vendredi 16 avril 2021

COUPS DE FEU DANS LA SIERRA de Sam Peckinpah (1962) par Luc B.


Sam Peckinpah vient de la télé, où il s’est forgé une bonne réputation, avec des séries à succès comme GUNSMOKE et L’HOMME A LA CARABINE. C’est ce passif télévisuel plus que son premier métrage de cinéma, NEW MEXICO (1961) assez bancal mais tout à fait regardable, qui lui sert de sésame pour entrer à la MGM, où on lui déroule le tapis rouge. Il a carte blanche sur ce COUPS DE FEU DANS LA SIERRA et quand son producteur voit le résultat, il lui lance enthousiasmé : « Vous vous prenez pour qui, John Ford ?! ». Bonne pioche, certaines scènes au début auraient pu s’inscrire dans un film du vieux maître borgne qui cette même année sortait L'HOMME QUI TUA LIBERTY VALANCE qui lui aussi démystifiait l'image du héros de l'Ouest, comme quoi...

Mais ce n’est pas l’avis du patron de la MGM. Il déteste le film, s’en désintéresse totalement, et c’est justement ce qui va le sauver. Au lieu de perdre du temps et de l’argent à refaire le montage, le film est distribué intact, mais en loucedé, en deuxième partie de programme, genre on cache la misère. Et là, patatras : le film est non seulement un grand succès, mais récolte des prix dans les festivals européens, classé devant HUIT ET DEMI de Fellini et LE GUÉPARD de Visconti.

On sait que Sam Peckinpah a participé à démystifier le western classique. L’entreprise de démolition commence donc avec ce COUPS DE FEU DANS LA SIERRA, et ce qui est étonnant, c’est qu’on s’en rend compte au fur et à mesure de l’intrigue. Un film se tourne rarement dans l'ordre chronologique des scènes, donc ce n’est pas l’état d’esprit du réalisateur qui a évolué avec le temps du tournage (seulement 23 jours) mais bien une volonté assumée dès l’écriture. Si on regarde les cinq premières et les cinq dernières minutes, on a l’impression d’avoir entre temps voyagé sur Mars.

Si Peckinpah n’est pas crédité comme scénariste, c’est bien lui qui est l’auteur à 1OO% du film. Il explique : « J’ai pu réécrire le scénario à ma guise car l’histoire était conventionnelle, sans authenticité, je l’ai tirée vers quelque chose de plus baroque et réaliste ». Ce film volontiers nostalgique du vieil ouest est interprété par deux vieilles gloires du genre, Joel McCrea et Randolph Scott (photo de tournage, en haut à droite), le casting accentue donc l’idée centrale du projet. Les acteurs ont d’ailleurs inversé leurs rôles au dernier moment. Leur complicité à la ville et leur savoir faire font aussi la réussite du film. Dernière pirouette ironique : ce sera leur dernier film à tous les deux. Non pas qu’ils soient morts ensuite, ils vécurent heureux pendant encore 25 ans. Mais pas ensemble !

Peckinpah est obsédé par la vieillesse et le désenchantement qui va avec. C’est le thème de LA HORDE SAUVAGE, comme de PAT GARRETT. L’Ouest change. Dès la première scène, plutôt humoristique, on voit Steve Judd (Joel McCrea) ancien marshal qui vivote de petits boulots, débarquer dans une petite ville, accueilli par les habitants massés dans la rue centrale. Quiproquo : ils ne sont pas là pour lui, mais pour une course entre chevaux et dromadaires. Donc l’image ultra classique du héros qui arrive dans le premier plan du film, admiré par les uns et craint par les autres, est déjà piétinée. Personne s'intéresse au mec. Un flic qui ressemble à un bobby londonien lui demande de circuler, Steve Judd manque de se faire écraser par une automobile. Dromadaire, agent de police, voiture… Hum… Oui, comme dirait l’autre, The times they are a-changin'…

Steve Judd rejoint un stand forain tenu par Gil Westrum, grimé en Buffalo Bill de pacotille, un vieil ami, à qui il propose de l’aider à convoyer un chargement de poudre d’or issu d’une mine, vers la banque locale. Y’en a pour 250 000 dollars. Gil en a les yeux tout illuminés, embauche le jeune Heck Longtree, avec dans l’idée de s’emparer du magot. Les trois hommes partent, s’arrêtent la nuit dans une ferme tenue par un pasteur rigoriste qui élève sa fille Elsa. Elle s’échappe, rejoint les trois hommes, profite du convoi pour rejoindre un amoureux, Bill Hammond, qui travaille à la mine et a promis de l’épouser.

Le ton est plutôt à la comédie dans la première partie du film, au pittoresque, à la roublardise, retrouvailles entre vieux potes sur le thème de « le temps passe si vite », on rit d’anciennes anecdotes, de ses bottes trouées qui ont parcouru trop de kilomètres, des vertèbres endolories, Steve ajuste des binocles pour pouvoir lire. La bagarre dans le restaurent chinois renvoie vers la truculence de John Ford ou d’Howard Hawks. Les paysages sont magnifiés (photo de Lucien Ballard) après un bivouac, il y a ce plan mémorable où Steve remonte à cheval, la caméra cadrée sur lui pour ensuite s’élever à la grue, au-dessus des arbres, embrassant en fin de mouvement l’horizon entier. Superbe.

Le ton change en arrivant chez les mineurs. L’apparition des frères Hammond est du pur Peckinpah. On reconnaît des acteurs comme L.Q Jones, John Davis Chandler ou Warren Oates qui apparaît un corbeau sur l’épaule comme un mauvais présage. Vous connaissez leurs tronches, ils tourneront souvent avec Peckinpah, Oates sera le héros de APPORTEZ-MOI LA TETE D’ALFREDO GARCIA (1974). Comme le pasteur Knudsen joué par R. G. Armstrong, lui aussi un habitué. Sam Peckinpah a réuni un casting qu’il ne cessera pas de reprendre de films en films.

Les Hammond sont des vicieux dégénérés grandes gueules qu’on soupçonne issus d’un coït aussi furtif que consanguin. Ils vivent à l’écart du camp, on ressent de suite la peur et les regrets dans le regard d’Elsa. La scène du mariage est abominable. Célébrée par un juge soûlard dans le bordel local, les putes et la mère maquerelle en guise de demoiselles d’honneurs, Elsa passe de bras en bras, Peckinpah filme l’orgie comme il le fera dans LA HORDE, la nuit de noce frise le viol collectif. Le rêve a tourné au cauchemar.

Les femmes chez Peckinpah sont de la chair fraîche jetée en pâture aux hommes, voire LES CHIENS DE PAILLE, ALFREDO GARCIA - très ambigu sur le sujet - d'où ce débat sur la misogynie supposée du réalisateur, vaste débat... Ici, Elsa est clairement une victime, de son pasteur de père d'abord, qui l'élève à coups de trique dans la crainte de Dieu et du sexe (fort), victime de ses sentiments pour Bill Hammond qu'elle n'a croisé que trois secondes et qui a dû l'embobiner pour qu'elle voit en lui l’idéal masculin, seule issue pour échapper à son père.

Steve Judd est quelqu’un de pieux (voir les dialogues chez Knudsen, enfilade de citations bibliques) qui respecte la loi et place la morale et l’intégrité au-dessus de tout, y compris lorsqu’il engueule Huck pour avoir jeté un papier par terre « La nature n’est pas une poubelle ! ». On l’entend dire « Je veux mourir la conscience en paix » ou « Rentrer chez moi la tête haute ». Gil lui retorque « toi et ta morale de vieux pasteur ». Gil songe toujours à ravir l’or – finalement que 11 000 dollars – ce qui revient à trahir son amitié et la confiance de son ami. Même le jeune Huck commence à avoir des doutes sur la moralité de l’entreprise, et sur les sentiments réels de son mentor.

Il n’y a finalement peu de scènes d’actions, de fusillades, ce qui n’empêche pas la tension dramatique, elles se concentrent à la fin. On voit Gil Westrum chevaucher à toute allures flingues en mains, Scott ayant tourné une scène équivalente avec Budd Boetticher, elle-même reprise dans CENT DOLLARS POUR UN SHÉRIF d'Henry Hathaway). La dernière séquence renvoie aussi à LA HORDE SAUVAGE, comme sa miniature, son brouillon, le face à face entre Gil et Steve d’un côté, les frères Hammond de l’autre, où chacun défouraille droit dans ses bottes. Figure de style que Peckinpah ne cessera de reproduire ensuite, qui inspirera autant John Woo que Tarantino. On se dit que le western classique vient de s’en prendre un coup dans l’aile, qu’il va falloir changer la donne.

COUPS DE FEU DANS LA SIERRA, dans son apparente simplicité linéaire est un western beaucoup plus riche et ambigu qu’on ne le pense, il marque un tournant, comme trois ans plus tard les films de Sergio Leone marqueront aussi un jalon. Robert Aldrich avait montré le chemin dès 1954 avec VERA CRUZ, Peckinpah enfonce un peu plus le pieu. Je pense aussi au superbe et crépusculaire IMPITOYABLE d’Eastwood (1992) dont le personnage de William Munny, pas un homme de loi, mais un tueur vieillissant, lui aussi déphasé, était contraint de reprendre un petit boulot pour survivre.

COUPS DE FEU DANS LA SIERRA un film passionnant au regard de ce que son réalisateur filmera ensuite. On pense un peu à Ford au début, puis à l’apprêté d’un Boetticher, à Don Siegel, dont Peckinpah fut l’assistant en début de carrière, les chiens ne font pas des chats. Le dernier plan est juste magnifique de pureté, Steve s’affale, sort du cadre, laissant le décor vide. Une page vient de se tourner.


couleur - 1h35 - format scope 1:2.35   


7 commentaires:

  1. Lu. C'est aussi un de mes préférés de Peckinpah. Je le trouve très abouti et cette fausse simplicité narrative comme tu le soulignes n'est qu'un paravent. C'est beaucoup plus ambigu que ça. Je ne l'ai vu qu'une fois, mais j'ai hâte de le revoir, déjà. Le Major Dundee m'a par contre un peu déçu. Je trouve que là, pour le coup, Peckinpah a été trop ambitieux et que ça se perd dans le fil narratif. Qu'est-ce que t'en penses ?
    freddie

    RépondreSupprimer
  2. Major Dundee fait partie des films qui ont été remontés par le Studio, je ne suis pas certain qu'on en connaisse la forme définitive un jour. Mais découvert sur le tard, j'en avais aimé la complexité, l'opposition des deux personnages (Heston et l'autre, Harris ?...).

    Tiens, j'ai écrit sur un film que tu adores, un très gros morceau, si gros qu'il va falloir y retravailler avant diffusion !

    RépondreSupprimer
  3. Un film que j'adore ? Hahahah, je suis bien curieux. Laisse moi deviner... Un Lubitsch? Un Mankiewicz ? Un Max Ophüls ? Ou un Fritz Lang ? Arf, j'ai hâte de lire ça. Pour Peckinpah, tu as raison. Tavernier dit la même chose. Me suis également procuré une étude sur le cinéaste. Pas encore lu, mais je pense y trouver des pépites.
    Amicalement, freddiefreejazz.
    P.S. En ce moment, j'explore à fond William A. Wellman.. Et ben, j'ai pas terminé......
    Super doc sur Youtube (ça s'intitule Wild Will A rebel in Hollywood).

    RépondreSupprimer
  4. Lubitsch ? Max Ophüls ? Fritz Lang ?
    Plus récent. Il a toujours filmé en couleur. Mais point commun avec c'est trois-là, il est d'origine européenne.
    J'ai un bouquin sur Peckinpah, écrit par François Causse, paru en 2001. Très bonne étude, bien fouillée.

    RépondreSupprimer
  5. Le bouquin sur Peckinpah que j'ai commandé et reçu, c'est celui de Fernardo Ganzo. Bel objet. Contextes, entretiens, et critiques et de belles photos pendant les tournages. Une somme que ça m'a l'air ce bouquin. Pendant les vacances, j'espère le lire et l'étudier.
    Arf, je ne vois toujours pas. Quoi que... attends... Ne serait-ce pas un Sergio Leone ? Je brûle, je brûle ?
    Ah, y a le Klute que tu commentes. Vais lire ce que t'en dis. Je ne l'ai toujours pas vu celui-là.

    RépondreSupprimer
  6. Yes, un Sergio ! TON Sergio !

    RépondreSupprimer
  7. Mazette ! Je saute de joie, déjà. Et j'ai bien envie de le revoir (pour la énième fois) car ce film est si riche d'enseignements. Sûr qu'il y a des choses que je n'ai pas vues ou bien vues... ;-)
    freddie !

    RépondreSupprimer