- Tiens
Claude, après Mendelssohn il y a un mois, de nouveau un quatuor à cordes ? Mais
Lucas Debargue, ce n'est pas un pianiste ? Un quatuor pour piano alors ?
- Alors
Sonia, oui Lucas Debargue est pianiste, Janine Jansen est violoniste, Martin
Fröst est clarinettiste et Torleif Thedéen joue du violoncelle…
- Bon ok,
drôle d'effectif pour un quatuor même moderne. Mais, ça me revient, l'article
sur les quatre saisons de Vivaldi, la violoniste néerlandaise Janine Jansen…
- Que des
artistes indépendants réunis pour un quatuor dont la composition pittoresque est liée
au fait que Messiaen l'a composé dans un Stalag en Allemagne…
- En effet,
surprenant, le compositeur a donc créé son ouvrage en recrutant des musiciens disponibles
dans ce camp de prisonnier, pas un camp de concentration ?
- Non, des
prisonniers de guerre après la défaite de 1940. Dur mais pas effroyable. Les
créateurs arrivent toujours à s'occuper et même à écrire des chefs-d'œuvre !
Sonia pose une question pertinente. Il n'existe pas
que des quatuors à cordes. Ainsi Brahms
a composé trois quatuors pour piano et cordes avec
un seul violon. Et quatre sont de la main de Beethoven
(sans numéro d'opus, des ouvrages de sa tendre jeunesse). Mais on pourrait
ajouter Mozart, Schumann,
Fauré et une pléiade de petits maîtres qui
se sont passionnés pour ce genre…
Revenons à Messiaen
et à l'effectif insolite de son quatuor (il n'y a pas que l'effectif qui surprenne).
Sonia a très bien raisonné pour comprendre la chose et je vais bientôt lui
confier la rédaction des articles. Un peu d'histoire : juin 1940, c'est la débâcle sur
le front après un an de drôle de guerre qui marque le début du conflit
franco-allemand. Une année pour l'armée à glander soi-disant protégée par la
ligne Maginot et des tranchées modèle 14-18 sur la frontière belge. Mai 40, Hitler envahit la Belgique, les chars
de Guderian (construits pendant
cette année d'attentisme) franchissent les Ardennes à vive allure, encerclent Dunkerque,
etc. Messiaen a 32 ans. Il est soldat ou plutôt
musicien et non combattant, mobilisé dans le centre artistique de la 2ème
armée. Une idée a priori sympa du Général
Charles Huntziger qui, prévenu le 13 mai de la percée
de Sedan par les blindés teutons lors d'un concert, répondra en substance : "on verra ça demain, j'écoute". La suite sera
plus humiliante quand, le 22 juin, cet officier aux cinq étoiles doit signer
l'armistice dans un wagon face au führer…
(Il sera
aussi cosignataire de la Loi portant statut des juifs, en tant que Ministre de
la Guerre de Pétain ; en un mot une fin de carrière modèle !). Le 18
juin, le Général de Gaulle a lancé
son appel et Messiaen a été fait
prisonnier le 20.
Fuyant l'anarchie des ultimes combats à Nancy, en vélo,
avec des partitions, Messiaen
est fait prisonnier comme 30 000 autres camarades. Il est transféré au camp de
Görlitz en Silésie, à la frontière polonaise. Il se plie au rite du déshabillage
intégral lors de la fouille mais se rebiffe comme un dogue pour conserver des
partitions de Bach ou de Berg… L'officier de service décide alors de le
regrouper avec d'autres musiciens ; faveur accordée par un allemand sans doute
mélomane. Et voici notre quatuor constitué d'un violoniste : Étienne Pasquier, d'un violoncelliste, Jean Le Boulaire et d'un clarinettiste, Henri Akoka. Messiaen
leur compose "de tête" un trio, n'ayant pas de piano pour travailler.
Attention de ne pas se méprendre, ce travail a lieu presque secrètement pour
garder le moral et supporter les privations, les corvées et le froid
épouvantable de la région, surtout en cet hiver 40-41.
Sans jeu de mots faciles, c'est dans ces conditions de
détention apocalyptiques que naîtra l'idée
du quatuor, idée suivi de sa composition.
(Oui, jeu de mots assez évident puisque des versets de l'Apocalypse attribué à St Jean guideront
l'inspiration). Le froid quasi sibérien de la Prusse orientale peut expliquer
l'apparition de sa synopsie (visualisation spontanée de couleurs
en entendant des sons) dont "souffrira" toute sa vie Messiaen. Je ne sais pas où ce diable
d'homme a déniché un piano dans le stalag, mais la création par les quatre
compères a lieu de 15 janvier 1941,
un prisonnier réalisera une affiche… 400 personnes assistent à l'évènement.
Comme de nos jours, certains auraient sans doute préféré les rengaines de Maurice Chevalier à cette œuvre
moderniste, spirituelle et déroutante, mais quand on en bave à ce point, on se réjouie d'écouter de la musique ! Libéré assez rapidement, Messiaen
redonnera à Paris l'ouvrage, avec Boussinier
(prénom inconnu) remplaçant Henri Akoka
qui, d'origine juive, a préféré prendre le maquis avec sa clarinette et un
flingue…
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Messiaen est un
homme de foi profonde mais pas celle parfois proche de la superstition dite
"du charbonnier". Parlons plutôt
de spiritualité, de théologie et de philosophie ; d'ailleurs il se passionnera
pour les courants religieux orientaux. En 1940,
le monde plonge dans le chaos guerrier et exterminateur. Impossible de ne pas
songer au mot "Apocalypse" qui est
un abus sémantique dans le cadre de la Bible.
Il est d'usage de considérer que ce dernier livre du Nouveau
Testament doit porter le titre de Livre de
la Révélation. Il aurait été écrit par Saint-Jean
exilé à l'ile de Patmos au large de l'actuelle Turquie en même temps que
le 4ème et dernier Évangile. Saint-Jean
l'apôtre ? Presque à la fin du 1er siècle ? Laissons les
exégètes phosphorer sur l'authenticité de cette rédaction.
Le mot "Apocalypse"
désigne un style littéraire à la mode dans l'antiquité et propre à ce livre qui
annonce la fin des temps, le jugement dernier et le retour du Christ, etc. Il
aurait été dicté en songe à Jean. Un ensemble poétique de métaphores plus ou moins
terrifiantes : la bête à sept têtes, les 7 trompettes et les 7 anges, le nombre
666, l'Église devenue la Grande Babylone prostituée.
Seuls les témoins de Jéhovah interprètent au premier
degré ces paraboles dignes de l'heroic fantasy. Bien évidemment, voici un texte
prophétique et fantasmagorique qui a inspiré tous les artistes de la planète et
le cinéma (Damien la malédiction, le
plus connu, ou encore le débile et gore Légion
- L'Armée des anges, et une collection inépuisable de films cataclysmiques
en tous genres du producteur The Azilium
– un nom idéal : "l'asile" en anglais😁, nanars
crétins mais poilants nourrissant la chaîne câblée SyFy).
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
1940 : Messiaen à gauche et debout |
"Pour la fin des temps". Que
signifie ce titre ? Messiaen place son œuvre dans
la perspective de la phrase de l'ange annonciateur de l'Apocalypse "Il n'y aura plus de temps" ! L'ange
ne fait pas de la physique comme Einstein. L'ange annonce la fin du temps en
tant que perception humaine de son écoulement inexorable, avec ses périodes de bonheur et de souffrance qui se succèdent. Écoulement temporel qui prendra fin
lors d'un "jugement dernier". On entre ainsi dans la phase intemporelle
de l'éternité au sens paradisiaque, soit : plus de passé, de présent ou de
futur pour l'homme. En aucun cas, le compositeur ne fait allusion à la fin de
sa captivité, question sans réponse à ce moment-là.
Cette antinomie : temporel vs intemporel, se traduit
de manière très originale dans l'écriture de l'œuvre. Messiaen
est passionné par les études de l'unité de temps en musique et les possibilités
infinies des recherches sur le rythme. Sa passion pour les chants d'oiseau
témoigne de cet intérêt, les oiseaux ne sont assujettis à aucune notion de
solfège savant, leur gazouillis étant fondamentalement arythmique sur une
séquence unitaire de leur vocalise. Il va donc utiliser des procédés nouveaux
en opposition aux temps égaux, à la mesure, la battue régulière du métronome.
La complexité dépasse les limites d'initiations de ce billet ; parler de rythmes
augmentés ou diminués ou encore de rythmes non rétrogradables sont affaires
d'étudiants de conservatoires. Franchement ça me dépasse, techniquement parlant.
Savourons plutôt l'apport d'une singulière ligne mélodique fantasque et parfois
amusante dans le récit musical et la pluralité de couleurs sonores obtenues… À
propos de couleurs, on peut ajouter ce second verset de "Apocalypse" (Gabriel ?) : "Je
vis un autre ange puissant, qui descendait du ciel, enveloppé d'une nuée ;
au-dessus de sa tête était l'arc-en-ciel, et son visage était comme le soleil,
et ses pieds comme des colonnes de feu" ; coloré, non ? Et à
dessein pour apporter de la lumières aux 3000 prisonniers vivant dans les
ténèbres du Stalag. Et pour dépasser l'unique influence des écrits canoniques chrétiens,
Messiaen utilise également des rythmes
grecs et hindous…
Le quatuor ne porte ce nom que parce qu'il réunit
quatre instrumentistes. Aucun rapport avec le quatuor à cordes et ses quatre mouvements
avec usage de la forme sonate la plupart du temps. Ici, nous avons huit morceaux
dans lesquels un ou plusieurs instruments ne jouent pas. Chaque partie porte un
titre explicite et Messiaen a écrit pour chacun
un court paragraphe précisant ses intentions. Je ne ferai pas mieux et les ai
rassemblés dans un tableau.
Il faut essayer d'imaginer les conditions hallucinantes
de la création le 15 janvier 1941 : il fait un froid de gueux, il manque une
corde au violoncelle, le piano n'est pas accordé, Messiaen
porte des sabots… La naissance d'un chef-d'œuvre dans un lieu sordide et déshumanisé.
Mais il y aura pire, en 43-45 à 200 km à l'Est environ, l'usine à exterminer d'Auschwitz-Birkenau
connaîtra l'indicible absolu, l'enfer sur terre.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Cette belle interprétation récente réunit quatre artistes
déjà expérimentés. La violoniste néerlandaise Janine
Jansen était opposée à Giuliano
Carmignola dans la chronique consacrée à une approche chambriste
vs baroque des quatre
saisons de Vivaldi.
Lucas Debargue, âgé de 30 ans, est un
pianiste français très prometteur ayant remporté le 4ème prix au XVe
concours Tchaïkovski en 2015. Ah, nous avons un jeune senior de 49 ans avec Martin Fröst, clarinettiste suédois, et
c'est son compatriote Torleif Thedéen
qui tient la partie de violoncelle, encore un artiste de renommée
internationale né comme votre serviteur un 17 novembre, mais en 1962, un gamin 😃. De gauche à droite et de haut en bas sur les photos.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
La vidéo comporte 8 vidéos indépendantes enchainées, associées aux
8 mouvements.
N°
|
Titre
|
Instruments
|
Commentaires
de Messiaen
|
[V1]
|
I. Liturgie de cristal
|
Violon,
violoncelle, clarinette et piano
|
"Entre trois et quatre heures du matin, le
réveil des oiseaux : un merle ou un rossignol soliste improvise, entouré de
poussières sonores, d'un halo de trilles perdus très haut dans les arbres.
Transposez cela sur le plan religieux, vous aurez le silence harmonieux du
ciel."
|
[V2]
|
II. Vocalise, pour l'Ange
qui annonce la fin du temps
|
Violon,
violoncelle, clarinette et piano
|
"Les première et troisième parties (très
courtes) évoquent la puissance de cet Ange fort, coiffé d'arc-en-ciel et
revêtu de nuée, qui pose un pied sur la mer et un pied sur la terre. Le
“milieu”, ce sont les harmonies impalpables du ciel. Au piano, cascades
douces d'accords bleu-orange, entourant de leur carillon lointain la mélopée
quasi plain-chantesque des violon et violoncelle"
|
[V3]
|
III. Abîme des oiseaux
|
Clarinette
solo (très difficile)
|
"L'abîme, c'est le Temps, avec ses
tristesses, ses lassitudes. Les oiseaux, c'est le contraire du Temps ; c'est
notre désir de lumière, d'étoiles, d'arcs-en-ciel et de jubilantes vocalises
!"
|
[V4]
|
IV. Intermède
|
Violon,
violoncelle, clarinette
|
Intermède instrumental
|
[V5]
|
V. Louange à l'Éternité
de Jésus
|
Violoncelle
et piano (Adagio magnifique)
|
"Jésus est ici considéré en tant que Verbe.
Une grande phrase, infiniment lente, du violoncelle, magnifie avec amour et
révérence l'éternité de ce Verbe puissant et doux. Majestueusement, la
mélodie s'étale, en une sorte de lointain tendre et souverain."
|
[V6]
|
VI. Danse de la fureur,
pour les sept trompettes
|
Violon,
violoncelle, clarinette et piano
|
"Les quatre instruments à l'unisson
affectent des allures de gongs et trompettes [...] Musique de pierre,
formidable granit sonore ; irrésistible mouvement d'acier, d'énormes blocs de
fureur pourpre, d'ivresse glacée."
|
[V7]
|
VII. Fouillis
d'arcs-en-ciel, pour l'Ange qui annonce la fin du temps
|
Violon,
violoncelle, clarinette et piano
|
Messiaen ne dit rien ; on constate une belle
symétrie au niveau de la puissance expressive et de la rigueur rythmique par
rapport au 2ème mouvement.
|
[V8]
|
VIII. Louange à
l'Immortalité de Jésus
|
Violon
et piano
|
"Cette deuxième louange s'adresse plus
spécialement au second aspect de Jésus, à Jésus-Homme, au Verbe fait chair,
ressuscité immortel pour nous communiquer sa vie. Elle est tout amour. Sa
lente montée vers l'extrême aigu, c'est l'ascension de l'homme vers son Dieu,
de l'enfant de Dieu vers son Père, de la créature divinisée vers le
Paradis."
|
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
La discographie est généreuse. Cette œuvre nécessite de
disposer d'un son clair, les jeux de timbres et l'usage du piano à des fins percussives
étant essentiels. C'est bien entendu le cas du disque du jour. Par curiosité, a
été réédité le disque de 1957 d'Olivier Messiaen lui-même, des frères Pasquier au violon et au violoncelle et de
André Vacellier
à la clarinette (label accord, mais
son monophonique un peu acide).
Quelques grandes versions : un consensus admiratif pour
une version de 1969 perdure depuis
sa parution dans une élégante stéréo. Le quatuor : Erich
Gruenberg (violon), Gervase De Peyer
(clarinette), William Pleeth (violoncelle)
et Michel Béroff au piano. Une fin des temps
positiviste, pleine de mystère, à la lumière mordorée, sans la sécheresse heurtée
entendue trop souvent chez Messiaen,
un régal (EMI - 6/6). Disponible dans plusieurs couplages.
Du vivant du compositeur avec lequel il s'est lié
d'amitié, à la fin du XXème siècle, le pianiste et chef d'orchestre
coréen Myung Whun Chung décide
d'entreprendre l'enregistrement de la plupart de ses œuvres symphoniques. Un
trésor réalisé sous l'oreille avisé du maître. En 2002, pianiste confirmé, Myung Whun Chung invite le violoniste Gil Shaham, le célèbre clarinettiste Paul Meyer et le violoncelliste chinois Jian Wang pour interpréter une belle
version du quatuor.
Les qualités trouvées chez l'équipe réunie par Michel
Béroff sont encore là. Dès la Liturgie
de Cristal, couleurs, vivacité et alacrité sont au rendez-vous, tout
comme la verve et l'autorité dans la Vocalise.
Et quelle dynamique analytique de la prise de son ! (DG – 6/6).
Autre version moderne de 2007, le trio Wanderer
et Pascal Moragues explorent au-delà du génie
formelle de Messiaen la poésie mystique
d'une musique qui d'essence contemporaine intègre désormais le patrimoine classique. Sans
trahir les recherches rythmiques de Messiaen,
les quatre complices apportent un soupçon de legato propice à la rêverie. Comme
disait déjà le musicologue Alain Perier
en 1979, "on
a l'embarras du choix" ; que dirait-il quarante ans plus tard
?! (Harmonia
Mundi – 6/6).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire