Nous sommes le 21 juillet 1967 à l’église Luthérienne de St Peter. Ce jour-là, le monde du jazz enterre son dieu, celui dont l’amour suprême changea à jamais la face de sa musique. Coltrane était malade depuis plusieurs jours, mais il n’avait accepté de se faire hospitaliser que lorsqu’il vit la mort approcher. Arrivés trop tard, les médecins ne purent que constater le décès du musicien. Le jazz ne s’est jamais remis de cette perte, Coltrane était trop important pour cette musique pour qu’elle lui survive longtemps.
Le grand John avait participé aux plus grandes heures du quintet de Miles Davis, avant de trouver sa voie grâce à Thélonious Monk. En accélérant son jeu, Trane s’est émancipé de l’influence de Miles Davis, avant de chercher à tuer ce père spirituel. Sa quête dura des années, qui virent la naissance de disques sublimes, mais dont les mélodies rappelaient encore trop « Kind Of blue » et autres reliques de son passé. Symbole de ce passé dont il ne parvenait à se défaire, « Olé » sonnait comme un écho de « Sketches of Spain ».
Sorti en 1964, l’album « Free Jazz » d’Ornett Coleman avait d’abord libéré celui sans qui rien n’aurait été possible. A partir de là, Coltrane devenait le parrain d’une génération de musiciens novateurs, Archie Shepp lui rendant un vibrant hommage sur « Four for Trane ». Mais celui qui l’impressionnait le plus était sans doute Albert Ayler. En interview, Coltrane affirmait que sa musique "l’empêchait de dormir", ou qu’Ayler commençait là où lui s’était arrêté. Un des derniers enregistrements de Coltrane « Stellar region », semble d’ailleurs s’inspirer de la puissance sonore d’Albert.
Ayler n’était compris que par quelques musiciens, ce fut un de ses nombreux drames. Dans les bars où il entama sa carrière, son jeu déclenchait la colère du public, obligeant les musiciens avec qui il jouait à le virer de scène. Témoin d’un de ces rejets, Eric Dolphy vint lui dire « Ne laisse jamais personne te parler ainsi. Tu es le meilleur que j’ai jamais entendu ». Dolphy était pourtant adepte d’un swing plus mélodieux, c’était l’artisan de symphonies bop aussi sublimes que « Africa/Brass » (1961) pour Coltrane, ou « Out there » en solo.
Si Ayler était rejeté par la majorité, c’est avant tout parce qu’il ne cherchait pas à produire de notes, mais à sculpter les sons. Pour obtenir la matière la plus massive, il utilisait les becs les plus durs, produisant ses saturations sonores aux prix d’efforts surhumains. Cette musique ne serait sans doute jamais venue aux oreilles du grand public, si Coltrane n’avait pas usé de toute son influence pour inciter le label impulse à publier ses hurlements cuivrés.
Avant d’entrer chez Impulse, Ayler avait produit quelques disques sur un petit label. A l’époque, sa musique était une transe puissante, une prière déchirante entretenue par les gémissements d’un saxophone sous pression. Ne voyez aucun snobisme dans cette puissance sonore, Ayler ne cherche pas la beauté mais la justesse. Comme son alter ego Coltrane, il considère la musique comme un moyen de dialoguer avec dieu, et cette puissance entretient le charisme qui lui permet de l’honorer.
Sa violence sonore est sa malédiction aussi bien que la marque de son génie, c’est une force que rien ne peut canaliser. Même sur « My name is Albert Ayler », son second album, les restes de structures musicales semblent débordés par sa verve mystique. Ce disque ressemble à son « A love suprem », il montre un musicien sur le point de laisser ses influences derrière lui.
Quand les premiers journalistes viendront l’interroger Albert Ayler révélera son envie de se diriger vers une musique plus accessible. Il voulait que son instrument se mette à chanter des mélodies que l’on pourrait siffler, des choses comme ce qu’il avait réussi sur l’introduction de « Ghost », issu de l’album « Spiritual unity ». « Ghost » montrait bien la malédiction géniale du musicien. Le titre démarre sur une ritournelle charmeuse, bluette entrainante semblant sortie de quelques vieux albums de Charlie Parker. Puis le chorus fait progressivement fondre cette beauté naïve, la transforme en une matière compacte et imposante.
Ayler se rêve en musicien populaire, mais sa musique ne s’épanouit que dans un grand magma sonore. Seul le rythm’n’blues de new grass semblera réellement témoigner de son amour pour une beauté plus simple. Le reste de sa discographie est à l’image de sa performance à la St Peter Church, un cri de douleur semblant appeler Dieu, un obélisque foisonnant, dont on ne découvre la beauté qu’en acceptant sa puissance impressionnante.
Comme le maître l’a dit, Ayler commence là où John Coltrane s’est arrêté, sa démesure sonne comme l’aboutissement de ce qui fut annoncé sur des albums comme « ascension » ou « méditation ». Mais ce saxophoniste maudit ne pouvait supporter longtemps le mélange de souffrance et de sincérité mystique qui nourrissait sa musique. Harcelé par une mère le rendant coupable de la folie de son frère, lâché par un label ne voyant plus l’intérêt de le soutenir après la mort de Coltrane, le grand Albert noie sa souffrance de musicien maudit dans l’East river de Brooklyn.
Ecouter sa musique aujourd’hui, c’est être fasciné par la sincérité d’un homme qui ne put jouer que de la façon la plus juste. Albert Ayler était l’aboutissement du free jazz, on ne peut plus aller plus loin après lui. Peut-être qu’un jour une nouvelle génération prendra conscience de la richesse de son magma sonore. Qu’elle se souvienne alors que son nom fut Albert Ayler.
On écoute "Billie's Bounce"
Wow, merci pour cet excellent commentaire sur un saxophoniste hélas incompris, oui.
RépondreSupprimerCe commentaire permet de mieux le comprendre justement. C'est classe !
A noter quelques "disciples" d'Albert Ayler : Charles Gayle, David S. Ware, Ivo Perelman...
Freddie.
Je note et vais de ce pas me pencher dessus
RépondreSupprimerCool ! Je réécoutais, il y a peu, un album d'Andrew Cyrille, avec le tout jeune David S. Ware (l'album publié par Soul Note en 1980 s'intitule Special People : "an album pick", comme ils disent outre-Atlantique ;)). A bientôt ! Et encore merci à vous Benjamin.
RépondreSupprimerFreddie