jeudi 15 avril 2021

LA CONFRÉRIE DES MOINES VOLANTS de Metin ARDITI (2013) - par Nema M.


Sonia feuillette une revue d’art et elle tombe sur des photos d’églises orthodoxes russes. Elle s’extasie devant des icônes très colorées :

-          Tu as vu Nema ? C’est chouette ces églises et ces icônes, mais je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de musique religieuse russe, en dehors de la grande Pâque russe de Rimski-Korsakov… M’sieur Toon n’a commenté que cette œuvre, et je ne vois pas Chostakovitch composer une messe….

-          Sonia, je crois que les russes orthodoxes ont plutôt développé une forme de chant choral de type grégorien byzantin. Mais côté musique, il faut voir avec le Toon. Et pour les icônes, oui elles sont souvent très belles et font largement honneur à l’art religieux et à la culture russe. Tiens, je viens de lire « La confrérie des moines volants », une très belle histoire de moine martyr et d’icônes justement…   

Metin Arditi

Nous sommes en Russie, en 1937. Du côté du lac de Ladoga, au nord de Saint Pétersbourg. Il faut remonter dans le temps et se rafraichir la mémoire pour bien comprendre le contexte du début de ce roman. Bref et sommaire résumé de quelques décennies d’histoire de la Russie : Octobre 1917 date de la révolution russe, vous vous souvenez ? (OK, vous n’étiez pas nés, moi non plus) ; la chute du tsar Nicolas II, la fin des Romanov et le début d’une ère nouvelle (commencée dès la fin du XIXème siècle avec le marxisme qui s’installe en Russie) ; Lénine et ses partisans qui prennent le pouvoir par la terreur et les pillages, c’est la naissance des Bolcheviks ; ensuite Staline, pas mieux, même plutôt pire avec sa volonté de tout organiser de façon pyramidale et d’industrialiser de force tout le pays y compris les campagnes. Une seule pensée autorisée, celle issue du marxisme. L’athéisme militant de l’idéologie communiste conduit à l’oppression des religions. Et cette oppression se manifeste notamment par des pillages, des saccages et des assassinats dans les monastères et les églises orthodoxes. Et là commence notre histoire de moines.

 

Nikodime est un grand géant costaud et rustique, blond de cheveux et de barbe, avec des yeux bleus. Moine jeune mais atypique, très renfermé, il demande très vite à pouvoir s’isoler du monastère Saint Eustache et vivre en ermite. Il s’installe donc dans un coin à une heure de marche du monastère. Un jour, deux jeunes moines, Nikolaï et Serghey arrivent chez lui affolés : tout a été détruit à Saint Eustache, tous ont été massacrés. Ils se sont échappés de justesse. On est en juillet 1937. Ce sont les hommes du NKVD (commissariat du peuple aux affaires intérieures) qui ont débarqués sans crier gare. Ils sont coutumiers de ces exactions et de ces pillages. Ils sèment la terreur et l’horreur. Première tâche à mener, vite, aller sur le site du massacre et enterrer ces pauvres moines massacrés. C’est dur. Nikolaï et Serghey ont peur, mais Nikodime les entraîne avec vigueur et les force à chanter un chant de Pâques, car leurs frères sont morts en martyres. Ils repartent en emportant une icône, quelques reliques, un antimension (pièce de tissu décorée indispensable pour le culte orthodoxe) dissimulés dans le cercueil de Nikodime. Car la coutume veut que l’on prépare son cercueil à l’avance, ce que Nikodime avait fait. Et ils se mettent à fuir pour ne pas se faire rattraper par les hommes du NKVD.


Nikodime est un homme très tourmenté. Il a besoin de se recueillir, de se faire pardonner quelque chose qui semble impardonnable. Il prie, se force à des pénitences très dures, s’invente un chemin de croix. Un couple de paysans avec leur fille le regarde de loin. Cela finit par l’agacer, alors il les interpelle : « - Que voulez-vous ? - Juste te regarder dans ta pieuse ascension, nous cherchons l’espoir… ». Irina, jeune adolescente effrontée, est comme subjuguée par cet homme si fort, si beau. Elle va hanter ses jours et ses nuits. 

Nikolaï ramène Iossif : un pauvre gars tout perdu qui, en fait, se révèle être un moine (et chose importante, avant cette carrière ecclésiastique, il a été un brillant acrobate). Petit à petit d’autres moines perdus, dont les monastères ont été détruits vont se joindre à la petite équipe formée autour de Nikodime. Lui, l’ermite, le peu causant, devient le « manager » d’une troupe disparate. Il fait preuve d’autorité mais aussi d’une telle droiture et d’une telle force de conviction dans sa foi qu’il finit par créer la confrérie des moines volants. Pourquoi les moines volants ? Non pas qu’ils sont dotés de la force magique de s’élever dans les airs, mais parce qu’ils vont dans les lieux de culte « voler » les œuvres d’art pour les cacher et ainsi les soustraire à la destruction organisée des bolcheviks. Ces œuvres seront dissimulées dans une cache bien construite, bien fermée et qui va défier le temps. Mais malheureusement tout à une fin et Nikodime finira par se faire prendre et par mourir.


Lac Ladoga

Un grand saut dans le temps. On se retrouve en mai 2000. Le photographe Mathias Marceau expose ses clichés. Mais Gilbert, un ami de son père, lui envoie un texto lui annonçant que ce dernier vient de mourir. Ce père assez secret que Mathias semble mal connaître et qui demande, via Gilbert son exécuteur testamentaire, un enterrement selon le rite russe orthodoxe. De surprise en surprise, Mathias découvre petit à petit qu’il a des liens très étroits avec la Russie. Il sera même amené à y aller pour essayer de comprendre ce qui est arrivé à sa grand-mère dont il découvre qu’elle était une émigrée russe. Il y aura des lettres, il y aura donc un voyage, il y aura des rencontres surprenantes, il y aura une journaliste russe et il y aura une découverte stupéfiante d’une réalité cachée pendant des décennies. Finalement les icônes seront remises en lumière et, avec une grande émotion et beaucoup de pudeur, des officiels russes reconnaîtront la qualité de ces œuvres, leur importance pour le peuple russe qui a conscience de ces épouvantables années de stalinisme mais qui veut renouer avec ses traditions et sa foi profonde. Périple captivant, final émouvant mais sans tomber dans l’outrance ou le manichéisme. J’ai adoré.              

 

Metin Arditi est né en 1945 à Ankara. Il étudie en Suisse puis à Stanford, il enseigne à l’Ecole Polytechnique de Lausanne (la philosophie, l’économie et l’écriture romanesque), il est ambassadeur de bonne volonté de l’UNESCO… 

C’est aussi un romancier. Pour lui le roman doit inclure la philosophie mais elle doit y être invisible.


Bonne lecture !

 

Bernard Grasset, 346 pages 

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