mercredi 4 novembre 2020

CALVIN RUSSELL "Sounds From The Fourth World" (1991), by Bruno

     C'était il y a bien longtemps. alors qu'on se baladait tranquillement en ville, un ami m'invite à le suivre dans la boutique d'un disquaire (1) pour farfouiller. Alors que je trifouille dans mon coin, à la recherche d'une éventuelle nouveauté comestible ou d'un truc difficile à dénicher, il m'interpelle en me conseillant de prêter attention à ce qu'il vient de mettre à l'écoute.

- "Ecoute ça. Cela va te plaire"


     Et effectivement. Ce fut une claque.  ✋ Vlan !! Un truc inespéré en cette année 1991 où le Hard-rock était désormais la chasse gardée de poseurs et de danseuses, le Heavy-metal perdu dans une course à la surenchère, et le Rock en général obéissant à des critères commerciaux. Ce disque en écoute était une véritable bulle d'oxygène. La pochette, avec son allure d'antique disque de folk profondément enraciné dans sa ruralité, était à l'encontre de tout ce qui était alors pratiqué en la matière. Le disque en question, c'était "Sounds from the Fourth World", le deuxième album de Calvin Russell. Un album magnifique.

     La pochette offre un gros plan rapproché d'une vraie gueule de prolétaire, taillée à la serpe, tout droit sorti des "Raisins de la colère". Un visage buriné portant les stigmates d'une vie difficile, celle ponctuée de journées frugales, une tête coiffée d'un galurin usé, poussiéreux, portant des traces de sueur séchée. Si l'œil est perçant comme la flamme d'un chalumeau, dégageant une vitalité farouche, le regard, lui trahit les douleurs d'un parcours tumultueux et parfois douloureux. Une pochette qui invite à un voyage au pays du folk, de la protest-song des Woody Guthrie, Pete Seeger, Joan Baez, des premiers Bob Dylan.

     Or, bien loin d'un folk attendu, l'album démarre sur un Rock solide, légèrement parfumé de Blues urbain et de Hard-blues classieux mais adultère, déchiré entre son attirance envers un Southern-rock laconique et celui d'un Heavy foncièrement british. La guitare de "You're my Baby", alternant entre riff saignant et arpèges crasseux, mène la danse mais reste plutôt classique. C'est plus avec le titre suivant que l'oreille se dresse, attentive. "Last Night", un solide slow-blues grave, résolu dans sa peine, assorti d'un saxophone nocturne et d'une guitare sonnant comme un Mark Knopfler bluesy, supportant une voix sans âge. Une voix sur laquelle semble peser le poids d'un lourd passé jonché d'erreurs, de regrets, d'accrocs.

"J'ai consulté un psy et il a dit que j'arrêterai de penser à toi, un jour ! Il a probablement raison mais je ne peux dormir la nuit sans les pilules que je prends"


    La reprise "One Meat Ball", gravée dans la cire pour la première fois en septembre 1944 par Josh White avec sa seule guitare pour accompagnement, et composée par Lou Singer et Hy Zaret (inspirée par une courte histoire qui aurait été écrite par un professeur d'Harvard au XIXème siècle et passée de main en main par les générations d'étudiants qui finirent par en faire une chanson - à l'origine, à la place de la viande, il s'agissait de poisson -) (2), conte les affres que subit un homme démuni, écrasé par sa pauvreté, blessé en permanence par les regards méprisants des nantis, de leur condescendance. Sublime chanson que Calvin reprend quasiment telle quelle. Du moins dans la version acoustique clôturant l'album. Il a juste rajouté ce saxophone plaintif et supprimé les chœurs de baritons. La première, elle, s'est parée d'un manteau bariolé aux couleurs Rock'n'roll, lui donnant un aspect festif en décalage avec le sujet.

   "Crossroads"... il suffit d'un morceau dépouillé pour comprendre le talent de ce gars. Talent ou magie, car comment appeler cette faculté de procurer un saisissant frisson à l'auditeur. Des années encore après la première écoute. Calvin déroule avec émotion sa chanson sur un lit de guitares folk. La sienne, en rythmique, et celle du lieutenant Gary Graft qui tout au long tisse des entrelacs de chorus dans le ton ; une mélancolie nantie de regrets mais aussi d'espoir de rédemption et de jours meilleurs. Un guitariste parfois décrié par la presse qui le jugeait trop bavard et ayant tendance à tomber dans le Hard-rock (des critiques souhaitant une musique à la carte ?). Pourtant, c'est bien avec Gary Craft que Russell pouvait se produire en duo, en acoustique (sur scène comme au coin d'un barbecue, avec simplement quelques copains pour public), et faire pratiquement autant d' étincelles qu'en mode électrique. 

"Je me tiens à un carrefour, il y a beaucoup de chemins à emprunter. Mais je reste ici, silencieux, par crainte d'une erreur. Un chemin mène au Paradis, un chemin à la douleur, un chemin à la liberté, mais ils se ressemblent tous. J'ai parcouru de nombreuses routes, et toutes ne sont pas bonnes. Les insensés m'ont plus appris que les sages n'auraient jamais pu. Un chemin mène au sacrifice, un chemin mène à la honte, un chemin à la liberté. Mais tous se ressemblent. Il y a des routes que je n'ai pas parcourues... des mystères que j'ai quitté irrésolues. Mais te quitter était ma seule erreur. alors je me tiens à la croisée des chemins

   Il est vrai que "May be Someday" est un pur titre de Hard-rock, avec son introduction torturée semblant inspirer du "Out of Control" de The Angels (Angel City, album "Night Attack"), et son riff acéré tonné par une gratte jouant du Blues comme d'autres de la tronçonneuse. Abrasive, elle râcle les baffles. Un peu comme la voix éraillée de Calvin d'ailleurs, à peine adoucie sur les refrains par Kimmie Rhodes. Cette dernière, généralement plus à l'aise avec le Folk, la Country et l'Americana, s'évertue à apporter un peu de fraîcheur sur tous les titres Rock du disque. Y-compris ceux folâtrant avec le Hard.


   "Rockin' the Republicans", bien que plébiscité par la critique, s'avère être le maillot faible de l'album, car manquant rigoureusement de souplesse. Une chanson de Rich Minus - une légende du Texas, décédé sans le sou - assez rigide, en mid-tempo et à la tonalité Hard-rock 70's prononcée. "... C'est juste un concert pour payer le loyer"

   Et, conformément à ce qui a déjà été mentionné plus haut, Calvin, à lui-seul, avec sa guitare, déploie des vibrations miraculeuses ; tant bien même que "Baby I Love You" dispense une douce fraîcheur automnale. A n'en pas douter, l'homme est un écorché vif, mal dans sa peau, éprouvant des difficultés à se sociabiliser. Les années de prison n'ayant rien fait pour arranger cet état. Au Texas, il vit alors à l'écart, avec quelques autres marginaux, dans des baraquements de fortune. Cependant, comme une douloureuse et pénible thérapie, il parvient à se livrer à travers quelques chansons, son cœur se faisant doucement entendre par quelques fêlures qu'il n'a pas réussi à cautériser. 

"Bébé, je t'aime et je ne peux m'en empêcher. Peu importe ce que j'essaye mais je ne veux pas te mettre en cage. Je veux te voir voler"

   "Love Stealer" prend des accents de Country & western. Vision de grandes étendues sauvages, dont déjà quelques petites parcelles commencent à être souillées par l'homme blanc, où vagabondent des marginaux, plus outlaws par rejet d'une loi partiale, peu favorable au petites gens, que par goût du crime ; cherchant à fuir l'agitation et la corruption de villes assourdissantes. 

"Les gens disent que j'ai l'air d'un hors-la-loi. Maman dit que je ressemble à un enfant... Mais certains prétendent que je suis trop sauvage"


 Damnation, sur "You Don't Know", le vilain Gary Craft se lâche dans un long solo final hérité d'une tradition sudiste. Un morceau sentant la poussière soulevée par le galop d'un mustang dans les Guadalupe Mountains, où les Crotalus dérangés jouent leur musique de mort. Un morceau exsudant une soif irrépressible de liberté.

   Calvin termine cet album par un diptyque acoustique intense, saisissant d'émotion, entamé par "Down Down Down", sans filet. En solitaire, de sa seule voix et sa guitare, Calvin crée un moment d'émotion, comme une leçon de vie, une confession.

"... Tu dois essayer jusqu'à ce que tu saches pourquoi. Un grain de feuille, une seule feuille, une bougie allumée. Je suis juste un homme, seulement un homme. Et les règles de la Vie que je ne cesse d'apprendre encore... Et c'est pourquoi je sens que donner est le fruit ; le Fruit de la Vie"

   Et enfin avec la reprise boisée de "One Meat Ball", donc plus proche de l'originale, où se joint un saxophone aux envolées jazzy, babillant comme un merle au printemps. 

Sacré galette ! Un disque d'écorché vif.

     Bien qu'ayant fréquenté Leon Russell, Willie Nelson et Tom Van Zant, et ayant acquis une petite réputation à Austin où il jouait dans quelques clubs, on ne lui avait jamais donné l'opportunité d'enregistrer. Jusqu'à ce que le label parisien New Rose, précisément le boss Patrick Mathé, le découvre dans un des clubs les plus renommés d'Austin pour la musique roots, blues et country (le Continental Club, ouvert en 1955 (2)) et tombe sous le charme de sa musique sans fards. C'est ainsi qu'à quarante et un ans (il est né le 13 novembre 1948 à Austin), en 1990, Russell sort son premier long-player, "Crack in Time". Et la France tombe aussi sous le charme ; la presse musicale est unanime pour encenser cet album.

Gray Craft

  
      Auparavant, rebelle dans l'âme, sixième enfant d'une famille de neuf, il quitte le foyer familial à quinze ans et file à San Francisco. Il tente de survivre à l'aide de divers jobs temporaires. Peinant à subvenir à ses maigres besoins, il trempe dans quelques coups foireux qui lui valent quelques condamnations mineures. Après un énième escale dans les geôles, il entame un voyage, en vagabond, traversant le Rio Grande pour le Mexique. Lors d'un contrôle, la police mexicaine l'épingle avec une certaine quantité herbe, et l'inculpe pour importation de stupéfiants, l'envoyant aussitôt faire un stage d'un an et demi dans les dures prisons du pays. 

     C'est lors de ce dernier long séjour en prison, au Mexique en 1985, qu'il se ressaisit. Il fait le compte du temps perdu à l'ombre, enfermé. Entre les délits mineurs entamés dans les années soixante et son incarcération au Mexique, il aurait cumulé près d'une dizaine d'années derrière les barreaux. Il se plonge dans la lecture et se remet sérieusement à la guitare, bien décidé à faire quelque chose de plus constructif dès sa sortie. Il perfectionne son jeu et son chant. Il est encouragé par les pensionnaires qui commencent à apprécier son style. Bien décidé à ne plus retourner au trou, il passe une bonne partie des années 80 en essayant divers métiers (dont charpentier), se contenant de peu (commençant par vivre dans un sous-sol d'une grande artère d'Austin), et en jouant le soir dans les clubs Texans, devant un public blasé (Austin doit être alors une des villes comportant le plus de clubs), pas nécessairement attentif. 


(1) Il y a des lustres, on allait chercher les disques dans des boutiques, majoritairement tenues par des mélomanes passionnées. A l'intérieur, on pouvait librement trifouiller, tripoter et consulter les informations lisibles sur le verso de la pochette du 33 tours (vinyle), ainsi que sur les CD (forcément bien plus succincts). Et on pouvait librement demander à écouter des extraits, en en faisant profiter toute la boutique (ce qui pouvait être l'occasion d'agréables surprises, ou le contraire aussi), ou en solitaire, au casque.

(2) Repris par Ry Cooder dans une version au ton éméché et à l'orchestration un peu surchargée par l'ajout de violons.

(2) Les revues Rolling Stones et Playboy lui ont décerné le titre de meilleur club américain. C'est un passage obligé, ainsi qu'une première consécration, pour tous les groupes d'Austin et de ses environs.



🎼🎶🎸

4 commentaires:

  1. On l'a un peu oublié ce bon Calvin Russel....et pourtant quelle claque lorsque j'ai découvert son premier disque " A crack in time" ! Un de deux premiers cd acheté quand je suis passé du vinyl au cd en 1990 , l'autre c'était un Allman Brothers Band (étonnant non?) . Le second disque est encore meilleur , je l'ai vu plusieurs fois sur scène et j'avoue que ses show avec Gary Craft valaient le déplacement. Du coup j'ai ressorti ce "Sound of the fourth world" et ca m'a fait du bien!

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    1. Dire que je l'ai loupé - dans les années 90 - de quelques jours (pas encore en vacances… sniff). Mais ceux qui y étaient, s'étaient régalés.

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  2. Vous vous souvenez de cette émission sur Arte "One Shot Not" animé par Manu Katché ? Une des très rares émissions musicales où on jouait et parlait musique. Et en live. Ca se terminait par une jam... Je me souviens de celle où Calvin Russell était l'invité. Décharné, sans doute déjà malade, mais il en imposait.

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    1. Je n'ai jamais pu voir une seule de ses émissions pourtant fort réputées.
      Calvin buvait plus que de raison.

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