vendredi 19 mars 2021

ARSENIC ET VIEILLES DENTELLES de Franck Capra (1941 - 44) par Luc B.

Est-ce qu’on tient là un des films les plus drôles du cinéma ? En tout cas, il est sur le podium. C’est une réalisation à part dans la carrière de Franck Capra, adapté d’une pièce à succès de Broadway par Julius et Philip Epstein, scénaristes entre autres du mythique CASABLANCA. Un succès tel que le contrat stipulait que le film ne devait sortir qu’une fois les représentations terminées. Résultat : le tournage a lieu en octobre 1941, et le film sort sur les écrans en septembre 1944, trois ans plus tard !

Franck Capra est l’inventeur de ce qu’on appelle la screwball comedy. Une comédie qui va à cent à l’heure. L’autre classique du genre étant L’IMPOSSIBLE MONSIEUR BÉBÉ de Howard Hawks, avec le même Cary Grant. C’est avec NEW YORK-MIAMI (1934) que Capra impose ce style, sa méthode est toute simple. Si sur le papier une scène durait une minute, il demandait à ses acteurs de la jouer en quarante secondes. Répliques débitées à la mitraillette, on ne marche pas, on court. Capra a aussi innové en enregistrant les projections témoins afin de savoir où fusaient les rires, et adapter le montage en conséquence, resserrer ici, respirer là, pour que les rires n'empiètent pas sur la réplique suivante. Le rire est une science exacte. On lui doit aussi, comme plus tard Hitchcock ou Kubrick, d’avoir son nom au-dessus du titre sur l’affiche, inscrit comme une franchise. En France, on allait voir un Belmondo, écrit en gros, peu importe que ce soit en réalité un Verneuil ou un Lautner.

Avec NEW YORK-MIAMI et ses 5 oscars premium (film, réalisateur, scénario, acteurs principaux, il faudra attendre VOL AU DESSUS D’UN NID DE COUCOU pour redoubler l’exploit) Capra devient le réalisateur le mieux payé d’Hollywood. Célèbre pour ses comédies du peuple avec James Stewart ou Gary Cooper, M. SMITH AU SÉNAT, L’HOMME DE LA RUE, M. DEEDS, qui injectaient du social et du politique, son chef d’œuvre est l’inusable LA VIE ET BELLE (1946). Qui avait été un bide.

– Bah, m’sieur Luc, il est pourtant hyper connu ce film, tout le monde l’aime ? 
– Oui, Sonia, mais…

Parce que sorti juste après-guerre quand les gens avaient autre chose en tête, abandonné au fond d’un tiroir, un mec de la RKO a oublié d’en relancer les droits. Le film tombe dans le domaine public. Quand d’autres réalisateurs ciné ou télé avaient besoin d’un extrait de film pour illustrer la période de Noël dans leurs propres films, ils prenaient LA VIE ET BELLE car c’était gratos. Voilà pourquoi on voit dans plein de films américains des familles regarder le film de Capra à la télé entre les huîtres et la dinde. Du coup, les gens se sont dit : mais c’est quoi ce truc en noir et blanc qu’on voit toujours à l’arrière-planLA VIE ET BELLE a gagné son statut de film culte 30 ans après sa réalisation.

- M’sieur Luc, vous aviez déjà causé de ce film, on pourrait peut-être passer à celui du jour ? 
- Si j’vous emmerde, Sonia, faut le dire…  
 
Bon, ARSENIC

Le problème c’est qu’on ne peut pas trop en dire pour ne pas déflorer l’intrigue. Mortimer Brewster est un auteur à succès, plus misogyne tu meurs, on lui doit « La bible du célibataire » ou « Méfiez-vous du mariage ». Au début du film il entre justement incognito, planqué derrière des lunettes noires, dans la salle des mariages du tribunal au bras de sa promise, Elaine Harper. Devant un préposé sourd comme un pot, il est obligé de hurler son nom, s’enfuit pour éviter des paparazzi. Puis saute dans un taxi pour aller embrasser ses deux vieilles tantes à Brooklyn, avant de partir en nuit de noces aux chutes du Niagara.

Il bécote sa femme dans le cimetière adjacent, c’est un grand romantique. Réplique admirable : « - Mortimer, il faudra m’aimer aussi pour mon esprit…  - Chaque chose en son temps ! ». Le taxi attend devant la maison et y restera tout le film, running gag fameux. A un moment Mortimer Brewster sort de chez ses tantes en hurlant au chauffeur « Appelez-moi un taxi ! » et le mec s’exécute, arrête un taxi dans lequel Brewster s’engouffre !

Abby et Martha Brewster, les tantes, vivent avec leur neveu Teddy. Un peu timbré, il se prend pour Roosevelt. A chaque fois qu’il monte l’escalier jusqu’à sa chambre, il fait mine de brandir un sabre en hurlant « Chaaaaarge !!! » persuadé de monter à l’assaut de la colline de San Juan. Les tantines lui demandent de descendre à la cave pour creuser le tunnel de Panama. Habillé en explorateur et armé d’une pelle, le neveu s’exécute.

Situation tout à fait banale car tout le monde connaît le grain de folie de Teddy. Mais quand Mortimer découvre un cadavre dans un coffre en bois, y'a un malaise. Il est temps de faire interner le neveu dingo. Les vieilles filles espiègles, qui trottinent comme des gamines, rassurent Mortimer : Teddy n’a rien d’un tueur sadique. Le défunt dans le coffre est monsieur Hoskins, un bon chrétien, un vieil homme seul, malheureux, et Teddy ne fait que lui offrir une digne et dernière sépulture, persuadé que le malheureux est un soldat mort de la fièvre jaune. « C’est le onzième » dit une tante, « non, le douzième » corrige l’autre. Mortimer commence à comprendre se qui se trame…

L'intrigue se développe par étapes successives, on franchit à chaque fois un palier supplémentaire dans la folie furieuse. Les rebondissements s’enchaînent à la minute. Cary Grant multiplie les mimiques, se démène comme un diable, il ne marche pas mais bondit, halluciné par l’inextricable et macabre situation. Quand interviennent deux nouveaux protagonistes.

Jonathan Brewster, le frère psychopathe et tueur en série échappé de prison et son complice, un pseudo chirurgien plastique alcoolo, le docteur Einstein, joué par le génial Peter Lorre, CASABLANCA, M. LE MAUDIT. Qui a modifié le visage de Jonathan pour échapper à la police. Running gag génial, car tout le monde pense connaître ce type… « Qui vous a fait un visage comme ça, Hollywood ? ». Le mec a la tête de Boris Karloff, l’interprète de FRANKENSTEIN, cicatrices comprises ! Et ce qui est génial, c’est que le rôle de Jonathan au théâtre était tenu par Boris Karloff !  

A partir de là, Franck Capra adapte sa mise en scène, reprenant les codes du film fantastique. Image nocturne, photo contrastée, amorces baroques de premier plan, profondeur de champ, musique angoissante, visuellement c’est juste superbe. Scène géniale sur fond de Marche Funèbre de Chopin où la silhouette de Teddy descend à la cave un cadavre sur les épaules, le coffre qui grince horriblement, le chat dont on écrase la queue. 

Plus tard ce plan à la cave avec Einstein assis dans les escaliers, la rampe oblique comme un couperet sur son cou, l’ombre de Jonathan sur le mur, énorme et menaçante. Capra ne fait pas du théâtre filmé, il exploite le moindre recoin de son décor quasi unique, en multipliant les mouvements de caméra et les axes, plongées / contre-plongées.

Le dernier acte est rythmé par les coups de sonnette, d’autres personnages débarquent, complètent la troupe. O’Hara le policier ras du bulbe qui se pique d’écrire du théâtre, la pauvre Elaine délaissée qui attend toujours sa nuit de noce, Whitherspoon le directeur de l’asile Happy ValTeddy est censé être interné, le commissaire de police…

Capra orchestre ce chaos avec maestria, mais sans y injecter ses thèmes personnels, raison pour laquelle ARSENIC est à part dans sa filmographie. Il l’a d’ailleurs regretté par la suite. Il réalise pourtant le mètre étalon du genre, adaptation de pièce de théâtre, on pense chez nous à des HIBERNATUS ou OSCAR d’Edouard Molinaro, avec un De Funès survolté. 

Si on peut regretter que le personnage d’Elaine Harper soit un peu relégué à l’arrière-plan (délicieuse Priscilla Lane, juste 10 ans de carrière car préférant rester au foyer) tous les autres sont géniaux. Les tantines craquantes et le neveu timbré (dont les interprètes sont les mêmes qu’à Broadway), le duo Einstein et Jonathan, et bien sûr Mortimer, une des compositions les plus survoltées du génial Cary Grant. Ce film, c'est de la folie en barre, une mécanique aux rouages parfaitement huilés, qui frise le surréalisme à force de surenchères. Pour preuve la dernière réplique du chauffeur de taxi, lessivé d’attendre : « je ne suis pas taxi, je suis une cafetière ». Ne me demandez pourquoi…


noir et blanc  -  1h55  -  format 1:1.37


 

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