jeudi 11 février 2021

LA TÊTE PERDUE DE DAMASCENO MONTEIRO d'Antonio TABUCCHI (1997) - par Nema M.

 


- Humm, ça sent drôlement bon Nema…
- Je prépare des tripes, à la façon de Porto Sonia.
- Quelle idée ! Les tripes à la mode de Caen j’aime bien et puis le boucher en vend des toutes faites…
- Écoute Sonia, à défaut de pouvoir voyager au Portugal, moi je voyage en cuisine. Je viens de terminer un super roman qui se passe en grande partie à Porto et ça m’a donné envie
 


Antonio Tabucchi 

De Porto, je ne connaissais rien. Si ce n’est le Porto que je bois à l’apéritif (quand je ne prends pas un whisky…). Je n’avais même pas dans l’idée que c’est un port et qu’il est à l‘embouchure d’un fleuve, le Douro. Nulle en géographie. Et puis j’ai lu ce roman d‘Antonio Tabucchi, « La tête perdue de Damasceno Monteiro ». Tabucchi, un auteur italien mais un passionné du Portugal, un écrivain humaniste et réaliste, avec un style alerte et fluide, avec des descriptions claires et lumineuses des rues, des quartiers, des parcs ou des intérieurs des maisons et des personnages, tellement là, vivants attachants ou au contraire écœurants, alors forcément cela conduit à entrer dans le jeu et à voyager !

 

Nous sommes au milieu des années 1990. Lisbonne est en plein travaux pour l’Exposition Internationale. Il fait beau et chaud. Le héros de l’histoire de l’homme sans tête se nomme Firmino, un jeune homme, encore étudiant en littérature (il travaille sur "l’influence de Vittorini sur la littérature portugaise de l’après-guerre" ; pour votre information Elio Vincenzo Vittorini était un écrivain antifasciste italien, bref une sacrée thèse hyper pointue) et journaliste pour le quotidien « Ce que le citoyen doit savoir » pour se nourrir. Oh, il ne s’agit pas d’un grand journal, la rédaction est logée dans un immeuble modeste et le personnel est plutôt restreint. Mais le directeur a des idées bien arrêtées à la fois sur les sujets que Firmino doit traiter mais aussi sur le style à employer (plutôt racoleur, genre tabloïd…). Firmino vient tout juste de terminer une série d’articles sur le cas d’une femme tuée par son mari à coups de couteau. Son directeur l’envoie à Porto, immédiatement.

 

Porto. Bof. Mauvais souvenirs d’enfance pour Firmino, des Noëls passés chez une tante et un oncle dans cette ville, avec cette horrible soupe de chou vert que les habitants de Porto adorent, tout comme les tripes. L’envoyé spécial doit aller se loger à la pension Rosa. A son arrivée, et malgré son a priori négatif, Firmino trouve une pension agréable et tenue par Dona Rosa, une femme qui a beaucoup de classe et qui, de toute évidence, connait le directeur du journal ainsi que tout ce qu’il faut savoir sur Porto et ses notables.    

Porto : Rua das Flores
Porto : Rua das Flores

La première personne qui est interviewée par Firmino, est Manolo le vieux gitan. Magnifique récit de la découverte du corps sans tête par Manolo. Ce gitan qui a été comme un roi pour sa communauté et qui vit désormais dans une pauvre baraque dans un terrain vague ; le Gitan libre d’Espagne et du Portugal qui rêve encore de ses chevaux au milieu des carcasses de voitures. Le corps sans tête était là, à quelques mètres de la baraque, dans un fourré. Manolo donne une description du corps, celui d’un homme jeune, qui portait un T-shirt avec une inscription Stones of Portugal. Pour éviter toute erreur de communication, Firmino raconte systématiquement à son directeur, au téléphone depuis la pension Rosa ce qu’il découvre et prend les consignes sur ce qu’il doit écrire (ou pas).

Firmino est également d’une certaine manière conseillé par Dona Rosa. Il doit investiguer sur l’origine du T-shirt (non, ce n’est pas un objet publicitaire pour un groupe de rock, désolée les copains du Blogue…). Il va également être en contact avec un mystérieux interlocuteur, d’abord par téléphone, puis dans un jardin public : un ami d’enfance de Damasceno le corps sans tête. A propos de la tête, grâce à Dona Rosa, Firmino peut la voir juste après sa découverte (pas fraiche la tête, je vous préviens) un peu avant qu’elle ne soit confiée à la police. Il prend des photos : il y a un petit trou sur une tempe… et la coupure niveau du cou est très bien faite, comme si on avait utilisé une scie électrique. Damasceno a été assassiné. Pourquoi ? Par qui ? L’enquête se poursuit tout doucement mais sûrement. On déambule dans Porto et Firmino, muni d’un guide touristique découvre une ville attachante, des cafés et restaurants où il fait bon échanger quelques mots avec les serveurs…

 

Il faut défendre les intérêts de la famille de Damasceno Monteiro. Quoiqu’il ait fait, il faut que le crime soit jugé et que le ou les meurtriers soient condamnés. Firmino comprend grâce à l’ami d’enfance, Leonel Torres, qui a été témoin des évènements d’une partie de la nuit où Damasceno a été tué, que la police a joué dans cette histoire un rôle très louche. C’est là que va commencer à intervenir un second personnage, essentiel au roman : l’avocat Fernando de Mello de Sequeira, dit maître Loton (parce qu’il y a une certaine ressemblance avec Charles Laughton l’acteur…). Obèse, bon vivant, issu d’une très grande famille de Porto et plein de fric, maître Loton prend l’affaire en mains. La première rencontre de Firmino avec Don Fernando est surprenante : un vieil immeuble, un rez-de-chaussée, une porte qui s’ouvre automatiquement et installé dans un fauteuil dans la pénombre, un Don Fernando cigare à la main (et verre de Porto non loin) qui pose au jeune journaliste un grand nombre de questions y compris sur ses travaux de thèse. Et quand Don Fernando explique quelque chose, il ponctue ses phrases d’un « vous comprenez le concept ? » qui oblige Firmino à acquiescer d’un « je comprends le concept ». 


Tripes à la mode Porto de Nema 😋

Trafic de drogue, implication de la police, rôle du Grillon Vert, ce type abject qui mène une double vie entre grand banditisme et forces de l’ordre, manipulation potentielle de la justice, comment déjouer les pièges d’une affaire qu’il faudrait pour certains à tout prix étouffer ? Firmino continue ses interviews, très étroitement coaché par Don Fernando et le directeur du journal : on publie une interview juste après une déposition à la police et on le fait dans un style qui permet d’avoir un très gros tirage du quotidien. Une façon de sauvegarder les dires des uns et des autres et de protéger le peu de vérité que l’on arrive à reconstituer. Pas simple. Les dialogues entre Don Fernando et Firmino, ou plutôt les longs discours de Don Fernando pour expliquer le pourquoi de cette vérité nécessaire et même indispensable à une justice équitable sont passionnants. Et ils passent très bien car il y a bien souvent de petites digressions autour d’un repas et de spécialités culinaires de Porto…

Difficile, Firmino a finalement bien compris ce qui s’est passé cette nuit-là, mais malgré une très belle plaidoirie de Don Fernando, les méchants, et surtout le Grillon Vert, ne seront pas condamnés à la hauteur du crime commis. Quoique… Rebondissement ? Suspens, je n’en dirai pas plus.    

 

Antonio Tabucchi est né à Pise et mort en 2012. Il est l’auteur d’une 20aine de livres. Il a également collaboré à de nombreux journaux et a enseigné à l’université de Sienne, à New York, au Collège de France.   

 

Bon voyage depuis votre canapé !

 

255 pages Folio


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