mercredi 12 mai 2021

JOANNA CONNOR "4801 South Indiana Avenue" (2021), by Bruno



     Dans les années 90, elle était l'une des guitaristes de Blues-rock les plus en vue. Sa technique infaillible de la slide, doublée d'une fougue étonnante, l'amenait à être considérée comme le pendant féminin du Johnny Winter de la grande époque. Et puis, au début du siècle, elle disparaît des écrans radars. Sa signature sur un modeste label indépendant - qui n'a pas les moyens de diffuser correctement ses disques à l'intérieur de ses propres frontières - finit de l'enterrer. En Europe, on la croit retirée à jamais de la musique ; au mieux, on l'imagine s'échiner dans de petits clubs mal aérés, au plafond bas, où les odeurs de graillon se mêlent à celles de la bière et de la sueur.

   Cependant, depuis une poignée d'années, grâce à quelques amateurs conquis qui diffusent sur internet diverses séquences captées live, on découvre non seulement que la dame n'a pas vraiment raccroché, mais qu'en plus elle a toujours largement de quoi rabattre leur caquet aux frimeurs de la guitare slide.


   Joanna Connor
est née le 31 août 1962, à Brooklyn, mais c'est à Worcester (Massachusetts) qu'elle grandit. Enfant déjà, elle s'éprend du Blues. Sa mère, elle-même passionnée de musique, lui fait découvrir très tôt le Blues, ainsi que le funk, le Jazz, le Gospel et le Rock. Plutôt que de renforcer son infantilité en lui bourrant le crâne de comptines et de chansonnettes de type Disney, elle fait le choix de lui ouvrir l'esprit en lui faisant découvrir la (bonne) musique populaire. Ainsi, à seulement dix piges, la petite Joanna assiste médusée à un concert de Buddy Guy. Telle une épiphanie, cette prestation lui donne envie d'être musicienne, sachant qu'elle chante déjà naturellement depuis longtemps. Elle débute par le saxophone (qu'elle ne lâchera pas jusqu'à ses vingt ans) et enchaîne avec la guitare. Et à 17 ans, elle commence à se produire professionnellement. Sérieusement passionnée par le Chicago-blues, à vingt-deux ans, elle prend ses cliques et ses claques et part s'installer dans la Windy City. Là où elle pourra totalement s'immerger dans la musique qui la fait vibrer, côtoyant ses idoles tout comme la nouvelle génération. Tout en continuant ses études... autant que possible. Elle intègre rapidement le groupe de Dion Payton avec qui elle joue régulièrement au Chckerboard Lounge, appartenant alors à Buddy Guy. Aucune faveur, aucun cadeau, ce n'est que par ses compétences et son abnégation qu'elle s'impose progressivement et gagne le respect de ses pairs et des "anciens". C'est ainsi qu'elle finit par jouer avec une bonne partie du gratin du Chicago-blues encore en activité. Otis Rush, Junior Wells, Son Seal, Buddy Guy, Hubert Sumlin, Pinetop Perkins, Koko Taylor, Magic Slim, Lonnie Brooks. Pour elle, c'est comme un rêve éveillé. En 1988, elle se lance en solo.

     Le label indépendant Blind Pig lui propose un contrat et en 1989 parait son premier disque, "Believe It". Loin d'un timide essai, l'album dévoile une excellente musicienne au jeu volcanique et tranchant, qui doit donner des sueurs froides à tous les guitaristes du Mid-west. Les vétérans comme la bleusaille. Mais en plus, en dépit de son aspect menu, elle est capable de chanter le Blues avec force, autorité et aplomb. Sans avoir besoin de forcer sa voix.

   Son Blues n'est cependant pas tourné vers le passé, ce qui irrite les "gardiens du temple" et ce qui lui vaut parfois d'injustes critiques dans la presse (aux USA comme en Europe). Les WC Handy du Blues l'ignorent carrément. C'est que la demoiselle a toujours eu les oreilles grandes ouvertes et ne s'est jamais imposée de limites. Ainsi, au milieu des héros du Blues, se sont incrustés les James Brown, Neil Young, Eagles et Led Zeppelin, presque comme s'ils étaient tous de la même famille.   

     Et puis en 2005, après deux albums sortis sur un modeste label indépendant et passés inaperçus, elle s'arrête ; elle s'octroie une longue pause pour se consacrer à sa fille.

     En 2014, la vidéo d'une prestation au festival de Blues Atlantic North de 2014, devient virale. Le monde semble se réveiller autour d'elle, la découvrant avec surprise, comme si c'était une nouvelle artiste... Des tourneurs et festivaliers la contactent, des entreprises de matériel aussi, des employés de chaînes de télé dont "America's Got Talent"... 

      Elle amorce un retour discographique en 2016 avec le diversifié "Six String Stories" qui, tout feu tout flammes, part un peu trop dans tous les sens. En 2019, "Rise", tout autant empreint de Blues que de (soft) jazz et de Rock, la montre sous un meilleur jour.

     Enfin, en 2019, Joanna, constatant que Joe Bonamassa relayait certaines de ses vidéos, lui envoie ses coordonnées. Bonamassa la contacte  et d'un commun accord, avec un troisième acolyte, le guitariste Josh Smith (un adepte de la Telecaster), ils décident d'enregistrer un pur album de Blues. Ce sera "4801 South Indiana Avenue", en hommage à l'un des grands clubs historiques de Chicago, le Theresa's Lounge, aujourd'hui fermé. Dire qu'il fut un temps où c'était Bonamassa qui faisait la première partie de Connor.

     Ainsi, avec ce dernier disque, Joanna effectue un retour à ses fondamentaux. A ce fameux Chicago-blues qui l'avait incité à faire le grand saut vers une carrière professionnelle, puis à déménager pour poser ses guêtres dans le chef-lieu de l'Illinois (effectivement, la capitale de l'Illinois est Sprinfield, mais la ville la plus peuplée reste Chicago - 3ème ville des USA par sa densité -). On pourrait légitimement reprocher qu'il n'y a aucune composition originale. D'autant que misses Connor a toujours, jusqu'alors, fait l'effort de proposer un répertoire majoritairement personnel. Toutefois, au contraire d'une majorité d'albums - dont les auto-proclamés "hommages" au Blues et à ses musiciens -, Bonamassa, Connor et Smith ont fait fi des classiques rabâchés (jusqu'à parfois frôler l'écœurement), connus de tous. Ici, les classiques se réduisent à une peau de chagrin ; et encore, rien de connu du "grand public".


   Que les amateurs de Blues les plus misogynes et les plus bornés se rassurent : en aucune façon il ne s'agit d'un Blues poudré et en talons aiguilles, ni même parfumé de capiteuses essences de fleurs. Bien au contraire, ce serait même du solide et du raide. Du viril ? De quoi ébranler le stupide sentiment de supériorité masculine qui, aujourd'hui encore, peine à s'extirper de l'esprit (étroit) de certains musiciens ou mélomanes. C'est qu'aussi, les deux autres lascars, - non pas Rancho et Pancho -, Joe et Josh, se sont entendus pour camper sur leurs positions ; à savoir, faire en sorte que misses Connor retranscrive en studio l'énergie et la présence qu'elle déploie sur scène. Et nom di diou, y'a pas à dire, mais elle envoie, la donzelle. Vingt dieux ! C'est du brut !

     D'entrée, sans préliminaires, la dame décoiffe dès les premières secondes avec un chorus infernal de slide tronçonneuse, rapidement rattrapé par une orchestration boogie en mode rouleau compresseur. Sur lequel un piano honky-tonk nerveux apporte un brin de fraîcheur, avant qu'il n'y ait combustion spontanée. En duo avec Jimmy Hall au chant, elle dynamite le "Destination" des Nighthawks de Jimmy Thackery. Evidemment, Joe a entraîné à sa suite Reese Wymans, - le claviériste que l'on ne présente plus, riche d'une carrière qui remonte aux années soixante (premier single en 68, avec les Blue Messengers (1)) - qui paraît avoir retrouvé la jeunesse de ses vingt / trente ans. A lui seul, il remonte le temps et plante le décor d'un club de Chicago-blues enfumé et plein à craquer pour "Come Back Home". Connor, comme à la maison, n'a alors plus qu'à envoyer quelques soli telle une scie sauteuse émoussée, éparpillant les copeaux de bois façon puzzle. 

   Mais la dame peut aussi s'écarter des rythmes torrides du boogie pour verser dans le slow-blues avec une pompe dramatique qui semble lui sortir des tripes. Du vécu. Le classique de Luther Allison, "Bad News is Coming", raccourci en "Bad News", prend ici du poil de la bête. Déjà par la basse énorme de Calvin Turner (2) qui semble être un poil boostée par une douce fuzz, bien sûr par la slide monstrueuse et avide de Joanna, mais aussi par sa voix quand elle rugit comme une lionne blessée. Un titre qui lui tient à cœur, exprimant le profond respect qu'elle garde pour le musicien avec qui elle a traversé l'Atlantique pour l'accompagner en tournée en Europe. Un second robuste et chaud slow-blues émaille cet opus : "Part Time Love" de Little Johnny Taylor (écrite par Clay Hammond). Un classique de Chicago, quasiment un passage obligé de tous les groupes de clubs de la ville, mais généralement ignoré en dehors de l'Etat, que Joanna espère faire redécouvrir. (Ann Peebles en avait fait une version Soul plus tempérée).


   Autre traitement aux anabolisants sur le Boogie "I Feel So Good" de Magic Sam, où Joanna restitue la verve et la gouaille du Johnny Winter des seventies. Un véritable festival de slide de "the Queen of the slide guitar". On a l'impression que les deux loustics - non pas Tic et Tac, Joe et Josh - sont transis d'admiration. D'ailleurs à deux reprises, ils taisent leur six-cordes pour profiter pleinement de cette "tornade blanche". Tous deux ont laissé leur ego de côté, n'étant là que pour déblayer la route à la dame et profiter de la fête. Ce n'est d'ailleurs pas la première fois que Joe fait preuve de discrétion, ne mouillant la chemise que pour mettre en valeur la personne qu'il accompagne. Sur "Please Help" de J.B. Hutto, elle devient le médium permettant à l'esprit de Stevie Ray Vaughan de revenir parmi les vivants, pour communier dans un déluge de notes créant une vibration hypnotique.

   Seul titre original, "It's My Time", une composition de Josh Smith, plutôt à contre-courant de l'esprit dominant de l'album, qui s'avère néanmoins comme l'une de ses pièces maîtresses. La basse de Calvin, qui sature toujours les fréquences comme un saligaud 😁, à croire que ses baffles sont percées ou défectueuses, restitue une ambiance à la Fleetwood Mac ère Peter Green (entre "Rattlesnake Shake", "Looking for Somebody", et "I Loved Another Woman") sur laquelle Joanna paraît raconter sa vie, espaçant ses anecdotes d'un "it's my time" langoureux et résolu. Ambiance irréelle de solitude, de la sensation d'être transparent, bien qu'étant sur une estrade dans un groupe, jouant devant un parterre de gens plus intéréssés par leur insatiable besoin de paraître, de se faire valoir (un voile de conversations de bar sert de toile de fond) que par les pauvres hères qui s'évertuent à jouer leur musique, à s'offrir, dans une éhontée et irrespectueuse indifférence. "Quarante ans, c'est long, mais je voulais juste ce qui était à moi".

     Tout le long de l'album, Joanna et ses chevaliers servants dynamisent ces reprises, leur donnant une force et une amplitude qui les amènent à danser avec le Blues-rock. Sans jamais tomber dans les dérives de ce dernier. C'est-à-dire sans jamais se complaire dans des soli inutilement étirés. Et même si quelquefois Joanna ne résiste pas au plaisir de resservir une louche ou deux de slide généreuse, - égrégore des Johnny Winter, Rod Price et Earl Hooker -, ce n'est jamais verbeux, encore moins lassant. La science et le professionnalisme de Reese Wymans contiennent aussi les braises, évitant un incontrôlable embrasement, tandis que la rythmique de Calvin Turner et Lemar Carter déroule un tapis rouge pour Connor. Les deux autres gus - non pas Stan et Ollie, Joe et Josh - savent se faire discrets tout en cimentant le tout.

      Probablement l'album Blues du mois, voire plus. Espérons surtout que cela soit l'album de la résurrection de Joanna Connor. Elle le mérite amplement. En mars dernier, l'album a culminé à la première place du Billboard dans la catégorie "Blues".

     En dépit d'un son plutôt généreux, Connor est plutôt modeste question matériel. Si elle peut jouer indifféremment sur n'importe quelle gratte (de préférence Gibson et Fender, ça reste dans le classique), elle se contente depuis quelques temps d'une Gibson LesPaul Modern. Sur scène, une Boss Blue Driver, une Boss Chorus et un Delay. Le tout dans un ampli Orange Crush Pro 120, à... transistors... 😶. Là, elle a eu accès à la salle des trésors de Bonamassa. Fébrile devant tant de joyaux, elle s'est laissée aller à emprunter un Fender Deluxe de 1955 (!) et une Gibson LesPaul "Mickey Baker" (probablement la Mastertone de 2018 à trois humbuckers). 

Tout récemment, elle a cédé au plaisir de collaborer avec Delaney (3) pour l'élaboration d'une guitare signature: une LaGrange (corps de LesPaul) réaménagée en configuration HSS et avec un vibrato Stesbar. [voir photo ci-dessus]


(1) Avec Dicky Betts, Berry Oakley, Larry Reinhardt et John Meeks.

(2) a bossé avec... presque tout le monde sur Los Angeles. Et aussi pour la télévision, notamment pour David Letterman, Conan O'Brien, et le Tonight Show.

(3) Déjà connu pour sa collaboration avec Samantha Fish, Tommy Castro, Duke Robillard, Tim Langford, Matt Murphy, Mike Zito, Paul Nelson, Danielle Nicole, Mato Nanji (Indigenous).



🎵🐤🎸

2 commentaires:

  1. Cette nana est tout simplement mortelle et pas uniquement pour sa prestation sur youtube au North Atlantic Blues fest 2014 qui a fait 1.600.000 vue ! je n'arrive pas a trouver un album malgré les 12 de sa discographie (ou alors je cherche bien mal ! ) mais en attendant j'adore !!!

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    1. Les disques de Joanna Connor ne sont guère faciles à dénicher ; et certains sont aujourd'hui quasiment introuvables. Même sur la "plus grande brocante du monde". Parfois, on peut en trouver en occasion à des prix indécents.
      Mais attention, il ne sont pas tous du même tonneau. Et certains, cherchant à s'éloigner du Blues-rock, peuvent paraître surprenants.
      Et, de mémoire, même ses meilleurs albums alternent entre l'excellence et le conventionnel.

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