vendredi 20 novembre 2020

SHINING de Stanley Kubrick (1980) par Luc B.

 

Le roman de Stephen King sort début 1977 et peine à trouver son public, mais Kubrick en a déjà lu le manuscrit, envoyé par un cadre de la Warner Bros. Le cinéaste qui après la sortie de BARRY LYNDON lit tout ce qui lui passe sous la main pour trouver l’inspiration, est tout de suite séduit par l’intrigue, plus que par l’aspect surnaturel dont il se fout un peu. « Ça intéresse tout le monde, comme moi, mais bon… ». Kubrick va donc beaucoup modifier le livre. D’abord avec la coscénariste qu’il engage, Diane Johnson, spécialiste du roman gothique, puis aux répétitions et au tournage, où il réécrit pratiquement au jour le jour les pages du scénario.

Kubrick a sans doute été séduit aussi par le fait que l’intrigue tourne autour du couple, de l’enfant, de la famille. Figure récurrente depuis LOLITA, ORANGE, BARRY LYNDON, EYES WIDE SHUT, et par certains aspects 2OO1, à chaque fois il est question du rapport et de la communication au sein de la famille, qui se révèle être un théâtre d'enjeux destructeurs.
    
Aparté : je pars du principe que tout le monde connait l’histoire, ou a vu le film. Jack Torrance, écrivain, choisit de s’isoler comme gardien d’un hôtel fermé tout l’hiver, accompagné de sa femme et son jeune fils, afin d’y rédiger son prochain roman. Le directeur le prévient que ses prédécesseurs ont mal supporté cet isolement forcé, l’un d’entre eux, devenu fou, a massacré sa petite famille. Jack balaie l’argument : solitude, concentration, travail acharné, ce job d’hiver est justement salutaire…

Kubrick reprend les codes du film d'horreur : le spectateur est prévenu de la situation, il sait que Jack sombrera dans la folie, reste à savoir quand, et comment ? A ceci près que les évènements se passent en plein jour, en pleine lumière, procédé qui va à l'encontre des conventions du genre. Habitué des narrateurs en voix-off, Kubrick opte ici pour des incrustations à l'écran, un compte à rebours, des mois, des jours, des heures, qui nous conduit inexorablement jusqu'au drame. 

Stephen King a été déçu par cette adaptation. SHINING était un roman très personnel, le personnage central est un écrivain alcoolique, ce qu’était King à l’époque. Le film évoque à peine l’alcoolisme du personnage - ou dans une scène coupée au montage. Beaucoup d’éléments diffèrent, comme le profil de Wendy Torrance, décrite par King comme une femme très séduisante et indépendante. Kubrick objecte : « si c’était le cas, elle aurait quitté son mari, ou aurait refusé de venir à l'hôtel ». Sa Wendy sera physiquement quelconque (Shelley Duvall, autant mal menée par son mari de fiction que son metteur en scène) dépendante de son homme à qui elle s’accroche comme une moule à son rocher. 

Moins de fantastique (le shining de Danny ne se matérialise que par le dialogue qu'il a avec son index) pas de fantômes qui sortent des ascenseurs, mais juste des hectolitres de sang. Et ce détail : dans le livre, la chambre maudite est la 217. Dans le film, la 237. Pourquoi ? Parce qu’il y avait une chambre 217 dans l’hôtel qui a servi à tourner les extérieurs du film, et que son directeur craignait pour la réputation de son établissement. La chambre 237 n’existait pas ! Dans le roman, Jack Torrance écrit réellement son manuscrit. Dans le film, il pont inlassablement la même phrase « All work and no play makes Jack a dull boy » sur une ramette A4, ce que découvre sa femme, horrifiée.  

Mais surtout la fin du roman est totalement réinventée. Stephen King disait : « mon livre c’est le feu, le film c’est de la glace ». Référence au fait que la chaudière de l’hôtel explose à la fin du roman, tuant Jack Torrance dans l’incendie, avant que sa femme et son fils soient sauvés par le cuisinier Dick Hallorann. Alors que Kubrick fait mourir Hallorann et situe l’épilogue dans le labyrinthe végétal, décor totalement absent du livre.  

Il faut avouer que cette idée est géniale. Le film est un labyrinthe cérébral, comme l’hôtel et ses couloirs longuement filmés au Steadicam*, parabole du cerveau dérangé de Jack Torrance. Et cela nous vaut un des plans les plus spectaculaires : le long travelling descendant au-dessus du labyrinthe où on distingue Wendy et son fils Danny qui s’y promènent, hallucinant effet photographique, qui aujourd’hui aurait été fabriqué 100% numérique. Le fait que Jack y traque son fils hache à la main, s’y perde et y meure de froid**, surprend davantage le spectateur que la fin imaginée par le romancier, plus triviale. Et Kubrick nous assène une dernière image, étrange, inexpliquée et inexplicable, comme il aime en parsemer ses films : une photo d’une réception à l’hôtel datée de 1921 (une vraie photo d'époque retouchée), recadrée en très long zoom jusqu’à y reconnaître Jack Torrance. Histoire d’ébranler un peu plus nos certitudes.

Par contre Kubrick garde cette idée centrale qui l’avait séduite dans le livre : il faut que le spectateur pense que les événements surnaturels sont le fruit de l’imagination de Jack Torrance. Tout dans le film nous l’indique. Jusqu’à la scène de la chambre froide qui pour le coup défie toute logique. Kubrick prend soin de nous emmener dans la psyché de Jack Torrance de la manière la plus réaliste qui soit. Par exemple dans la scène du bar. Jack Torrance entre dans la salle de réception, s’avance vers le bar où un employé le salue et lui sert un Jack Daniels’s. Or, l’hôtel est vide. Kubrick filme la séquence comme si la situation était naturelle, Jack lui-même n’est pas surpris quand le barman lui dit que son argent n’a plus cours ici. Même dispositif quand l’ancien gardien, Grady, renverse son plateau sur Jack, et l’accompagne dans les toilettes pour nettoyer sa veste. Tout est normal braves gens, dormez tranquilles…  

C’est d’autant plus perturbant que Kubrick a pris soin de nous montrer l’hôtel jusque dans ses annexes, dépendances, chaufferie, sans bruits bizarres ni portes qui grinçent. C’est à ça que servent les scènes d’expositions, permettre au spectateur d’appréhender le décor. De même le fameux plan d’ouverture filmé depuis l’hélicoptère. Déjà un truc cloche : le générique défile à l’envers, de bas en haut. Bizarre. Avec sa musique angoissante (la Symphonie Fantastique de Berlioz adaptée au synthétiseur par Wendy Carlos, qui avait déjà travaillé sur ORANGE MÉCANIQUE) ce plan montre la topologie des lieux : une route unique et sinueuse à travers la montagne, menant à l’hôtel. On comprend donc dès le départ qu’en cas de problème, l’hiver et la neige venus, personne ne pourra accéder à l’hôtel Overlook…

On remarque d’ailleurs l’ombre reportée de l’hélicoptère sur la forêt de sapins. Une négligence de Kubrick ? Non. Juste que le film est tourné au format 1:1.37 (carré) mais diffusé ensuite en 1:1.85. Donc plus large. Ce qui était hors-champ apparaît donc dans l’image. Dépité de voir le cadre en scope de 2OO1 tronqué sur les écrans de télé, Kubrick a décidé qu’il ne tournerait plus qu’en format carré. C’était sans compter l’apparition des postes 16/9è (équivalent du 1 :1.85 qui est devenu la norme)…

SHINING est une fois de plus un film de pure mise en scène, de gestes de caméra. Les exemples sont légions, mais un plan en particulier est remarquable. Jack poursuit sa femme qui s’enferme dans la salle de bain. Il chantonne à la manière du loup dans le conte des Trois petits cochons « Little pigs, little pigs, let me come in ! », puis il abat sa hache sur la porte. Regardez la caméra qui suit le mouvement, mais avec un léger décalage arrière, comme un élan, très discret, exactement comme la transition d’anthologie de 2OO1 entre l’os et l’aéronef. 

Autre figure de style kubrickienne, les fameux travellings avant ou arrière, ici le Steadicam qui poursuit à toute berzingue Danny en tricycle dans les couloirs, et le travail sur le son, lorsque les roues passent de la moquette au parquet. Steadicam aussi dans la grande scène de l’escalier en longs champs contre champs (plus de 80 prises !) « I'm not gonna hurt you, I'm just gonna bash your brains in, I'm just gonna bash them right the fuck in ! », avec une Shelley Duval au supplice, véritablement harcelée par un metteur en scène qui la pousse dans ses derniers retranchements, la vide littéralement de sa personnalité pour les besoins du rôle (voir le making-of, filmée par sa fille). 

La symétrie à l’intérieur des cadres est aussi une figure récurrente. Les décors intérieurs de l’hôtel ont été conçus en studio, la géométrie indique toujours chez Kubrick la stabilité, la norme, l’ordre, l’autorité (voyez les plans guerriers des batailles dans BARRY LYNDON, des SENTIERS DE LA GLOIRE) souligné ici avec les piliers, l’agencement des ornementations des murs. Une fois cet aspect acquis, Kubrick n’a de cesse de  perdre le spectateur dans l’espace, pour traduire ce qu’endure son personnage. Il parsème son film d’images que d’aucun qualifierait d’anomalies. Voyez la tonne de bagages des Torrance amassée dans le hall, alors qu’ils sont venus en petite Volkswagen. Comment expliquer que le bureau du directeur de l’hôtel ait une fenêtre donnant sur le parc, alors que la géométrie des lieux indique le contraire ? Comment expliquer que Danny sur son tricycle passe du rez-de-chaussée à l’étage sans prendre ni escaliers ni ascenseurs ? Comment expliquer ces champs et contre champs qui ne sont pas raccords, autrement que par la volonté du metteur en scène de nous perdre dans un dédale d’images qui impriment notre rétine, nous déstabilisent et traduisent l’état psychologique du protagoniste.

SHINING est un film d’images et de sensations face à l’image. Bref, le cinéma. Les jumelles dans le couloir « Danny, viens jouer avec nous », les ascenseurs rouge vomissant ces geysers d'hémoglobine, comme venus d'outre-tombe, qui inondent littéralement la caméra et le spectateur, le jeu des miroirs qui traduisent la schizophrénie de Jack, dans les toilettes avec Grady, dans la chambre avec son fils sur les genoux, l’inscription « Redrum » sur la porte que le miroir reflète à l’envers : REDRUM = MURDER.

Kubrick est un cinéaste de genre, sur lequel il imprime sa patte. Il a filmé du polar, de la guerre, de la SF, de la comédie, du péplum. Il aurait même pu faire un western avec LA VENGEANCE AUX DEUX VISAGES (1961) finalement réalisé par son interprète star Marlon Brando. Là il s’attaque au film d’épouvante, mais filmé à contre-courant, lentement et en plein jour, en pleine lumière, avec quatre personnages : trois humains et un hôtel.

Comme d’habitude, Kubrick révise son montage jusqu’au dernier moment. Après une version américaine de 2h20, mal reçue, il retravaille pour en tirer un métrage de 2h00, tel qu’on le connait aujourd’hui en Europe. Il a coupé des scènes explicatives entre Danny et sa thérapeute, sa mère, avant le départ vers l’hôtel, et des scènes post-épilogue avec le directeur de l’hôtel. SHINING met du temps à être rentabilisé, d’abord décontenancé le public lui fait un succès, c’est le film le plus populaire de son auteur, ça tombe bien, c’était fait pour ça, après l’échec commercial de BARRY LYNDON.

Jack Nicholson*** y trouve un rôle à sa (dé)mesure, arpentant les couloirs de l’Overlook comme un fou furieux sous crack dans les rues de New York (telles étaient les directives de Kubrick, imaginer une démarche et gestuelle inédite), choisi parce qu’il était tout simplement le meilleur acteur à cette époque, un matériau malléable, capable d’élever sa prestation dans la stratosphère. Ce qu'il a créé ici est devenu un numéro souvent rabâché, jusqu'à la caricature. Tout de même, quel acteur ! 

Comme avec ses autres films, Stanley Kubrick parvient avec SHINING à entrer dans la culture pop, sujet de références, de reprises, de clins d'oeil. Le motif de la moquette sur laquelle Danny joue et réceptionne une balle de tennis venue de on ne sait où (plan incroyable) ou les jumelles en robe, sont devenus des clichés.
 
C'est le film le plus grand public, commercial, de Stanley Kubrick, mais pas un simple exercice de style, un film qui s’inscrit totalement dans sa filmographie, et celui, sans doute encore plus que les autres, où éclate son génie de la mise en scène. Diabolique, n'est-ce pas Tony ?
 
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*Le Steadicam est une invention de l’opérateur Garrett Brown, en 1972. Une caméra lestée d’un poids qui en assure la stabilité, doublée d’un écran de télé miniature pour contrôler le cadre, rattachée via un bras mécanique à l’opérateur muni d’un harnais. Il est utilisé avec parcimonie dans MARATHON MAN, pour les combats de ROCKY, et par Hal Ashby pour un plan séquence d’EN ROUTE POUR LA GLOIRE (1976). Mais c’est véritablement sur SHINING que l’appareil sera utilisé pour l’ensemble du tournage, dès qu’il sera impossible d’installer les rails de travelling. C’est l’inventeur Garrett Brown lui-même qui tient la caméra. Ces plans deviendront la signature du film.
  
**l’image de Jack Nicholson mort de froid, rappelle celle de Robert Taylor dans LA DERNIÈRE CHASSE, western de Richard Brooks (1956)

***Dans l’excellente VF, Jean-Louis Trintignant double Nicholson.

Inutile de revenir sur la navrante suite « Doctor Sleep » (2019, avec Ewan Mc Gregor dans le rôle de Danny adulte, adapté du roman de S. King) qui ne fait que recycler outrageusement les figures du premier.
 
couleur  -  2h00  -  format 1:1.33 / 1.85

2 commentaires:

  1. Pour moi, "Shining" est un petit cousin de "2001". Un parti-pris esthétique évident, on filme pour la beauté des images, l'histoire Kubrick la laisse un peu de côté, et y revient quand ça lui fait plaisir (si Godard avait tourné un film d'horreur, ça aurait ressemblé à "Shining", les prouesses techniques et visuelles qui en découlent en moins). Kubrick a eu souvent des problèmes avec les auteurs (Burgess pour "Orange mécanique") qui n'ont pas aimé ou détesté le film issu de leurs bouquins.
    Un des films les plus hermétiques de Kubrick, et bizarrement comme tu le soulignes, un de ses plus populaires ...

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  2. Filmer pour la beauté des images... hum, oui, mais images qui ne sont pas gratuites tout de même, elles racontent et disent des choses, et provoquent un effet sur le spectateur. Je rapprocherai aussi "Shining" de "Eyes wide shut".

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