Sonia feuillette une revue d’art et elle tombe sur des photos d’églises
orthodoxes russes. Elle s’extasie devant des icônes très colorées :
-
Tu as vu Nema ? C’est chouette ces églises et ces icônes, mais je ne
pense pas qu’il y ait beaucoup de musique religieuse russe, en dehors de
la grande Pâque russe de Rimski-Korsakov… M’sieur Toon n’a commenté que
cette œuvre, et je ne vois pas Chostakovitch composer une messe….
-
Sonia, je crois que les russes orthodoxes ont plutôt développé une forme
de chant choral de type grégorien byzantin. Mais côté musique, il faut
voir avec le Toon. Et pour les icônes, oui elles sont souvent très belles
et font largement honneur à l’art religieux et à la culture russe. Tiens,
je viens de lire « La confrérie des moines volants », une très belle
histoire de moine martyr et d’icônes justement…
Metin Arditi |
Nous sommes en Russie, en 1937. Du côté du lac de Ladoga, au nord de
Saint Pétersbourg. Il faut remonter dans le temps et se rafraichir la
mémoire pour bien comprendre le contexte du début de ce roman. Bref et
sommaire résumé de quelques décennies d’histoire de la Russie : Octobre 1917
date de la révolution russe, vous vous souvenez ? (OK, vous n’étiez pas nés,
moi non plus) ; la chute du tsar Nicolas II, la fin des Romanov et le
début d’une ère nouvelle (commencée dès la fin du XIXème siècle avec le
marxisme qui s’installe en Russie) ; Lénine et ses partisans qui
prennent le pouvoir par la terreur et les pillages, c’est la naissance des
Bolcheviks ; ensuite Staline, pas mieux, même plutôt pire avec
sa volonté de tout organiser de façon pyramidale et d’industrialiser de
force tout le pays y compris les campagnes. Une seule pensée autorisée,
celle issue du marxisme. L’athéisme militant de l’idéologie communiste
conduit à l’oppression des religions. Et cette oppression se manifeste
notamment par des pillages, des saccages et des assassinats dans les monastères et les églises orthodoxes. Et là commence notre histoire de
moines.
Nikodime
est un grand géant costaud et rustique, blond de cheveux et de barbe, avec
des yeux bleus. Moine jeune mais atypique, très renfermé, il demande très
vite à pouvoir s’isoler du
monastère Saint Eustache
et vivre en ermite. Il s’installe donc dans un coin à une heure de marche du
monastère. Un jour, deux jeunes moines,
Nikolaï et
Serghey arrivent chez lui
affolés : tout a été détruit à
Saint Eustache, tous ont été massacrés. Ils se sont échappés de justesse. On est en
juillet 1937. Ce sont les hommes du NKVD (commissariat du peuple aux
affaires intérieures) qui ont débarqués sans crier gare. Ils sont coutumiers
de ces exactions et de ces pillages. Ils sèment la terreur et l’horreur.
Première tâche à mener, vite, aller sur le site du massacre et enterrer ces
pauvres moines massacrés. C’est dur.
Nikolaï et
Serghey ont peur, mais
Nikodime les entraîne avec
vigueur et les force à chanter un chant de Pâques, car leurs frères sont
morts en martyres. Ils repartent en emportant une icône, quelques reliques,
un antimension (pièce de tissu décorée indispensable pour le culte orthodoxe) dissimulés dans le cercueil de
Nikodime. Car la coutume veut que l’on prépare son cercueil à l’avance, ce que
Nikodime avait fait. Et ils se
mettent à fuir pour ne pas se faire rattraper par les hommes du
NKVD.
Nikodime
est un homme très tourmenté. Il a besoin de se recueillir, de se faire
pardonner quelque chose qui semble impardonnable. Il prie, se force à des
pénitences très dures, s’invente un chemin de croix. Un couple de paysans
avec leur fille le regarde de loin. Cela finit par l’agacer, alors il les
interpelle : « - Que voulez-vous ? - Juste te regarder dans ta pieuse
ascension, nous cherchons l’espoir… ».
Irina, jeune adolescente effrontée, est comme subjuguée par cet homme si fort,
si beau. Elle va hanter ses jours et ses nuits.
Nikolaï
ramène Iossif : un pauvre gars
tout perdu qui, en fait, se révèle être un moine (et chose importante, avant
cette carrière ecclésiastique, il a été un brillant acrobate). Petit à petit
d’autres moines perdus, dont les monastères ont été détruits vont se joindre
à la petite équipe formée autour de
Nikodime. Lui, l’ermite, le peu causant, devient le « manager » d’une troupe
disparate. Il fait preuve d’autorité mais aussi d’une telle droiture et
d’une telle force de conviction dans sa foi qu’il finit par créer la
confrérie des moines volants. Pourquoi les moines volants ? Non pas qu’ils sont dotés de la force
magique de s’élever dans les airs, mais parce qu’ils vont dans les lieux de
culte « voler » les œuvres d’art pour les cacher et ainsi les soustraire à
la destruction organisée des bolcheviks. Ces œuvres seront dissimulées dans
une cache bien construite, bien fermée et qui va défier le temps. Mais
malheureusement tout à une fin et
Nikodime finira par se faire
prendre et par mourir.
Lac Ladoga |
Un grand saut dans le temps. On se retrouve en mai 2000. Le
photographe
Mathias Marceau expose ses
clichés. Mais Gilbert, un ami de son père, lui envoie un texto lui annonçant que ce dernier
vient de mourir. Ce père assez secret que
Mathias semble mal connaître et
qui demande, via Gilbert son
exécuteur testamentaire, un enterrement selon le rite russe orthodoxe. De
surprise en surprise,
Mathias découvre petit à petit
qu’il a des liens très étroits avec la Russie. Il sera même amené à y aller
pour essayer de comprendre ce qui est arrivé à sa grand-mère dont il
découvre qu’elle était une émigrée russe. Il y aura des lettres, il y aura
donc un voyage, il y aura des rencontres surprenantes, il y aura une
journaliste russe et il y aura une découverte stupéfiante d’une réalité
cachée pendant des décennies. Finalement les icônes seront remises en
lumière et, avec une grande émotion et beaucoup de pudeur, des officiels
russes reconnaîtront la qualité de ces œuvres, leur importance pour le
peuple russe qui a conscience de ces épouvantables années de stalinisme mais
qui veut renouer avec ses traditions et sa foi profonde. Périple captivant,
final émouvant mais sans tomber dans l’outrance ou le manichéisme. J’ai
adoré.
Metin Arditi
est né en 1945 à Ankara. Il étudie en Suisse puis à Stanford, il enseigne à
l’Ecole Polytechnique de Lausanne (la philosophie, l’économie et l’écriture
romanesque), il est ambassadeur de bonne volonté de l’UNESCO…
C’est aussi un romancier. Pour lui le roman doit inclure la philosophie mais elle doit y être invisible.
Bonne lecture !
Bernard Grasset, 346 pages
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