vendredi 5 juin 2020

LE QUAI DES BRUMES de Marcel Carné (1938) par Luc B.


Entre les films de Renoir, Duvivier ou Carné, la période dite classique du cinéma français (1935-45) regorge de titres célèbres. Et LE QUAI DES BRUMES se pose-là. On associe généralement ce film à une romance à cause de la fameuse réplique Gabin/Morgan, mais pour moi on est davantage dans le drame criminel, limite Film Noir à la française. J’ai toujours pensé qu’il y avait un air de famille entre le Film Noir américain et le Réalisme Poétique, terme utilisé pour ces films français de l’avant-guerre. C’est quoi le Réalisme Poétique ? Une manière d’ancrer une histoire dans le réalisme social, souvent le monde ouvrier, les petites gens, mais avec un traitement onirique, poétique, comme pour sortir ces personnages de leurs conditions misérables. Une manière de recréer la réalité en la sublimant.
Exemple ici avec la bicoque de Panama, « quatre planches, une porte au milieu et un toit au-dessus ». C’est un bar, un rade, un honkytonk, qui se dresse dans un endroit improbable, au bout de la jetée du port du Havre, une bicoque imaginée par le décorateur Alexandre Trauner qui représente un ilot de liberté pour ceux qui y pénètrent. Quand Marcel Carné la filme de loin, c’est comme une apparition dans le brouillard, un rêve, un truc hors du temps, qui ne peut pas réellement exister. Poétique. Son gérant, Panama, costard et chapeau blanc, en vend la beauté en montrant le baromètre au mur dont l’aiguille est clouée sur beau temps : « Ici, y’a pas de brouillard ».
La baraque me fait toujours penser à celle qu’habite Chaplin dans LES TEMPS MODERNES (1936). Jean a ce côté vagabond, anar, qui vit hors système. Si vous rajoutez le chien qui le suit tout le film, que Jean finit par adopter, ce même cleps aux poils blancs et noirs vu dans UNE VIE DE CHIEN (1918), le compte  y est.
C’est donc là que Jean atterri. Un soldat de la coloniale qui fait du stop jusqu’au Havre. « T’es en perm ? » demande le chauffeur du camion. Pas de réponse… Le film est sorti en 1938, une époque politiquement tendue. Pas question d’heurter et de démoraliser le public avec des histoires de déserteurs, au moment où la France réarme. Renoir avait eu le même problème avec LA RÈGLE DU JEU. La censure veille. Mais il est bien question de ça, un déserteur qui rejoint clandestinement Le Havre pour s’embarquer sur un cargo.
La séquence chez Panama est très longue, presque 25 minutes, mais cristallise tous les enjeux, et tous les protagonistes vont s’y croiser. Il y a Michel Krauss (Robert Le Vigan, acteur génial) un peintre désabusé qui pense au suicide. « Je peins les choses cachées derrière les choses, pour moi un nageur est déjà un noyé » dira-t-il. C’est gai. On entend aussi « nature morte », « peinture au couteau »… Les dialogues sont de Jacques Prévert, et ça pétarade de répliques cultes. 

Et puis l’apparition presque irréelle de Nelly (Michèle Morgan) avec son béret et son imper mastic. Lauren Baccall avant l’heure. Film Noir toujours… La scène est géniale, elle debout, prostrée, inquiète, mélancolique à sa fenêtre devant un horizon bouché par la nuit, la brume, les nuages. Le pessimisme de l’époque. Et Jean assis à table à manger du saucisson. Gabin bouffe toujours dans ses films, découpant au canif un bout de lard, une miche de pain. On le regarderait pendant des heures. Plus tard on les retrouvera assis dans le port du Havre, promenade bucolique dans un décor de fin du monde. C’est gai.  
Et puis débarquent des gangsters. Ils cherchent un certain Zabel. Le chef de la bande c’est Lucien, psychopathe fort en gueule (qu’on soupçonne d’être junkie) hurlant hystérique « Mais faites-le taire ! » dans la boutique de Zabel, des manières d’homo refoulé qui se transforme en lopette fourbe, pathétique, au bord des larmes quand Jean lui claque la gueule sur le port. Magnifique prestation de Pierre Brasseur. Un dur de pacotille qui s’éclate aux auto-tamponneuses**. Zabel c’est Michel Simon. C’est le tuteur de Nelly. Un mec louche. Une gueule à faire peur sous des manières bourgeoises. Jean lui dira « quand tu causes, on dirait que tu patauges dans la boue en espadrille ». Quand Zabel agresse Nelly dans sa cave, elle prévient : « arrêtez ou je vais crier ». Il répond : « c’est tout ce que j’aime ».
Donc résumons. Lucien veut tuer Zabel qu’il soupçonne avoir tué Maurice, un gars de sa bande, amoureux de Nelly. Zabel, commerçant en apparence honnête, garde sous sa coupe Nelly. Qui pense s’en sortir avec l’aide de Jean. Jean est amoureux mais déserteur, donc souhaite quitter au plus vite le pays. Lucien, humilié par Jean, cherche à se venger. C’est gai.
Le seul rayon de soleil est une fête foraine. Nelly et Jean y prennent du bon temps. Jean l’emmène à l’écart, la serre dans ses bras. « T’as d’beaux yeux, tu sais - Embrasse-moi [baiser] - Nelly ? - Embrasse-moi encore ». Culte. Le patrimoine. Mais oserai-je dire que Morgan a tout de même l’air tartignole ? Oui j'ose. Pardon de taillader le mythe mais Morgan est aussi sexy qu’un bac à glaçons. Ses beaux yeux ne suffisent pas. Darrieux était tellement plus... comment dire... désirable. La dernière réplique du film sera aussi « embrasse-moi » cette fois prononcée par Gabin, et c’est juste sublime, une scène qui fait écho à l’épilogue d’A BOUT DE SOUFFLE...
Et si on causait cinéma ? Marcel Carné faisait le découpage technique de ses films. C’est même inscrit au générique, ce qui est rare. Parmi les très beaux plans, l’entrée de Lucien et ses sbires dans la boutique de Zabel, un travelling arrière rapide, à travers la vitre de la porte, et recadrage en panoramique une fois les personnages rentrés. Ou ce plan génial, dans le troquet Au rendez-vous de la Marine : la caméra cadre au bar un clochard, puis est emportée par le mouvement d’un serveur vers la salle adjacente où est attablé Jean. Petite étude de cas : le plan ne coupe pas, le travelling relie les deux hommes. Pourquoi ? Jean a pris l’identité d’un autre et le clochard est le seul susceptible de le savoir. Relier les deux personnages en temps réel crée la tension, le suspens, car il suffirait que le clochard voie Jean pour qu’il soit démasqué. Puis le travelling repart en sens inverse, en suivant un client qui sort, revenant au bar.
Les dernières scènes dans la boutique de Zabel sont elles aussi millimétrées. Ce plan de Nelly remontant de la cave, filmée en contre-plongée à travers les escaliers. Un point de vue étrange. Sauf que justement, Nelly voit au travers des lattes de l’escalier la preuve que Zabel a tué Maurice. La caméra épouse donc le point de vue de l’indice, des boutons de manchettes. Génial ! La composition des cadres et l’invention des mouvements de caméra est souvent remarquable chez Marcel Carné. D'après Prévert, Carné ne savait pas écrire une histoire mais savait comment la filmer. Voir LES ENFANTS DU PARADIS, où on décèle quelques fulgurances de mise en scène.
Le dernier plan est superbe. Destin contrarié, la rade du port filmée de loin, le cargo qui part vers l’Amérique du sud, reste à savoir qui est à bord… LE QUAI DES BRUMES est un classique rangé dans l’armoire avec des boules de naphtaline, le patrimoine bal bla bla… Mais ce qu’on sait moins, c’est que c’est un putain de bon film !
** Le film devait être tourné dans le port d’Hambourg, en Allemagne, mais le gouvernement nazi n’a pas validé le scénario. Le Havre permettait de profiter des premiers manèges d’auto-tamponneuses, inexistants pas à Paris à l’époque.

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La semaine prochaine : 
- un huis-clos d'époque très contemporain
- un film féminin, mais vraiment
- l'actrice, certains ne peuvent pas la voir en peinture

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noir et blanc  -  1h30  -  format 1:1.37  

2 commentaires:

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  2. Portrait de la jeune fille en feu ?
    Si oui, attention à ce que tu vas écrire, l'actrice principale est pour le moins susceptible ... je fais partie des gens qui peuvent pas la voir, même en peinture ...

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