerveau génial créait une surchauffe. Ces états seconds étaient autant dus à sa permanente transe créatrice, qu’à un succès qui ne venait pas. Les critiques n’avaient d’yeux que pour Gillepsie et Parker, et Monk devait accepter le destin du jazzman misérable et incompris.

Ce destin-là, Pannonica de Koenigswater va un peu l’adoucir. Grande mécène du jazz et héritière des Rothschild, elle a déjà offert un refuge à de nombreux musiciens en perdition. Mais Monk lui parait être le plus brillant de tous, et elle fera tout pour que son talent soit reconnu. C’est elle qui lui offre un logement quand son appartement brûle, elle qui paie les cautions quand il est embarqué par les flics. Et, quand la flicaille finit par lui confisquer la carte lui permettant de se produire dans les cabarets, c’est encore elle qui le pousse à continuer de créer.

(photo de droite : avec Pannonica) C’est sans doute aussi grâce à elle que le pianiste survécut jusqu’à 1957, date historique où Coltrane rejoint son orchestre. La série de concerts avec celui qui s’apprête à quitter Miles Davis le fait enfin sortir de l’ombre, et le succès lui permet enfin de sortir de la misère. C’est là que Columbia le repère, et lui fait signer son plus gros contrat. 

Envoyé aux quatre coins du monde, Monk est enfin reçu avec l’admiration que l’on doit à un tel musicien. De cet âge d’or nait « Criss Cross », disque le plus rythmiquement brillant du grand Monk. Chaque note de cet album déborde de swing, chaque cassure rythmique marque la réinvention d’une mélodie qui vient à peine de naître. Les notes sont courtes, sèches et rapides, elles forment des rythmes qui se gravent dans vos cerveaux. « Criss Cross » c’est la joie la plus entraînante, l’énergie la plus irrésistible, un des disques de jazz les plus brillamment léger et mémorable.

C’est aussi le témoin d’une époque qui s’achève déjà. Après l’excellent « Monk’s Dream » Columbia commence déjà à abandonner son pianiste pour se concentrer sur le rock. Sentant que ses producteurs ne croient déjà plus en lui, Monk devient de plus en plus incontrôlable, et les journaux parlent plus de ses sautes d’humeur que de sa musique. D’ailleurs, ce géant compose de moins en moins, ses albums se contentant de plus en plus de réadapter le passé. Quand Columbia finit par le lâcher, il se réfugie chez Pannonica, où il ne parle presque plus et ne joue plus une note.

Quand il meurt, en 1982, son héritage est aussi monumental qu’impopulaire. « Criss Cross » représente la seule époque où le monde a offert à ce génie du siècle le triomphe qu’il méritait.


1 commentaire:

  1. Yep. C'est cool, parce que Criss Cross est assez mésestimé, voire oublié dans la disco du Moine. Donc, génial et encore merci pour cette piqûre de rappel. A noter un coffret Black Lion réunissant les dernières séances de Monk à Londres : The complete London Sessions. Magnifiques.
    Freddie.

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