Le bonhomme ne
chôme pas, et à mesure que le temps passe et l'âge avance, il redouble de
travail, conscient que ce qu'il lui reste à parcourir est plus court que ce qui a été accompli. Alors que Bruce Springsteen pourrait royalement se reposer sur ses
lauriers, il multiplie depuis plusieurs années les nouveaux projets. Un des
rares du circuit, à ce stade de notoriété, à pouvoir se le permettre, quand
d'autres ne cessent de rabâcher où dépoussiérer leurs archives du grenier.
Petit retour
sur ces dernières années. Une tournée mondiale en big band cuivré qui s'étale
sur plus de trois annés et cinq continents, sans doute ses meilleures prestations scéniques depuis l'âge d'or, et ce "High Hopes" (2014)
enregistré entre deux dates australiennes, avec, outre les nouvelles
compositions, des reprises de groupes du cru (The Saints) et des captations
studio de titres uniquement joués en concert. Donc un album pas tout à fait
comme les autres.
Après
l'écriture d'une autobiographie Springsteen se lance dans celle d'un one man
show introspectif qui donnera "Springsteen on Broadway" captation d'une des 236
représentations au théâtre. Exercice inédit. Puis arrive dans les bacs en 2019 l'album solo "Western Star"
recueil de compositions résolument pop aux arrangements orchestraux soyeux et
rutilants, impossibles à transposer sur scène. Là encore, on ne l'attendait pas
ici. Et cette année, nouvelle livraison avec le retour en force d'un E Street
Band plus compact que jamais.
On pourrait croire que Springsteen avait des trucs à nous dire sur les années Trump ("cela aurait été le disque le plus chiant du monde !" avoue-t-il) mais à part une petite allusion "The criminal clown has stolen the throne" dans "House of a thousand guitars" ou le rageux "Rainmaker" sur un démagogue qui promet la pluie aux fermiers, "Letter to you" est un disque centré sur le temps révolu et celui qui nous reste. Dans une interview il disait (je cite de mémoire) "quand on égrène le nom des amis disparus, c'est comme si on comptait le nombre d'années qu'il nous reste".
"Letter to you" a été enregistré live, en quatre jours. "Darkness on the egde of town" (1978) "The River" (1979-80) ou "Born in the USA" (1984) avaient été enregistrés ainsi, mais sur de longs mois, parfois cinquante prises par morceau, et quelques overdubs. Ici on est en prise directe, sans retouche maquillage. Covid oblige, les séances ont lieu à domicile. Annonçant à son gang du E Street que douze chansons étaient prêtes et que les gars devaient libérer leurs agendas, Roy Bittan (pianiste) lui suggère : "ne nous envoie pas de démos, on verra sur place et on avisera".
Les démos sont des maquettes où Springsteen enregistre seul des ébauches sur lesquelles ses musiciens travailleront. "Nebraska" (1982) était constitué de ses fameuses démos tirées d'une simple cassette audio, le disque avait été commercialisé sous cette forme brute où on entend même la chaise grincer sur le parquet.
Les musiciens se pointent donc au rendez-vous et découvrent les chansons qui seront mises en boite dans la foulée, à un rythme de trois par jour. Comme raconte le fidèle Steve Van Zandt (ces deux-là, comme Southside Johnny se fréquentent depuis leurs 15 ans) : "on avait prévu cinq jours de studio, au quatrième on avait fini, donc le lendemain on s'est contenté d'écouter le résultat !". La seule directive du Boss sera "jouez E Street". Sous entendu, balancez-moi des entrelacs de guitares carillonnantes, des cascades d'arpèges de piano, des nappes soul d'orgue Hammond B3, ce son caractéristique du groupe qu'on entendait sur "The River" et dont Springsteen voulait justement se débarrasser en embauchant des producteurs comme Brendan O'Brien, ou Ron Anielo au début des années 2000.
Le résultat est une cure de jouvence. Quel bonheur de les réentendre tous ensemble, soudés, compacts. Les titres sont résolument rock, à l'exception du premier et sombre "One minute you're here" comme issu d'outakes de "Nebraska". Outre la disparition de Danny Federici (organiste) et Clarence Clemons (saxophoniste), Springsteen a été marqué par la mort un an plus tôt de George Thiess, son compère de The Castilles, son premier groupe formé en 1965, à qui est dédié "Last man standing". Springsteen se rend compte être le dernier membre encore en vie de son combo de jeunesse, et ça fout un coup. Les chansons écrites dans la foulée évoqueront les souvenirs du passé et l'incertitude de l'avenir
Le mortifère et pourtant enthousiaste "Letter to you" sonne
comme une cavalcade springstinienne pur jus, avec un Hammond très présent (Charlie
Giordano en lieu et place de Federici depuis 2008) et chorus sombre de Télécaster, "Ghost" fait resurgir bruyamment les ivresses du passé, le chanteur
hurlant comme pour s'en convaincre "I'm alive", avec un final qui invite le public à reprendre le riff en chœur**. "House of a
thousand guitars" est hymne nostalgique aux plaisirs simples du rock à guitares, construit sur une boucle mélodique toute bête, mais évidente et redoutable, pouvant rappeler le "Rockaway the days" issu des séances de "Born in the USA". Springsteen allie toujours les compositions complexes, sophistiquées et titres en ligne-claire.
** On parle parfois de manière péjorative de chansons "taillées pour les stades", qualificatif que je n'ai jamais compris. Une chanson est bonne ou non. Peu importe que vingt péquins s'égosillent sur le refrain, ou cent mille. Le plus célèbre disques des folkeux intimistes Simon & Gartfunkel est un live à Central Park devant 500 000 personnes...
Parmi ces nouvelles compositions, trois ont été repêchées d'avant 1972, réorchestrées pour l'occasion, et qui titillent les 7 minutes. La puissante "Janey needs a shooter" avec son tempo lourd qu'on traîne au pied comme un boulet et aux plaintes finales déchirantes (à rapprocher de "Drive all night" ?). La très dylanienne et superbe "Song for Orphéus" qui pue le Zim dès son intro à l'harmonica, un texte fleuve, Weinberg tape au fond du temps, tire en arrière, et ce beau passage instrumental où s'entrelacent en 4x4 harmonica, guitare et claviers.
Et puis celle que mon médecin me prescrit d'écouter trois fois par jour, "If I was the priest". D'abord un tapis finement tressé de guitares, sur huit mesures, épaulées ensuite par le piano de Roy Bittan - moelle sonore du E Street Band - avant que l'Armada ne surgisse. Immense chanson, mais encore trop courte, le chorus final de Van Zandt est shunté au mixage. Si quelqu'un a les chutes de studio je suis preneur.
On note une légère hésitation du groupe après le dernier break de Max Weinberg, qui signifie bien que le groupe joue
sans filet, mais l'émotion est là, Springsteen y chante comme s'il s'agissait de sa dernière minute sur
Terre, il crache son texte comme un naufragé appelle à l'aide. Quel formidable gosier, même si par moment la note semble trop haute à atteindre ou que la voix se brise (à 2'08). Sur scène comme en studio Springsteen lâche les chevaux, ne s'économise pas. C'est du pur E Street, les guitares au centre, ceinturées de claviers, dégringolades de piano, et cette note mélancolique du B3 (à 4'41). Arrrfff. C'est beau.
Bruce Springsteen a 71 ans et s'interroge forcément sur son passé, son parcours, son avenir, sur sa capacité à revenir sur scène, son seul ADN. Cet album enregistré dans l'urgence des retrouvailles rappelle que le E Street Band est un pur garage-band - on branche, on joue - animé par de vieux briscards qui n'attendent qu'un one, two, one two three four pour envoyer le jus.
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On écoute "If I was a priest" (bien fort dans le casque) et une petite resucée en vidéo, issue je pense d'un making-of de l'enregistrement. A ce propos je m'étonne que le staff de Springsteen ne me l'ait pas envoyé en entier, une erreur de la Poste sans doute...
Pas mal du tout ce Springsteen ; même si parfois la production me paraît un tantinet touffue.
RépondreSupprimerEt "Western Stars" qui tourne encore régulièrement sur mes platines.
J'crois que je n'ai jamais autant écouté de Springsteen que cette année.
Est-ce grave docteur ? Serait-ce dû à l'âge ?
Et oui Bruno faut t'y résoudre ça ne peut etre que l'age......moi même qui ne suis plus de la toute première jeunesse (hélas) ai le dernier Springsteen dans ma play list depuis pas mal de temps. Faut dire que c'est mérité! Le Bonamassa, l'Allman Betts Band et le Dirty Knobs , le band de Mike Campbell ex Heartbreakers de Tom Petty lui tiennent compagnie.
RépondreSupprimerNon, ce n'est pas grave, à ma connaissance il n'y a aucune contre indications !
RépondreSupprimerCoucou Luc. Ecouté et c'est très bien. J'aime beaucoup ce disque. Mon troisième du Boss.
RépondreSupprimerChronik très complète, avec cette pointe d'humour sympa qui te caractérise.
Freddiejazz
Merci de ton passage Freddie, ça fait plaisir de te voir par ici, sur les terres boueuses de rock'n'roll ! As-tu lu l'article sur Ornette Coleman il y a peu ?
RépondreSupprimerNope, pas encore. Mais je l'ai aperçu y a un instant. ;)
RépondreSupprimerVais lire ça, surtout que c'est un album passionnant, ce Double Quartet. Et qu'entre To Be Ornette To Be, c'est une longue histoire d'amour et de passion même. Town Hall, 1962 est également superbe. En ligne sur Youtube. Mais j'ai déjà le disque. Décapant. Tout comme le Chappaqua Suite (tiré d'un film au départ, mais Chais pas quoi... pas lequel en tout cas ;). Y a quelque temps, m'étais également procuré ses deux uniques albums chez Impulse ! (compilés en un seul disque). Leonardo, son fils, est à la batterie. Enfin, The Science Fiction sessions qui ne fait pas toujours l'unanimité mais qui personnellement me comble toujours autant.
Je vais donc lire tout de suite la chronik que t'évoquais.
Bon réveillon à toi et à ta famille Luc, si on ne se recroise pas d'ici là.
Freddie