vendredi 13 novembre 2020

UN HOMME EST PASSE de John Sturges (1954) par Luc B.

 


C’est un film qui m'avait marqué, car à la croisée du western et du Film Noir. Sobre. Direct. Évident. On n’attendait pas John Sturges sur ce coup-là. Ce réalisateur à succès, on le connait grâce à des classiques souvent rediffusés à la télé, comme RÈGLEMENT DE COMPTE A OK CORRALL (1957), LE DERNIER TRAIN POUR GUN HILL (1958), LES 7 MERCENAIRES (1960), LA GRANDE EVASION (1963), plus tard JOE KIDD (1972) avec Eastwood, ou UN SILENCIEUX AU BOUT DU CANON (1974) avec un John Wayne à bout de souffle. Du solide.

UN HOMME EST PASSE n'est sans doute pas son titre le plus célèbre, et pourtant... Quel film ! On est dans l’épure. Pas de psychologie, peu de dialogue, 1h20 au chrono, une poignée de personnages, un huis-clos en plein désert filmé en scope, d’ailleurs les panoramiques de caméra sont parfois perturbants, car l’image est déformée aux extrémités par l’objectif grand angle.  

Les images sont immenses. Au sens propre. Le désert filmé d’hélicoptère, un train sinueux comme un serpent venimeux, qui s’arrête à Black Rock, un bled paumé. C’est la première fois en quatre ans que le train s’arrête ici. Un homme en descend, habillé en noir, il lui manque le bras gauche. Le type à la gare n’en revient pas, indique au voyageur le seul hôtel du coin, mais quand John Macreedy s’y rend, sa petite valise à la main, suivi par deux ou trois curieux, on lui signifie qu’aucune chambre n’est libre. Y’a royalement quinze péquins à Black Rock !

Dès la troisième minute, la tension est là : qui est ce type, pourquoi les autochtones s’en méfient, qu’ont-ils  à cacher ?

On ne peut pas parler de UN HOMME EST PASSE sans évoquer la distribution. 10 personnages, 10 acteurs. Le manchot c’est l'immense Spencer Tracy. Les autres, Robert Ryan, Ernest Borgnine, Lee Marvin, Anne Francis (une seule femme à l’écran), Russel Collins, Walter Brennan, l’adjoint boiteux de RIO BRAVO, film auquel on peut penser.

Quand John Macreedy entre dans sa chambre et trouve Hector David allongé sur son pieu, qui clope et jette ostensiblement ses cendres sur les draps, on ne voit que Lee Marvin. Et ça fait peur. « C’est ma piaule, trouve en une autre, ou alors défend celle-ci » lui dit-il. Bref, bats-toi si t’es un homme. Sauf que Macreedy est la sérénité incarnée. Il ne relève aucune des provocations, du moins, pas encore. C’est ce qui énerve les autres, qui recherchent l’affrontement. Comme cette brute décérébrée de Coley (fabuleux Ernest Borgnine) qui à force de titiller l’étranger (la poursuite en jeep)  va s’en prendre une dans la gueule. Scène classique dans le restau du « hey mec, c’est mon tabouret, tires-toi », et quand l’autre change de place : « c’est aussi le mien » lance Coley en renversant la moitié de la bouteille de ketchup dans le bol de chili de Macreedy. Voyez comme la scène est filmée sans musique, sans bruit, sans stress, en plan large, juste des regards goguenards, on attend qui fera le premier geste. Et vlan ! Le manchot ne l’était pas tant que ça. Manchette de karaté.

Karaté. Art martial japonais. Là est le nœud de l’intrigue. Macreedy explique vouloir se rendre à Adobe Flat, le bled d’à côté. Au shérif, qu’il trouve à cuver son whisky dans une cellule de sa prison, il demande à voir Komoko, un japonais qui vit ici. Nous sommes en 1945, officiellement le Japon est en guerre contre les USA.  Il s’est passé un truc avec ce Komoko, une saloperie que Reno Smith (Robert Ryan**), le meneur, cherche à taire, mais surtout dont il veut rendre responsable toute la population.

Il faut se souvenir qu’après l’attaque de Pearl Arbour, en 1941, les japonais vivant aux USA ont été stigmatisés, parqués dans des camps d’internement.  Ils étaient l’ennemi. Les collabos. Peu de films américains en parlent. Voilà pourquoi l’arrivée de John Macreedy à Black Rock ne plait pas, et pourquoi il va falloir l’éliminer. Autour de Reno Smith, vivote une bande de péquenauds racistes qui se serrent les coudes, complices d'une même infamie. Seuls le shérif, qui depuis le drame vit dans la honte, et le docteur (Walter Brennan), censé être le savant, l’érudit, commencent à se désolidariser. On ne sait pas si c’est par un regain de bonne conscience, ou par peur d’affronter Reno Smith et ses sbires (la scène du télégraphiste).  

John Sturges filme ce drame en plan très larges, on admirera la composition des cadres avec tous les protagonistes dans la même image (ce plan sur la voie ferrée), comme sur une scène de théâtre, ça rappelle L’HOMME DE L’OUEST (Anthony Mann, 1958) autre huis-clos en scope ultra large. Ce film annonce les cadres westerniens de Sergio Leone, la musique en moins. Pas de lyrisme ici, que de la rocaille et de la poussière qui assèche la gorge. John Sturges scrute une société américaine conservatrice corsetée dans sa peur de l’autre.

On pense au futur RIO BRAVO par le décor unique, ces gens prisonniers d’une ville et de leur secret, le shérif sans autorité, alcoolo, la loi bafouée, les bonnes et les mauvaises consciences, la trahison et l’espoir de rédemption. John Sturges a mis sa science du western dans ce film tout en concision, tendu, en ligne claire, au rythme nonchalant, dont l’action est sans cesse retardée, mais qui éclate avec une violence aveugle. Le personnage de Robert Ryan est prêt à tout pour maintenir son ordre, voire la scène du traquenard, ignoble, avec Liz. Le train arrive au début, il repart à la fin. Entre les deux, un monde a basculé.

Je dis : superbe. 

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**Le réalisateur Pierre Salvadori répondait un jour à cette question : quel est le plus grand acteur américain. Il a répondu : Robert Ryan. Pourquoi ? Parce qu'il figure au casting, dans un premier ou second rôle, de tous les plus grands films américains. Et c'est vrai ! Ce gars est toujours là sur les bons coups, pas forcément une tête d'affiche, mais juste immense ! 

couleur  -  1h20  -  format scope 1:2.39
 
la bande annonce, format original non respecté, hélas...

 

     


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