vendredi 7 mai 2021

IL ETAIT UNE FOIS EN AMERIQUE de Sergio Leone (1984) par Luc B.

 

Comment escalader ce monument, par la face nord ? Qu'aurait fait mon maître à penser, Michel Drucker. « Sergio, votre papa Roberto était réalisateur, je crois, et votre maman Bice était actrice, racontez-nous comment c’était à la maison ? Vous aviez des chiens ? ». Mouais, on va faire classique.

IL ÉTAIT UNE FOIS EN AMÉRIQUE* est le dernier film de Sergio Leone (1929-1989) tourné en 82 mais initié dès 1970. On lui commande un autre western, il tourne donc IL ÉTAIT UNE FOIS LA RÉVOLUTION (1971) puis commence à travailler sur …EN AMÉRIQUE. La pré-production s’étale sur dix ans, bataille pour les droits d’adaptation du bouquin de Harry Grey convoité par plusieurs studios, écriture du scénario à six mains, trouver un producteur suffisamment couillu pour porter le projet, casting à côté duquel celui d’AUTANT EN EMPORTE LE VENT passe pour un rencard sur Meetic. 

La Warner Bros, qui distribue le film, s’oppose au montage de 4h30 que Leone souhaite sortir en deux parties. Pire, la version américaine est remontée à 2h20 dans l’ordre chronologique de l’intrigue. Ce qui est au mieux une violation des droits fondamentaux d'un artiste à disposer de sa création (elle en jette cette phrase) au pire une grosse connerie. Puisque …EN AMÉRIQUE repose justement sur les retours vers le passé, la mémoire, kaléidoscope de souvenirs du piteux gangster David Noodles Aaronson (Robert de Niro) son adolescence, son apprentissage, sa vie d’adulte, son crépuscule. [photo de tournage, Jennifer Connelly et Leone]

Leone propose pour l’Europe une version (officielle) de 3h40. En 2012 une exented director’s cut version (sic !) 23 ans après la mort du cinéaste, monte le métrage à 4h11, mais les plans insérés sont des chutes non-étalonnées, et détonnent dans l’ensemble.

1971-84, treize années de cauchemar qui ont eu raison de l’enthousiasme et de la santé du réalisateur (220 000 mètres de peloche, 37 heures de rushes !), qui préfère claquer la porte. Pour un tel métrage, le film fait tout de même 1,5 millions d’entrées en France - pour comparer ce qui est comparable, LES TUCHE font pareils à trois tickets près - mais le top de Leone c'est IL ÉTAIT UNE FOIS DANS L’OUEST qui culmine à 15 millions de billets vendus.

On ne peut pas ne pas songer au PARRAIN II (1974) d’abord parce que Leone (à qui on avait proposé le projet) et Coppola sont tous les deux des gros barbus à lunettes au patronyme italien, parce que Robert de Niro, parce que plusieurs époques, parce que New York, parce que les gangsters, parce que c’est long (Coppola petite bite, 3h20) et parce que c’est beau !

Plus que beau, parfois magistral. La première scène nous rentre dans le lard : une femme flinguée par deux brutes parce qu’elle ne veut pas dire où se trouve un certain Noodles. Deuxième scène non moins fleur bleue : Fat Moe Gelly est torturé pour les mêmes raisons. Il crache le morceau. Les tueurs débarquent dans une fumerie d’opium** d’où Noodles s’enfuit à temps. Une sonnerie de téléphone retentit.

Idée de génie, effet difficilement transcriptible à l’écrit. Le son strident survole les époques qui se télescopent, on voit Cockeye, Patsy et Max morts, puis les mêmes vivants, le téléphone n’en finit pas de sonner, Noodles entre dans un bureau, avise l’appareil, décroche mais ça sonne encore, la sonnerie provient d’un autre appareil, ailleurs, sur un autre bureau, avec un écriteau "Sergent Halloran". Une main décroche enfin : « Allo ? ». On reverra cette scène-clé plus tard, complétée.

Noodles qui a fui New York en 1933, y revient en 1968 par la même gare routière, le mur qui mène aux quais est décoré d’affiches décolorées vantant Coney Island, des violons s’élèvent, pas ceux d’Ennio Morricone qui signe évidement la musique, mais une orchestration de « Yesterday » des Beatles. Le thème de Morricone prendra le relais pour emplir l’espace sonore dans une longue et sublime séquence sans dialogue, les retrouvailles de Noodles et Fat Moe Gelly.

Ces 20 premières minutes nous laissent béats, désarçonnent, nous aspirent dans le grand tourbillon. Le cinéma de Sergio Leone est obsédé par cette idée du souvenir, fantasmé. Il rêvait l’Amérique par romans ou films interposés. Il recrée une mythologie, celle de l’Ouest avec ses cowboys, la prohibition avec ses gangsters, par le prisme du cinéma. Allez, petit exercice de décryptage lorsque Noodles se souvient de sa première rencontre avec Deborah (Jennifer Connelly) dans restaurant de Moe.

Noodles se remémore les lieux, ouvre une porte, mais se heurte à des briques, l'issue a été murée. Plan 1 : Noodles aux toilettes qui retire une brique du mur, regarde par le trou. 2. Contre-champ sur son regard + zoom. Procédé optique évoquant le souvenir. 3. Plan subjectif de ce qu'il voit : une jeune fille qui danse au son d’un gramophone, comme ces figurines de boites à musique. Notez que l'image est encadrée par les briques, aux proportions d'un écran de cinéma, cadre dans le cadre. 4. Léger travelling avant qui efface le cadre de briques : on va au-delà de l'écran, on passe du "subjectif" 1968 au flash-back 1922. Comment le sait-on ? Car la jeune fille qui se sent épiée se tourne vers le mur, regarde son voyeur, 5. Contre champ : le regard qui l'observe est de celui d'un gamin, Noodles, qui a 15 ans. 

Ellipse temporelle simple et magnifique, Leone n'utilise que les images, leur juxtaposition, pour nous raconter la scène. Du grand art. Comme souvent chez Leone, les transitions se font par le regard, comme ce gamin italien regardait son Amérique sur un écran de cinéma, puis devenu réalisateur, dans le viseur de sa caméra.   

On songe aux flash-back de ...DANS L’OUEST avec Charles Bronson gamin qui soutient son père pendu sur ses épaules, ou au James Coburn de …LA RÉVOLUTION. Le passé revient via des objets fétiches, chargés de mémoires, la montre à gousset ici, comme dans LE BON, LA BRUTE ET LE TRUAND, ou l’harmonica là-bas. Clin d'oeil du réalisateur à sa propre filmographie, Cockeye s'essaie à l'harmonica dans une scène...

Autre exemple de transition géniale, lorsque Noodles (1968) marche la nuit, une valise bourrée de billets à la main, il sent une menace derrière lui, un frisbee vole au-dessus de sa tête, un fuiiizzzz qui nous désoriente, quand une main s’empare de la valise. Celle de Max, en 1933, accueillant Noodles à sa sortie de prison.

Leone affectionne les grands espaces, les plaines et les déserts, trois gus et deux cactus. Il filme ici la ville, son architecture, ses lignes de fuites, et sa population. Il aime donc les panoramiques à la grue qui cadrent un personnage pour le fondre dans la multitude : le jeune Noodles qui sort du restau de Moe, suivi par une caméra qui recule et s’élève pour embrasser la rue entière qui grouille de vie. La même intention qui irradie le panoramique qui prend Claudia Cardinale, à la sortie du train, l’emmène à la gare et la suit partir vers …L’OUEST.

Sergio Leone a tourné à Brooklyn (entre autre, même gare du Nord à Paris !) après avoir songé à reconstruire le quartier à Cinecittà. Il utilise la même technique que Coppola dans le PARRAIN, rhabiller les immeubles existants avec des façades factices. Quand Scorsese filme ce qu'il voyait de sa fenêtre, où il a grandi, Leone reconstitue un imaginaire. Une atmosphère réinventée comme dans le Réalisme Poétique de Marcel Carné où les bicoques, les quais, se perdent dans la brume. 

Témoin ce plan d’anthologie des cinq gamins fiers comme des papes qui traversent Washington Street habillés en lodens et borsalino flambants neufs, le pont de Brooklyn en ligne de mire. Le plus petit de la bande me fait penser à Antoine Doinel. Un point de vue devenu culte pour les touristes cinéphiles qui recherchent le bon angle pour immortaliser cette perspective.

Autre plan magnifique à la grue, après le viol de Deborah, où Noodles traîne son remord face à l’océan.  Mais cette fois le plan large isole le personnage dans l'immensité, on ressent sa détresse, le vide de sa vie. Dans ce récit initiatique, le sexe et la violence se mêlent en un seul sentiment. Le viol de Deborah longuement et douloureusement filmé sur la banquette arrière d’une limousine, les passes furtives avec Peggy sur les toits de Brooklyn, le casse de la bijouterie où Noodles pris de rage viole Carol. Qui donnera une scène cocasse, lorsque Carol devra reconnaître son violeur parmi la bande de quatre gars, masqués, juste en tâtant leurs queues. « Voyons si tu es physionomiste » lancent-ils goguenards.

Je ne peux – ni ne veux - raconter le film en détail, 40 ans de la vie de David Noodles Aaronson et sa bande de petits juifs de Brooklyn devenus gangsters, leur amitié, leur pacte, leur coups fumants, leur destinée. De nombreuses séquences se disputent le podium, la rencontre Max / David lors du coup fourré pour détrousser un poivrot sous l’œil d’un flic patibulaire (clin d'oeil à Chaplin ou je m'en croque une), l’échange de bébés à la maternité su fond de « La Pie voleuse » de Rossini, et la réplique du commissaire qui ne reconnaît pas son marmot « ce que ça change vite ! », les caisses d’alcool lestées de sacs de sel, le gâteau à la crème, offrande à Peggy mais que Patsy dévore goulûment dans l’escalier, le monologue de Joe avec Frankie Minolti (Burt Young et Joe Pesci). 

Le film est long, Leone étire certains plans jusqu’à l’épuisement, comme lorsque Noodles touille son café, agaçant au possible. Le reproche que je ferai est justement que ce temps long, 3h40, ne permet pas de cerner davantage certains personnages comme Frankie Minolti (Joe Pesci) dont on ne comprend pas bien en quoi il interfère avec le reste. Leone aurait pu aussi mettre en perspective les éléments historiques qui jalonnent les époques, surtout ceux de 68. Le dernier acte au théâtre avec Deborah puis chez le sénateur Bailey est sans doute un peu longuet et chargé de sous-tendus qui font long feu. Le fils du sénateur joué par le même acteur que Max jeune, hum… Mais cette réplique de Bailey est terrible : « Je t’ai tout volé, ta femme, ton fric, j’ai vécu ta vie, je ne t’ai laissé que des remords ».

Une sentence que Noodles se prend en pleine poire, constat d’un terrible échec, car il n'a rien d'un gangster flamboyant. En 1922 Leone filmait Noodles dans l’effervescence des rues, le pittoresque du quartier qui grouille de vie (les séquences les plus enlevées) après la prison Noodles est davantage à la marge, absent, indifférent, en 68 c’est un fantôme qui hante son propre passé, rembobinant le film de sa vie, songeant à ce qu’il était et à ce qu’il aurait pu être.

Inutile de préciser que Robert de Niro, 40 ans à l’époque, épate à chaque plan. Leone est un cinéaste de l'image, du cadre, les acteurs sont des éléments de décor qu'il s'agit de disposer dans la composition du plan. Sauf que De Niro ne s'intéresse pas à cet aspect, il a sa méthode, ne suit pas les marques au sol, entre dans le champ avec son idée. Leone a dû s'adapter, demandant à son opérateur d'être très mobile et suivre de Niro dans ses déplacements intempestifs.  

L’épilogue est énigmatique à souhait, le camion poubelle, la disparition de Bailey de l’image, comme une bougie qu’on souffle, le cortège de voitures anciennes et des happy-few (sur le « God bless America » entendu au début) vu comme à travers les effluves d’opium dans lesquelles Noodles s’évade, et figent sur son visage ce sourire béat qui inonde l’écran sur le plan final.

Ce film fascine par sa maîtrise formelle, sa construction audacieuse, mais aussi par le mystère qui l'entoure, ses zones d'ombres, ses non-dits, qui laissent le spectateur libre d'interprétation.

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* chronique dédiée à Freddie (mais pas que !) ex-camarade de route du Déblocnot'

** une des théories à propos de ce film est la suivante : et si tout cela n'est qu'un rêve, une extrapolation troublée par l'opium que fume le personnage de De Niro, d'où le sourire satisfait du dernier plan. Je n'ai pas d'avis. Sauf que, comment Noodles en 1932 pourrait se souvenir d'une chanson des Beatles écrite en 1965 ?  😉  


couleur  -  3h41  - format 1:1:85 
 

9 commentaires:

  1. Salut Cool Hand Luke ! ;) Thank you for this wink of an eye in the end ! ;) Quel texte ! J'ignorais tout des indications imposées par Leone pour les déplacements de De Niro ni que celui-ci se déplaçait sans tenir forcément compte de la direction de Leone. Je suis assez d'accord avec toi pour dire que le fils de James Woods joué par le même acteur que Max quand il était jeune, aurait pu se faire autrement. Mais ça fonctionne très bien au final. C'est un clin d'oeil bien appuyé aux spectateurs, je trouve. Quant à la réplique de Bailey, oui elle est terrible, mais comme dans les films de Scorsese, il a tout perdu, le Max : il a vécu sans vivre. C'est la morale du film. Voler, usurper, pour à la fin perdre son âme... ? (voir également Les Affranchis : My rule as a Wise Guy was to own the world no matter what : ma règle en tant qu'affranchi, c'était de posséder le monde, quoi qu'il en coûte). Et ce qu'il en a coûté, c'est toujours pareil : ces gars là vivent comme des rats. Ce sont des âmes mortes quelque part, comme dirait Gogol. Bel hommage à Leone que tu rends là en tout cas. Et envie de le revoir, pour le coup (ça ne sera que la sixième ou septième fois...). Bises à l'équipe.
    freddiefreejazz

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  2. Plus que la trilogie des dollars, je préfère celle des "il était une fois" ... celui-là c'est celui que j'ai (re)vu le moins souvent ... même si c'est une merveille.
    Faudra que je trouve 10 minutes (ou un peu plus, 3h41 quand même ...) pour le revisionner ...
    Leone, c'est le plus américain des réalisateurs pas américains ...

    Hello freddie, longtemps qu'on s'était pas croisés ...

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  3. Pareil que Lester : chez Leone, ma préférence va pour la série des "Il était une fois"...
    Lester : t'as un lien où que je puisse retrouver ton blog ? (ça fait plus de 2 ans que je ne suis plus sur fb)...
    Vais essayer le moteur de recherche avec ton pseudo cela dit.
    A bientôt de te lire, yep. (P.S. by the way, je vais certainement parler de deux galettes que j'ai chopées récemment, et que tu connais forcément: d'abord une compil des Steppenwolf et surtout un album de Lynyrd Skynyrd (Pronounced 'Lĕh-'nérd'Skin-'nérd). J'aime énormément. Surtout le second. Période 69-70, après avoir vu y a quelques semaines le fameux Easy Rider de Dennis Hopper dans une copie de toute beauté. Aussi bien, presque aussi bien que le Five Easy Pieces de Bob Raffelson (film cultissime, là encore).
    freddie

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  4. La trilogie des dollars, toute impeccable, juvénile, et mythique qu'elle soit, c'était un apéritif. Un antipasti roboratif. Je suis d'accord, les Once upon a time versent dans le très grand cinéma. Celui dans l'Ouest garde ma préférence, Claudia Cardinal n'y est pas pour rien. Il est regrettable que ce type n'est pas davantage tourné. Quoique... il nous aurait fait quoi, un film de 6h30 ?

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    1. Je dirais simplement que pour ces 6 films, le suivant est meilleur que le précédent. "Dans l'Ouest " est supérieur question mise en scène et musique, mais la progression en maturité frise le génie de film en film. En effet, on peut rêver de son Stalingrad!

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    2. C'est clair qu'on peut toujours rêver de ce qu'aurait donné un Stalingrad ou un Napoléon par Sergio Leone. Avec Stanley Kubrick aussi. En tout cas, je ne remercierai jamais assez ces deux cinéastes pour le plaisir visuel qu'ils nous ont communiqués et fait partager.

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    3. Il est certain que dans l'Ouest sans la Cardinale, ça ferait pas le même effet ...
      Napoléon par Abel Gance, c'est quand même fabuleux ...

      Où est-ce qu'il faut aller pour avoir ta prose sur Steppenwolf ou Lynyrd ? Ce sera signé freddiefreebirdjazz ?

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    4. Pour la compil' de Steppenwolf et le Lynryd, ça ne devrait pas tarder je pense. Mais tu ne la trouveras pas sur mon blog (en standby pour le moment) mais chez les amazones et autres noms d'oiseaux. ;)
      Le Napoléon réalisé par Abel Gance, toujours pas vu.
      Par contre, j'ai beaucoup aimé la seconde version de son "J'accuse" (pamphlet antimilitariste : tourné en 1937 je crois).
      Pas vu la première version de 1921.
      freddiebirdyes

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  5. Impossible de retrouver les gens sur Amz maintenant qu'ils ont sucré les commentaires. Il faut se souvenir d'un article que tu as chroniqué, mais si il y a 500 commentaires, il faut tout se taper pour retrouver l'auteur !

    Pas vu le Abel Gance non plus, mais ils vont le ressortir au cinéma tout beau tout propre (pour le bicentenaire du grand homme). Reste à savoir si ce sera dans trois salles en France ou un peu plus. Mais bon, la version courte est aussi longue que le Leone... Donc je n'ose imaginer la version complète !

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