mercredi 16 décembre 2020

RICHARD CORBEN (1.10.1940 - 10.12.2020) RIP


     Un grand maître de la bande dessinée est décédé le mercredi 2 décembre 2020, à quatre-vingt ans, des suites d'une opération chirurgicale. Une annonce tardive le 10 décembre dernier, faite par son épouse, Dona. Un nom pas nécessairement bien connu des plus jeunes, formatés aux images de synthèse, pourtant, insidieusement, son art singulier a laissé une empreinte indélébile, non seulement sur la bande dessinée mais aussi sur le cinéma.


   Richard Corben
est né dans une ferme du Missouri, à Anderson. Une jeune bourgade d'un millier d'habitants. Très tôt, il montre des aptitudes pour le dessin. Un art qui va au-delà de la passion car faisant intégralement partie de son âme. A ce titre, tout comme tous les grands dessinateurs, il n'arrêtera jamais. C'est un besoin vital, et une fois le lycée fini, il part pour Kansas City étudier à l'école d'Art de la ville dont il sort diplômé en 1965. 

     Sans perdre de temps, il est rapidement recruté par une firme travaillant dans l'animation, Calvin Productions. Un travail formateur mais relativement ingrat, dans le sens où son propre travail est noyé dans la masse. C'est une petite main parmi d'autres. D'autant que le jeune homme est passionné d'histoires fantastiques, de science-fiction, d'heroic-fantasy féroce et d'épouvante en tout genre. Richard Corben rêve d'univers nés de l'imagination fertile, et parfois un peu tordue, des H.P. Lovecraft, Robert E. Howard, Abraham Merritt, Clark Asthon SmithRay Bradbury, Edgar Alan Poe et Edgar Rice Burroughs

     Malheureusement, en dépit de quelques petites révolutions isolées émergeant timidement de par le monde, supportant peu ou prou les même influences que Corben, le monde de l'animation et de la bande dessinée n'est pas encore demandeur de ce genre d'olibrius. Il y a bien les comics de super-héros, en particulier la boîte Marvel alors en pleine expansion, mais ça reste pour lui trop étriqué par la censure. 


   Ainsi, il trouve refuge dans ce que l'on va prestement baptiser les "comics underground". Une sphère appelée ainsi parce qu'elle s'adresse à un public d'adultes (avertis), bravant les interdits et les codes. Des codes de la bande dessinée déjà passablement malmenés par quelques fortes têtes et visionnaires, qui se battent depuis des années contre vents et marées, essayant de briser leurs chaînes, parvenant péniblement, à force de stressantes négociations, à ébranler les diktats. Jack Kirby et Steve Ditko en sont les meilleurs représentants. Cependant, même les comics de la Marvel n'osent pas certaines choses, de craintes d'être rattrapés par la patrouille et punis par un arrêt brutal d'une édition ou plus. 

  Aparté   [Peut-être difficile à croire aujourd'hui, mais cette entreprise a parfois eu maille à partir avec la censure pour "apologie de la violence". (même dans les années 70, quelques rares séries ont été interrompues par la censure). Parallèlement, les censeurs n'ont visiblement jamais été choqués par certaines tenues sexy (à commencer par Wonder Woman qui a rapidement troqué la jupette - dont elle a lancé la mode bien avant Mary Quant - contre un maillot échancré et un bustier affriolant), et encore moins de voir de pauvres soldats démunis face à la supériorité physique de super-héros américains (forcément), des homo-superior  (ça fait pas un peu nazi, ça ? ), se faire copieusement rosser avec force haine, du moment qu'ils étaient Russes ou Asiatiques.]

     Bref, c'est dans cette zone considérée par la "bien-pensance" comme le squat de décadents, de pervers et de sadiques friands de violence et d'abominations, que Corben s'épanouit. Un territoire où il n'y a d'autres barrières que celles que lui dicte sa propre conscience. Où le Comics Code Authority est moins lourd, car ces bédés sont réservées à un public d'adultes. Et ça va faire mal. Souvent incompris, Corben soulève des opinions tranchées (comme pour d'autres novateurs). Il est traité de pornographe, de dégénéré, de caricaturiste maladroit, quand d'autres décèle le génie dans son graphisme hors norme et terriblement singulier, l'érigeant alors comme un nouveau roi des planches et des phylactères. Il débute par une petite revue auto-produite, de l'ordre du fanzine, au nom explicite de "Fantagore", avant de rejoindre l'équipe de Jim Warren. Le mage des Creepy, Eerie, Blazing Combat, Vampirella, et plus tard de "1984". Ecurie qu'il quittera lorsqu'il s'apercevra que l'éditeur a retouché les dialogues de "Monde Mutant" pour y incérer des obscénités. 

     Les lecteurs et la rédaction des revues Creepy et Eerie lui ont décerné de multiples prix annuels. Celui du "meilleur réalisateur de couverture", de la "meilleure couverture de l'année", du "meilleur dessinateur", du "meilleur scénariste-dessinateur" et le "prix d'excellence sur tous les plans".


   Une fois n'est pas coutume mais la France ne tarde pas à embrasser son art, à commencer par le magazine Actuel qui publie pour la première fois ses planches en 1972. Mais c'est surtout grâce à la revue fraîchement créée par Jean-Pierre Dionnet et les immenses - et eux-mêmes novateurs de la BD -, Jean Giraud-Moebius et Philippe Druillet, que l'Américain s'implante durablement en Europe, et accroît indirectement son aura sur le territoire Américain. En effet, Métal-Hurlant, puisque c'est de ce mensuel qu'il s'agit, est, à partir de 1977, édité sous le titre Heavy Metal  dans le pays de l'oncle Sam (1). Profitant d'une plus large diffusion, l'Amérique de la bande-dessinée découvre l'un de ses enfants terribles. Plus tard, Métal Hurlant s'implante avec succès dans d'autres pays Européens. 

     En 1977, les amateurs de Rock, en marge de l'univers de la bande dessinée, prennent de plein fouet l'art de Corben grâce une pochette de disque qui va faire date. Encore aujourd'hui considérée parmi les plus emblématiques, celle du "Bat Out of Hell" de Meat Loaf. Remarquable au point d'être récupérée pour des posters qui trônent dans les chambres d'adolescents. Certains n'ont pas hésité à avancer qu'elle a participée à l'immense succès de l'album. Jim Steinman, le compositeur de l'album précité, fait aussi appel à Corben pour son "Bad For Good" de 1981.

     La découverte de son travail s'avère être un terrible coup de morgenstern sur la caboche, un traumatisme ou une épiphanie - c'est selon - pour une pléthore d'apprentis du crayon et du pinceau. Pour l'amateur lambda de planches dessinées, c'est la mise en image d'étranges rêves gothiques et guerriers, ou de cauchemars, fruits de lectures croisées de Lovecraft et des Contes de la Crypte. 

     A première vue, son travail peu académique pourrait paraître relativement grossier. Notamment en raison de quelques proportions fantaisistes, de faciès souvent caricaturaux et d'invraisemblables décors. Tout comme la gestuelle qui peut parfois donner aux personnages - humains, mutants, animaux et monstres divers -des allures de marionnettes rigides. Pourtant, c'est un perfectionniste qui peut aller jusqu'à sculpter un protagoniste récurrent dans une fiction. Un modèle en 3D à étudier pour s'assurer de la crédibilité de ses croquis. Tant dans la forme qu'au niveau des effets de lumières et d'ombres sur les galbes. Fait remarquable, ses sculptures ressemblent en tous points aux modèles. Il se créé ainsi des compléments personnalisés au mannequin articulé. 


   Autre recours, la photographie. Il met à contribution son entourage - les amis, la famille ou les collègues de travail - auquel il fait prendre la pose et l'expression du visage adéquate pour servir de modèle. A l'occasion, il peut les affubler d'accoutrements. Evidemment, lui-même se fait photographier. 

     Un travail pointu effectué en amont, permettant de transfuser une part surprenante de réalité à ses créations. Même dans l'extrême caricature. Il fait se côtoyer des faciès grotesques de mutants, quelquefois insolents de simplicité, et des visages d'une expressivité rare, voire encore jamais réalisée dans le monde de la bande dessinée. Au point où l'on subodore en coulisse qu'il dessine directement sur des photographies ou qu'il utilise des collages. En fait, c'est lorsqu'il passe à la couleur que son talent explose, quand il joue sur des nuances de teintes pour rendre réels les contours d'un corps ou de diverses matières. Il emploierait différents calques de couleur. Une artiste peintre (primée aux USA et en Europe), aussi intéressée par les grands peintres que par les bédéastes, à laquelle j'avais personnellement montré le travail de Corben - il y a de cela maintenant bien des années - m'expliqua qu'il tirait sa technique de l'aérographe ; en ajoutant que l'exécution était vraiment pointue.

     Il y a aussi un exercice remarquable au niveau des ombrages, utilisés pour donner du relief, de la profondeur et de la vitalité, ainsi que pour instaurer une ambiance particulière. Un travail des ombrages aussi poussé était assez rare à l'époque (sinon chez son ami et collègue Bernie Wrightson). Parfois même, sur des plans apparemment des plus simples, un grossissement du dessin révèle un phénoménal exercice dans le détail. Ce qu'a révélé une fois encore l'exposition du festival d'Angoulême de 2018 (qui lui a d'ailleurs discerné un prix pour sa carrière). Un ouvrage sur les ombrages qui a son importance sur des drapés parfois exceptionnels, participant à l'action ou à l'immobilité des personnages. Des drapés flirtant tellement avec le réel, que l'on sentirait presque le déplacement d'air. L'ondulation des drapés d'une cape, d'une toge ou d'un manteau rendent alors tout traits de mouvement superflus.


     On parle de puissance dans son dessin, mais aussi de plans et des compositions cinématographiques. Au point où quelques passionnés qui se sont amusés à faire le parallèle avec certains films, soupçonnent fortement son influence sur des réalisateurs. 

     Autre particularité : les scènes d'affrontement et de pugilat. Alors que généralement une séquence de combat se décline par un mouvement et un corps ébranlé ou projeté sous un coup, Corben, lui, préfère de temps à autre montrer un corps se déformer sous l'impact. Par exemple, un puissant direct dans le nez est traduit par un poing s'enfonçant dans un visage altéré par le choc ; comme s'il s'agissait d'une matière caoutchouteuse. Ou une gerbe de sang projetée par la collision traumatisante d'une massue. En conséquence et en corrélation avec la violence, ses onomatopées de prédilection pour ces moments d'intense rapprochement, sont plutôt de l'ordre des "krak" (évoquant une cassure) plutôt que les doux et rebattus "pow" ou "paf".

     Pour autant, derrière cette violence, il y a surtout une dénonciation de la corruption, de la cupidité et de la duplicité de l'homme. Parfois, ses histoires sont comme une rédemption ou le parcours initiatique d'un pauvre hère, devant apprendre la vie en surmontant de terribles obstacles. 

     On note néanmoins un point faible pour coucher sur le papier l'anatomie des animaux. Notamment les chevaux (une "bête noire" pour de nombreux dessinateurs), qu'il n'aura de cesse d'améliorer au fil des ans. Ceci bien que l'on retrouve des têtes de cheval étonnamment expressives.  

     Malgré tout, il y a toujours de l'humour qui surnage au milieu de décors de désolation, de no-man's land post-apocalyptiques ou d'inquiétant univers extra-dimensionnels, de corps déchiquetés encore fumants et de monstres lovecraftiens. Certes, c'est de l'humour noir, très noir. Un humour qui aura bien laissé quelques traces sur un certain Sam Raimi, étudiant en art cinématographique. Un humour que l'on retrouve dans le trait et dans l'esquisse de mouvements exagérément simplifiés, comme extirpés d'un cartoon, afin de rendre une scène cocasse, ou pour la dédramatiser. 


   A l'inverse, il fait appel à son réalisme pour donner du corps aux cauchemars de Lovecraft et aux rêves sidéraux de Burroughs. Pour transmettre les doutes et les peurs à travers des visages terriblement éloquents. De même pour d'étranges substances, animées par un mal ancien et affamé et que l'on devine  fielleuses et toxiques grâce à la magie de Corben. 

     Une autre particularité de Corben, c'est son goût pour les corps hypertrophiés. Ainsi, ses créations peuvent arborer des corps veineux, pourvus de biceps aussi larges que des cuisses, de pectoraux gonflés prêts à éclater, des plaquettes d'abdominaux et... des appareils génitaux surdimensionnés. Tandis que les femmes offrent de généreuses formes arrondies, et d'imposants seins lourds. Certaines peuvent aussi être copieusement musculeuses et s'avérer de farouches guerrières. Contrairement à ce qu'il a souvent été écrit, Corben n'était pas un machiste borné. Au contraire, il présente souvent des femmes fortes et/ou intelligentes, sans qui le héros ne parviendrait jamais au bout de sa quête. Elles sont généralement pourvues d'une finesse qui fait défaut aux mâles. Au contraire, les hommes sont souvent présentés comme benêts et crédules, guidés par leurs bas instincts et faisant aveuglément confiance à leurs muscles. Il apprécie fort de mettre en scène de féroces amazones ridiculisant des machos vantards.

     Il commence par être son propre scénariste, puis débute de fructueuses collaborations avec principalement Jan Strnad - né dix ans plus tard dans le même comté que lui - avec qui il va réaliser quelques une de ses meilleures œuvres (dont le "Le dernier voyage de Sinbad"). Ainsi qu'avec Bruce Jones (3) - né aussi au Kansas - plus porté sur des histoires courtes que l'on retrouve dans les revues de la firme Warren. D'eux, on retiendra surtout "In Deep" qui, 27 ans avant le film "Open Water",  conte les affres d'un couple naufragé en plein océan, dont encore aujourd'hui, la mise en page et l'illustration soulèvent l'admiration. 


   Sa création la plus célèbre est Den, qui prend naissance au crépuscule des années 60, dans un essai d'animation. Une incarnation excessivement bodybuildée et totalement imberbe d'un timide binoclard filiforme projeté dans une dimension parallèle. Création reprise dans le film d'animation "Heavy Metal", en hommage à la revue de même nom. Une création à laquelle il semble particulièrement attaché, comme s'il s'agissait d'un transfert. Il a d'ailleurs longtemps été un adepte de la fonte qu'il a régulièrement soulevée jusqu'à un âge avancé.

     Malheureusement, à cause d'un éditeur véreux, disparu dans la nature, nombre de ses originaux ont disparu (!). Une des raisons pour lesquelles Corben a pendant des années injustement été absent des librairies. Lui qui a longtemps refusé les propositions des grandes firmes de la BD, préférant les indépendants afin de préserver sa liberté, a dû se résigner à répondre favorablement à Marvel au début du siècle. Néanmoins, on subodore qu'il eut les coudés franches puisque son style si singulier n'a pas changé d'un iota pour reprendre des classiques comme Luke Cage, Ghost Rider, John Constantine, Punisher et surtout Hulk. Pour ce dernier, la touche Corben n'a pas convaincu tous les marvelophiles. En se rapprochant des premières planches du monstre vert de Jack Kirby de 1962, il semble mettre à côté de la plaque. D'autant que sa version semble manquer de puissance. C'est comme si Corben n'était pas totalement impliqué dans son ouvrage (un boulot alimentaire ?).

     Aujourd'hui encore, en dépit de son retour depuis dix ans, il est difficile de trouver certaines de ses œuvres. Notamment les plus anciennes, et parmi les meilleures. Dont les séries "Den" et "Les Mille et une nuits".

Corben par lui-même, à 66 ans.

 Mike Mignola
, le père d'Hellboy, qui a toujours clamé haut et fort ses influences et qui considère Corben comme l'une d'elles, l'invite à poser sa patte sur les histoires délirantes de son diable rouge. Il s'extasie sur son traitement des forêts malades, des édifices décrépis, des cimetières hantés et des entités corrompues.

   Jean Giraut-Moebius dit de celui qu'il surnommait Richard Mozart Corben : "il s'est posé au milieu de nous comme un pic extra-terrestre. Il trône depuis longtemps sur le champ mouvant et bariolé de la bande dessinée planétaire, comme la statue étrange du commandeur, étrange monolithe, sublime visiteur, une énigme solitaire"

   Philippe Druillet : "Un zombie de l'image ! Le choc. Un dingue de plus... Je reçois dans la gueule des images puissantes, folles et d'une justesse non contestable... En clair, aujourd'hui encore les personnages de Corben me foutent la trouille. Son travail n'a pas vieilli, comme celui de tous les grands créateurs"

     Bien sûr, ce n'est pas avec trois ou quatre paragraphes que l'on peut rendre justice à un artiste de l'acabit de Richard Corben et son œuvre. Un perfectionniste et passionné, que l'on disait humble et discret, qui a voué sa vie à son art jusqu'à la fin de ses jours. Un dernier album est paru en novembre dernier. Il y aurait tant de choses à dire encore. De ses peintures à l'huile, qui auraient pu à elles seules faire l'objet d'une carrière. Sa collaboration avec Rob Zombie pour la série "Big Foot". Le partenariat avec sa fille Beth, embauchée pour le seconder à l'encrage. Sa mise en image de poèmes d'Edgar Alan Poe, son association avec Brian Azzarello, son travail du noir et blanc jonglant entre épurement et des cases fourmillant de détails, ses végétaux racornis, desséchés et noueux (la gaste forêt) générant une atmosphère malade ; et l'inverse, avec une luxuriance folle... mais où peuvent se cacher quelques perfides créatures.


(1) Hélas pour les bédéastes européens, la revue Heavy Metal va progressivement éliminer de ses pages les auteurs du vieux continent pour se concentrer sur les compatriotes... Chauvinisme ? 

(2) Jan Strnad sera vite sollicité par DC et Marvel. Il est considéré comme un spécialiste des mondes post-apocalyptiques. 

(3) Un nom prédestiné pour écrire sur le géant vert vénère. Ce qu'il fera avec un "Return of the Monster", considéré par la critique et les amateurs comme une franche réussite.



👍💪🏆♕

3 commentaires:

  1. Oh merde je l'avais pas vu passer celle-là!
    Den c'est une merveille, j'avais acheté une compile dans une brocante, un bijou, mes Métal Hurlant étant perdus corps et bien...
    L'hommage de Moebius est saisissant.
    Neverwhere !...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Métal Hurlant, une sacré bonne revue qui a permis tellement de découvertes de la BD. Avec "Special USA", aussi.
      (je ne sais pas non plus où sont passés les miens)

      Supprimer