La légende
raconte qu’à court de fric pour débloquer un projet théâtral, Orson Welles, qui
s’apprête à monter dans un train, appelle le patron de la Columbia, le
redoutable et irascible Harry Cohn, pour lui dire :
- J’ai trouvé une super histoire, combien tu me donnes pour
acheter les droits ?
- Ca raconte quoi ?
- Ca raconte quoi ?
Welles prend un
bouquin au hasard sur un présentoir, lit la quatrième de couverture : un polar,
une garce, des meurtres.
- J’écris, je
joue, je réalise, je produis. Il me faut 55 000 dollars, maintenant.
- Ok, je t'envoie ça.
- Ok, je t'envoie ça.
Avec Orson Welles il faut se méfier. Le gars a nourri sa propre légende. Vérité, mensonge, travestissement, illusion, manipulation, trucage. Passionné de prestidigitation, souvenez-vous du générique de la série télé dans les 70’s « Les Mystères d'Orson Welles » où il apparaissait dans le brouillard vêtu d'une cape comme Mandrake, et de son canular radiophonique « La Guerre des mondes » (1938) qui effraya le soir d’halloween le bon peuple américain. Dans la première version (parodique) de « Casino Royal » où il joue Le Chiffre face à Bond/Peter Sellers (on se pince) il amuse la galerie par ses tours de lévitation. Comme acteur, il s'affublait d'un faux-nez parce qu'il était complexé par le sien. Par contre, les seaux de crème glacée qu'il s'enfilait à longueur de journée, eux, étaient bien réels !
Bref, c’est de ce jeu de dupes et de manipulateurs dont il est question dans LA DAME DE SHANGHAI, une intrigue totalement réécrite, il a avoué ne même pas avoir lu le bouquin !
CITIZEN KANE et LA SPLENDEUR DES AMBERSON ont été des bides commerciaux, LE CRIMINEL (1945) a bien marché mais était une commande alimentaire vite expédiée. Welles avait besoin de se refaire, l’idée géniale étant de mettre en scène son ex-femme, la star Rita Hayworth. Le couple était en plein divorce, mais Hayworth, pas revancharde et intelligente, faisait la part entre le bonhomme invivable et l'artiste génial. Le casting change la donne, et le budget, la production devient un événement, tous les projecteurs sont braqués sur le projet, qui… entaillera un peu plus la cote du réalisateur ! Échec cuisant.
Pour deux raisons. Une intrigue à laquelle personne n’a rien compris, d’autant plus que, mécontent du premier montage, le Studio a charcuté le film*. Et parce que la rousse incendiaire de GILDA était devenue une garce vénale aux cheveux platine ultra-courts. On raconte que c’est pour se venger de son mariage raté que Welles fit couper les cheveux de Rita Hayworth - devant les caméras TV ! C'est faux, n'empêche, le public n’a pas accepté la nouvelle image de l’icône. Elle y est pourtant sublime et plus sexy que jamais, sur ce yacht où elle prend un bain de soleil dévorée du regard par les hommes à bord, moulée dans un maillot noir juste retenu par une fine bretelle. Détail pour briller en société : le yacht utilisé pour le tournage était celui d’Erroll Flynn.
Il faut voir les cadrages sur Rita Hayworth, des gros plans filmés de biais pour que son visage magnifié imprime un maximum de l’image, en plongée, de telle sorte que le spectateur se situe au-dessus d’elle, comme s’il allait éteindre et embrasser l’actrice. Welles n’a de cesse de rendre son ex incroyablement désirable, et croyez-moi, c’est réussi.
Tourné fin 1946, le film ne sort qu’en 1948, planqué au fond d’un tiroir le temps que Rita Hayworth en tourne un autre plus convenable commercialement parlant. On soupçonne le patron de la Columbia Harry Cohn d’avoir sabordé la sortie du film qu’il jugeait offensant, Orson Welles y réglant ses comptes non pas avec son ex-femme, mais avec l’industrie hollywoodienne. Welles s’y donne le rôle d’un type manipulé par les crapules du système, reflet de sa propre expérience à Hollywood. Bien que LA DAME DE SHANGHAI soit un pur Film Noir, drame criminel raconté en voix-off, celle du héros-narrateur, c’est avant tout une œuvre d’auteur très personnelle.
L’intrigue débute à Central Park où le matelot Michael O’Hara sauve d’une agression une superbe blonde, Elsa Bannister. Il en tombe raide dingue, on le comprend. Commentaire en voix-off du personnage : « certains flairent le danger, moi pas ». A la minute où Elsa Bannister pose ses yeux sur O’Hara, on sait que ça va mal tourner. La caméra est très mobile, lors du dialogue dans la calèche elle panote rapidement de haut en bas, cadrant tour à tour Elsa assise dedans, et Michael debout à l’extérieur, guidant les chevaux. L’arrivée au garage où Elsa reprend sa voiture est filmée en travelling à toutes blindes, voix-off et répliques de O’Hara se mélangent, les cinéastes de la Nouvelle Vague se souviendront du procédé.
Elsa Bannister propose à son sauveur un poste de skippeur sur le yacht de son mari, avocat renommé, vieux, laid, handicapé. O’Hara est jeune, beau, charismatique. Hum… Toute la troupe part en croisière au Mexique, fêtes et alcool à gogo. Est présent George Grisby, l’associé de Bannister, personnage puant, tête à claques suant à grosses gouttes sous le soleil d’Acapulco. Welles filme en gros plan et contre-plongée ces visages véreux, le montage est sec, ultra-rapide. Un dialogue entre Grisby et O’Hara évoquent les mœurs des requins, capables de s’entretuer lorsqu’ils flairent une goutte de sang.
Qui fera écho plus tard avec une des scènes les plus célèbres du film, Elsa et Michael à l’aquarium municipal, et leurs silhouettes en ombre chinoise qui se détachent sur fond de bassins éclairés où nagent des pieuvres. Elsa soupçonne son mari de connaître son infidélité. Elle confie à Michael : « Il sait pour nous ». Il répond : « J’aimerais savoir, moi aussi ». Ben ouais, coco, toi aussi tu nages en eau trouble…
Welles réalise des images saisissantes, comme la scène où Grisby demande à O’Hara de tuer un homme : lui-même. Une plongée presque verticale sur les deux hommes, avec en contre-bas les vagues de l’océan qui s’écrasent sur les rochers, une profondeur de champ hallucinante qui donne le vertige. C’est cet aspect de l’intrigue dont on ne pige rien, une sombre histoire d’assurance décès, des aveux préalablement signés, mais sans cadavre, une entourloupe dans laquelle O’Hara va tomber aveuglé par la promesse de partir avec Elsa l’enchanteresse. La scène du vrai-faux meurtre est sublime, sur la plage, O'Hara pris au piège, cherchant à fuir les témoins sur le ponton, suivi par une caméra aérienne très mobile. Ou cette scène où Rita Hayworth fuit en courant habillée d'une robe blanche immaculée, de nuit, filmée depuis des arcades.
A son procès, O’Hara sera défendu par Arthur Bannister. Le cocu de l’histoire. Scène géniale : l’avocat Arthur Bannister demande à entendre à la barre le témoin Bannister Arthur. Il s’assoit et fait lui-même les questions et les réponses ! Avant le procès, Elsa et Michael parlent sur un banc. Bon, rien de palpitant, sauf que, regardez. Ils sont filmés d’abord en plan large, le dialogue est long, et la caméra se rapproche si lentement qu’on ne s’en rend même pas compte. Figure de style courante aujourd’hui, mais inédite et sublimée ici.
Et puis arrive la séquence d’anthologie que tout le monde connait sans pour autant savoir d'où elle vient : la fuite vers le théâtre chinois, la chute dans le toboggan, cadrages baroques (Welles venait de voir LE CABINET DU DR CALIGARI de Robert Wiene (1920), must de l’Expressionnisme allemand), les miroirs déformants, la tuerie dans le palais des glaces, un montage dosé à la milliseconde, d'une puissance visuelle ébouriffante.
Si vous avez vu MEURTRE MYSTÉRIEUX A MANHATTAN de Woody Allen qui en fait un pastiche admirable, vous connaissez ces images qui trônent au panthéon du cinoche.
Welles avait déjà utilisé les miroirs pour dupliquer les images de son personnage dans CITIZEN KANE et en sublimer la toute-puissance. Mais ici il joue sur le trouble, le double (surimpression d’images) quelles inventions visuelles !
Elsa apparaît en facettes démultipliées comme sa personnalité schizophrénique face à son éclopé de mari et O’Hara, le dindon de cette triste farce. Un épilogue vertigineux qui culmine avec cette supplique : « I don’t wanna die ». Visez la profondeur de champ, qui relie le visage d'Elsa au premier plan à Michael, prêt à franchir les tourniquets flanqués d’un « Exit ». Par ici la sortie, ma grande.
Le spectateur est comme Michael O’Hara, il n’y comprend que dalle à ce qu'il lui arrive, il sait juste qu’il a été roulé dans une lessiveuse à l’insu de son plein gré, comme dirait l’autre. Orson Welles filme au travers de cette intrigue criminelle alambiquée un hymne à une femme adorée et talentueuse, victime selon lui d’un système qu’il conspue.
Ardu mais fascinant.
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* Eric Von Stroheim, autre cinéaste maudit dont les films ont été charcutés, avait donné ce conseil à Welles : si tu écris, réalises et joues le premier rôle, ils auront plus de difficultés à couper dedans, au risque de tout compromettre. Le conseil était bon, et permettait de limiter les dégâts (sur LES AMBERSON, Welles n'y jouait pas, ce qui a permis au Studio de retourner des scènes entières).
Vu, mais je me souviens de quasiment rien (même pas que la rousse était blonde dans ce film), hormis ce passage dans les miroirs (à moins que je confonde avec un Bruce Lee ...).
RépondreSupprimerDes scènes où un type se pose des questions et change de place pur y répondre, il y en a une dans "une nuit à l'opéra" avec Groucho Marx dans le rôle du schizo ... une autre dans "big eyes" de tim burton qui se passe aussi dans un tribunal. Là, c'est Christoph Waltz (qui au passage pourrit bien le film, tellement il en fait beaucoup plus que dans "inglorious basterds", ce qui n'est pas rien) qui est accusé et s'improvise avocat ...
Sinon, le coup des ombres démesurées expressionnistes, Welles l'emploie beaucoup dans "le criminel" ...