Si les amateurs de rock voyaient
le psychédélisme comme une substance musicale censée vider les cerveaux
angoissés, pour les amener vers des délires libérateurs, alors l’Allemagne fut
le pays du psychédélisme. De Can à Tangerine Dream, le pays était une terre
d’exil pour ces cerveaux angoissés par une réalité de plus en plus absurde et
violente.
Kensey disait qu’il n’y avait pas de fous, pas dans le sens où les
films bas de gamme et les séries débiles nous les présentent. Pour lui il ne
s’agissait que de personnes ayant décidé de couper les liens avec la réalité
pour cesser de souffrir. Cette définition de la folie, en plus de donner un
nouvel éclairage sur son chef d’œuvre littéraire « Vol au-dessus d’un nid
de coucou », montre que le rock allemand est la musique la plus apte à
sauver nos esprits souillés.
« Yeti » (1970) faisait déjà partie des disques donnant une nouvelle couleur au psychédélisme progressif, mais c’était encore l’œuvre d’un groupe mal organisé, ouvrant une nouvelle porte sans en être réellement conscient. Pour laisser cette porte ouverte, et mettre un pied dans le monde hypnotique qu’il avait inventé, il fallait qu’Amon Düül maîtrise sa formule.
Pour cela, le line-up a changé,
le groupe accueille un joueur de sitar
et un musicien jazz qui lui permettront de mieux maîtriser ses délires
acidulés. Le résultat sort sous le nom de « Tanz der lemminge » en
1973, et tranche radicalement avec la folle insouciance de « Yeti ».
Les titres ne sont plus improvisés, ils sont travaillés en studio et dotés
d’une production beaucoup plus soignée. Résultat, si « Yeti » vous
embarquait dans un délire aux contours flous, au milieu d’un bad trip
saisissant mais aux paysages mal définis, l’image est beaucoup plus nette ici.
L’ambiance angoissante est un peu
mise de côté, même si elle reste présente sur certains passages, comme la
guitare psychotique qui parcourt la première grande suite. Là où « Yeti »
ne contenait que deux grandes pièces délirantes, « Tanz der lemminge »
s’articule autour de quatre pièces maîtresses.
Ces pièces sont comme les étapes
d’un voyage intérieur, qui provoquerait une succession d’hallucinations
fascinantes, angoissantes, ou transcendantes. Chaque phase se succède
parfaitement, le chaos sonore pouvant faire place à des riffs corrosifs, dont
le stoner ne réussira jamais à reproduire la puissance hypnotique. Et puis le
solo monte crescendo, accompagnant le clavier dans une ascension menant à un
chaos sonore s’apparentant à une apothéose mystique.
La guitare acoustique peut ainsi
côtoyer les délires expérimentaux propulsés à grand coup de sitar et
d’électricité, pour construire un album unique, fruit d’expérimentations
parfaitement maîtrisées. La voix vous arrive avec une lenteur fascinante, comme
un impressionnant mirage au milieu du désert.
Ces instrumentaux ne nous
agressent plus, ils nous bercent, caressant nos oreilles dans le sens du poil
pour mieux nous emmener dans leur univers délirant. L’auditeur entre d’ailleurs
dans la folie la plus pure, c’est-à-dire qu’il rompt progressivement les liens
avec le monde qui l’entoure, pour mieux profiter des merveilles illusoires
qu’on lui propose.
« Il faut être toujours
ivre. Tout est là : c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible
fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut
vous enivrer sans trêve. Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à
votre guise. Mais enivrez-vous. Et si quelquefois, sur les
marches d'un palais, sur l'herbe verte d'un fossé, dans la solitude morne de
votre chambre, vous vous réveillez, l'ivresse déjà diminuée ou disparue,
demandez au vent, à la vague, à l'étoile, à l'oiseau, à l'horloge, à tout ce
qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à
tout ce qui parle, demandez quelle heure il est ; et le vent, la vague,
l'étoile, l'oiseau, l'horloge, vous répondront : « Il est l'heure de
s'enivrer ! Pour n'être pas les esclaves martyrisés du Temps,
enivrez-vous ; enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de
vertu, à votre guise. »
Merci Baudelaire.
L’ivresse n’étant qu’une folie
momentanée, ce disque pourrait être un bon début dans cette quête perpétuelle
d’oubli de soi.
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