vendredi 26 février 2021

LORD JIM de Richard Brooks (1965) par Luc B.

Alors ça, c'est du film d'aventures ou je ne m'y connais pas.  Aventures au sens noble, un long voyage plein d'embûches dans une jungle hostile et aux confins de l’âme humaine. Une histoire de rédemption, une histoire de deuxième chance. Richard Brooks adaptait le bouquin de Joseph Conrad, dont qu’il connaît bien l’univers, allant jusqu’à voyager en extrême Orient sur les traces de son héros pour se nourrir de son univers, et par la même occasion, repérer des lieux de tournages, on n’sait jamais…

Richard Brooks affiche un sacré CV. Reporter, éditorialiste radio, romancier, scénariste sur LES TUEURS (Robert Siodmak, 1946) ou KEY LARGO (John Huston, 1948), on lui doit ensuite des réalisations comme GRAINE DE VIOLENCE, où on entendait du rock’n’roll pour la première fois au générique, le « Rock around the clock » de Bill Halley, BAS LES MASQUES avec Bogart, un des meilleurs films sur la presse, le superbe western LA DERNIÈRE CHASSE, LA CHATTE SUR UN TOIT BRÛLANT, DE SANG FROID d’après Truman Capote, le célèbre LES PROFESSIONNELS qui réunissait Burt Lancaster, Lee Marvin, Robert Ryan, ou encore À LA RECHERCHE DE MISTER GOODBAR avec la jeune dévergondée Diane Keaton… Bref, un gars qui touchait sa bille avec une caméra, j'ai dans les tuyaux ELMER GANTRY, je ne sais pas encore quand, mais avant que vous soyez vaccinés, c'est certain. 

LORD JIM c’est le film de sa vie, les producteurs en attendaient beaucoup en termes d’action, de péripéties, et donc d’entrées… Ca n’a pas été un succès, le public s’attendait à ne voir qu’un grand spectacle pyrotechnique, alors que Brooks injecte de la psychologie à ses personnages.

Lord Jim c’est Peter O’Toole, qui trouve là un de ses meilleurs rôles, assez proche de son personnage dans LAWRENCE D’ARABIE. C’est d'ailleurs parce que le film de David Lean avait été un immense succès, que la Columbia a signé un chèque à Brooks, espérant répéter l’exploit, imaginant déjà le beau blondinet svelte et baraqué lancé dans mille péripéties. Il ne sera à l’écran qu’un type rongé par le remord, la honte et les doutes. Tu parles d’un héros !   

Jim est un officier marin fraîchement diplômé, idéaliste, contraint de revoir son plan de carrière à la suite d’une blessure. Soigné à Java, il prend la fonction de lieutenant sur un vieux rafiot rongé par la rouille, le Patna, qui emmène des musulmans vers La Mecque. Tempête, brouillard, accident. Le commandant ordonne à son staff de quitter le navire, abandonnant ses passagers à une mort certaine.

Sauf que le Patna ne coule pas. Jim a mauvaise conscience, avoue sa lâcheté devant le tribunal maritime, il est radié, condamné à redevenir un obscur skipper. C’est ainsi qu’il rencontre Stein, qui fait dans l’import-export, qui lui propose d’acheminer une cargaison d'armes vers un village reculé de la jungle, pour lutter contre un dictateur de pacotille, le Général. Voyage au coeur des ténèbres... 

Si ça vous rappelle APOCALYPSE NOW c'est normal, Coppola s’était lui aussi inspiré de Conrad. Il y a une filiation entre le Général et le colonel Kurtz que jouait Marlon Brando. On retrouve des images communes aux deux films, dérive du bateau le longs des rives dévastées par la guerre, et ce montage alterné lors d'une cérémonie, les bruits extérieurs de la fête masquant une séance de torture, Jim se faisant charcuté à la lame de couteau rougie au feu par le Général (qui cherche à s'emparer des munitions). Le blond Peter O’Toole n’est pas sans rappeler aussi Martin Sheen, l'occidental qui en a gros sur la conscience et devient le héros des autochtones. Ce sont d’ailleurs les villageois qui le surnomment "Tuan Jim" : Lord Jim.    

Tout l’enjeu du film est là, résumé dans une réplique de Jim à la toute fin : « Hier j’étais soi-disant un lâche, aujourd’hui un héros. Il y a entre les deux notions l’épaisseur d’une feuille de papier. Un lâche et héros ne sont que des hommes ordinaires, qui soudain en une seconde, décident d’un truc pas ordinaire ».

Il y a au début du film de très beaux plans avec des surimpressions d’images, un écran comme partagé en deux, avec Jim d’un côté et ses fantasmes de héros de l’autre. Images que l’on confrontera plus tard avec la réalité du terrain. Pour Jim, la rédemption ira jusqu’au sacrifice.

Mais avant d’en arriver là, il va se passer pas mal de choses, le film de Richard Brooks n’étant pas avare en péripéties, carnavals de rues colorés ou jonques dans la brume, trognes patibulaires, borgnes, contrebandiers, mercenaires, à chaque fois joués par des acteurs fabuleux. On croise Curd Jurgens qui joue le vénal et alcoolique Cornélius, le despotique Général est interprété par Eli Wallach, le Tuco de Sergio Leone, qui s’est fait une gueule d’enfer, les tempes rasées, sourcils noirs, et parlant avec un accent français ! Plus tard dans le film apparaît l’ignoble commandant Brown, là c’est James Mason qui s’y colle. Schomberg, le type qui tient l’amirauté du bled, une crapule corrompue jusqu’à la moelle, c’est Akim Tamiroff, un des acteurs fétiches d’Orson Welles, c'est lui qui se fait étrangler dans la chambre d’hôtel dans LA SOIF DU MAL, la moumoute de travers.

Le film est tourné à Hong Kong, au Cambodge, dans le golfe du Siam, le format panavision’70 rend à l’écran de somptueux paysages, raison pour laquelle je ne vous ai collés que des photos en hauteur ! On n’est pas dans la carte postale touristique et les reconstitutions exotiques en toc des films hollywoodiens des années 30, Richard Brooks connaît son sujet, reporter de formation, il injecte du réalisme à ses images. On tiquera juste sur l’actrice Daliah Lavi (une israélienne !) qui joue la belle villageoise, superbe brune ténébreuse à la Rachel Welsh, mais un poil fadasse qui a montré ses jolies formes dans MATT HELM !

Le tournage a été compliqué. Les acteurs ont signé pensant visiter du pays avec un beau chèque à la clé, mais les conditions climatiques ont été désastreuses. Et dans ces années-là au Cambodge, les Etats Unis n’étaient pas en odeur de sainteté. Le prince Sihanouk persuadé que la CIA avait infiltré le tournage, exigea que ses soldats soient incorporés comme figurants, pour espionner l’équipe de production !

Le naufrage du Patna, l'évasion de Jim dans un linceul, la contre-attaque des villageois, la percée des hommes de Brown, le canon chargé de pièces d’or, sont autant de moments remarquablement mis en scène, dans cette magnifique fresque d’aventures dominée par l’interprétation incandescente de Peter O’Toole.


couleur  -  2h30  -  scope 1:2.39

Bande annonce originale, l'image est un peu crade, dommage...

8 commentaires:

  1. Lu à l'instant. Mais je ne sais pas pourquoi (peut-être cela vient-il de l'édition Wild Side que je possède), je n'ai jamais accroché à ce film de Richard Brooks. Dans la filmographie du cinéaste, je préfère largement In Cold Blood, Graine de Violence, Elmer Gantry et Les Professionnels bien sûr. Mais ce Lord Jim m'apparaît comme un grand film malade, un peu foutraque aussi dans sa mise en scène. Y a bien sûr quelques scènes magnifiques avec un O'Toole qui transpire son personnage. Une réflexion sur l'héroïsme comme tu le rappelles aussi. Mais, tu vois, avec son côté suranné et même un peu kitsch, ça n'est pas le film que je reverrai de si tôt. Sinon, là, je continue d'explorer Peckinpah (toujours pas vu Major Dundee), Claude Chabrol (magnifique La ligne de démarcation), Martin Ritt (Norma Rae, Hud), King Vidor (ses premiers films parlants), et quelques cinéastes italiens (L'héritage, La fille à la valise, Un été violent, Le professeur, ça te dit quelque chose, j'imagine... ;-) ). Y a tellement à découvrir et à redécouvrir. En attendant, longue vie au Deblocnot' ! Et bises à l'équipe.
    freddiefreejazz (en arrêt de travail après opération chirurgicale...)

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    1. Content de te lire "Free" Freddie. Et bon rétablissement (en espérant que cela soit bénin).

      Profites de ton arrêt pour écrire quelques chroniques...

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    2. Salut Bruno. Content de te lire aussi. Je découvre ton message à l'instant. Je pense m'en remettre très vite, je l'espère aussi. Je serre les dents mais ça va. Je me demande si effectivement je ne vais pas envoyer à Luc quelques chroniques pour le site de Deblocnot. J'en sais rien. S'il veut me soumettre un sujet, ou je ne sais quoi, qu'il n'hésite pas à me contacter, même si je me sens un peu diminué.

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  2. Salut Freddie. Heureux de te lire ici, puisque nous sommes bannis d'Amz ! Une chronique sur Elmer Gantry est prête... Film foutraque, oui un peu, à l'image de son héros, sans doute. Mais quel souffle épique ! Et quels acteurs ! Un rythme qui ne faiblit pas malgré ses 2h30. Major Dundee est le grand oublié des films de Peckinpah, grande composition de Charleton Heston. Je ne connais Le Professeur que de réputation, film quasi invisible, un des plus grands rôles de Delon, qui dans ces années-là était au top. Bonne convalescence, j'espère que ce n'est pas trop grave.

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  3. Ecrire sur Amz me paraît de plus en plus indécent et contreproductif... Et pourtant, je persévère (c'est con quand même, vu ce qui se passe : censure généralisée, etc.). Tu vois, là, par exemple, qu'est-ce que je vais m'emm... à leur parler de la dernière oeuvre de Carla Bley (le magnifique et très simple "Life Goes on" chez ECM) ? En parler sur Amz, ça serait enlever à ce disque toute sa valeur, toute son humanité. C'est un disque à part, qui te régénère et parle vraiment de la Vie. Steve Swallow, Andy Sheppard et la pianiste sont sereins comme jamais il ne l'ont sans doute été auparavant. Résultat ? C'est pour moi la musique d'un autre monde. Idem avec quelques oeuvres de Kafka. A quoi bon écrire là-dessus sur ce site marchand nauséabond ? Je m'essouffle, tu vois, je fume trop (c'est pour ça que j'ai été opéré) et même si je reprends ici et là quelques vieux commentaires (que je relis, corrige, amende, etc.), je suis un peu désillusionné par le monde de la culture. On est seul ou solitaire avec la culture, il me semble. Profondément seul. Un livre, un film, un disque : ce soir, si j'en parlais, j'aurais l'impression d'être un maquereau. Ce monde est un monde de p u t a i n s, tu sais. Orson Welles le disait, John Huston et Malcolm Lowry aussi. On est profondément seuls parce que les personnes qui aiment les belles choses sont rares, et forcément isolées, souvent incomprises, toujours à la marge, nécessairement esseulées. Et ce lait là n'est pas pour moi. ;-) Je t'embrasse et merci pour ton message.
    Freddie

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  4. P.S. Hâte de te lire sur Elmar Gantry.

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  5. Freddie, quand tu écris sur le site Amz, tu parles à une audience énorme. Donc ce n'est jamais vain. Parler d'un disque rare sur un média très grand public ne rabaisse pas l’oeuvre en question, cela permet juste de la faire connaître au plus grand nombre, à condition d'en parler correctement, de se faire comprendre, susciter l'intérêt, de ne pas l'édulcorer, de trouver les mots pour que chacun s'y retrouve.

    Il n'y a aucune indécence là dedans. Ca, c'est du snobisme mal placé ! On peut parler de tout et à tout le monde. Chacun fera son marché. Tu as une ouverture, une occasion, alors tu t'y engouffres. Il y aura toujours quelqu'un pour te lire, te comprendre, et te suivre.

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    1. Et trouver les mots justes ça n'est pas une mince affaire... Aussi, j'ai toujours la crainte que ce que j'écris ne soit pas compris ou alors trop ceci ou trop cela. J'espère ne pas être dogmatique surtout, ça ne sert à rien. Mais ma crainte est parfois aussi de tomber sur des récalcitrants qui ensuite épingleraient l'album (ou un film ou un livre) parce que ça ne leur plairait pas du tout par exemple... Faire connaître, c'est une chose, mais au final, ça laisse la porte ouvertes aux cochons et aux gros c... (tiens, ça rime). Bref, la porte ouverte à la mauvaise réception. Remarque, ça m'arrive, après un conseil, une recommandation, de passer complètement à côté... Peut-être faut-il les accepter, au final, toutes ces critiques, même négatives... Et s'en foutre un peu...

      Après "me suivre", non, ça n'est pas le but. Je ne suis pas "prophète", l'ami, et je ne cherche pas à faire des "disciples". ;) Suis pas Elmer Gantry, ça non... ;) Justement, ce qui me chagrine, c'est cette histoire de "marché", mais aussi de prêchi-prêcha. T'as lâché le terme adéquat : "marché". Amzn est un vaste marché. Mon but, avec ses limites, c'est de susciter surtout de la curiosité parmi les jazzeux quand je parle "jazz". Pas sûr qu'un rockeux par exemple y trouve son compte. Y a un tel fossé je trouve. Mais si je peux susciter juste de la curiosité et du partage... Le partage, c'est ce qui fait avancer l'humanité, dit-on... Enfin, je n'en sais rien. Et je dis sans doute un paquet de conneries, comme d'hab. ;)
      Freddie

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