mercredi 29 janvier 2020

RUSH "Fly by Night" (1975), by Bruno


     Parfois, il y a des groupes qui ont trouvé la formation quasi parfaite. C'est-à-dire un ensemble de musiciens nés pour se rencontrer et créer une osmose, une entité protéiforme génératrice d'une musique intéressante et/ou singulière. Mais la chose est assez rare. Même les meilleurs ont parfois porté en leur sein un membre interchangeable, voire un maillon faible contrariant l'envol du groupe. Evidemment, la technique n'est pas seul en cause pour créer un ciment inaltérable, il y aussi la compatibilité. En matière de rock, le premier élément étant d'ailleurs moins indispensable que le second, mais lorsqu'il y a les deux, c'est Byzance.
Bien entendu, plus la formation est restreinte, plus le changement s'avère difficile, voire insurmontable.
Le trio canadien RUSH en est probablement l'un des meilleurs exemples. Une entité tricéphale où chacun apporte une pierre, ou plutôt une clef de voûte à l'édifice.


     Un trio issu de la plus peuplée des villes canadiennes, Toronto, et initialement formé par deux amis d'enfance, Alex Lifeson et John Rutsey.

Le premier, né Alexandar Zivojinovic (Lifeson est une traduction anglaise approximative de son patronyme) le 27 août 1953 de parents serbes, apprend d'abord le violon avant de l'abandonner à douze ans pour se consacrer à la guitare. Le second, né John Howard Rutsey le 23 juillet 1952, se charge des fûts.
Le troisième larron, Geddy Lee, arrive quelques mois plus tard, appelé à la rescousse par Lifeson (également un ami d'enfance) pour reprendre la basse et assurer le chant.

     La forme définitive de la petite bande se cristallise donc en 1968. Le parcours est long et éreintant, et la troupe n'est pas loin de se décourager à force d'échouer dans leurs démarches pour convaincre les maisons de disques. Qu'à cela ne tienne. Confiant, persuadé de la qualité de leurs chansons, affûté par la scène, le trio prend le taureau par les cornes et fonde son propre label, Moon Records. Après un premier 45 tours en 1973 (qui parvient à se hisser dans les charts sans l'appui de major), c'est au tour du 33 tours l'année suivante.
     L'album se fait rapidement remarquer, notamment grâce à une radio locale qui diffuse "Finding My Way" (second  single) et "Working Man", affolant les auditeurs, persuadés qu'il s'agit d'une toute nouvelle et inattendue production de Led Zeppelin.
L'album auto-produit commence à marcher et finit par atterrir (lui ou les démos) dans les bureaux de Mercury (plus probablement attiré par un relatif mais progressif succès du groupe) qui s'empresse de les démarcher et de les signer.

     Peu de temps après la sortie de cet album éponyme, John Rutsey, un peu lassé des tournées mais aussi fatigué par son diabète, préfère quitter le groupe. Les quelques petites divergences musicales naissantes - John aurait voulu se rapprocher d'un style à la Bad Company alors que les deux autres commençaient déjà à s'intéresser au Rock progressif des Pink Floyd, Jethro Tull, Yes et Genesis - l'encouragent à franchir le pas et quitter le groupe.

       Lifeson et Lee trouvent la perle rare en la personne de Neil Ellwood Peart. Ce dernier, né le 12 septembre 1952 à Hamilton (à une soixantaine de kilomètres de Toronto) a débuté par le piano, mais a la mauvaise manie de taper, à l'aide de baguettes chinoises, sur tout ce qui se présente. Ses parents finissent par lui offrir un kit de batterie pour ses quatorze ans. Il étudie au conservatoire et monte sur scène pour la première fois pour le spectacle de Noël de son établissement scolaire, la même année. Il joue dans divers groupes et à dix-huit ans part pour Londres. 
(On peut dénicher sur le net les démos de Jr Flood, je groupe dans lequel il jouait avant son départ pour le Royaume-Uni). Il s'emballe pour le jeu de John Bonham, d'Ian Paice, Carl Palmer et surtout de Keith Moon. Mais le séjour à Londres se révèle plein de désillusions. S'il parvient bien à intégrer quelques groupes, et même parfois à être embauché à l'occasion par des studios, c'est insuffisant pour assurer sa pitance. Il n'a d'autre solution que de profiter d'une offre pour vendre des babioles dans une boutique de Carnaby Street. C'est durant sa période londonienne qu'il se plonge dans les écrits de Steinbeck et d'Hemingway, mais aussi de J.R.R. Tolkien et de C.S. Lewis. Une littérature où il puisera l'inspiration pour ses futures chansons. Mais c'est surtout Ayn Rand (1) qui va longtemps et profondément marquer son travail, tout comme ses convictions.
Considérant qu'il stagne, il ne croit plus en une carrière musicale sérieuse (et rémunératrice) et préfère rentrer à la maison travailler avec son père.

     Rentré au Canada, un ami commun l'incite à se présenter pour une audition auprès de Rush.
Lifeson part avec un a priori dès qu'il voit ce gars débarquer en short, extirpant de sa voiture déglinguée un kit de batterie rangé dans des poubelles (ou des sacs, suivant les versions). Neil Peart lui-même est convaincu d'avoir foiré. Finalement, l'affaire s'avère concluante. Si de prime abord Alex est dubitatif face à ce jeu explosif, Geddy est persuadé que c'est l'élément qui va permettre au groupe d'aller de l'avant. D'autant qu'en discutant avec Neil, ils se découvrent des points communs en littératures et musique.
Cependant, il faut un peu de temps à Geddy et Alex pour intégrer ce nouvel arrivant - eux qui se connaissent depuis l'école, tout comme ils connaissaient le précédent batteur -. De plus, l'instruction, la culture littéraire et les convictions de Neil les intimident.


 Heureusement, les répétitions renforcent rapidement les liens, Geddy et Alex prennent conscience du potentiel de la nouvelle recrue. L'anecdote est connue. Après avoir assimilé l'intégralité de leur répertoire, Lifeson présente un vieux morceau inédit et inachevé parce que Rutsey ne parvenait pas à s'y caler. Surprise, Neil ne fait ni une ni deux et trouve le pattern adéquat, à la fois fougueux et puissant. Ou la rencontre de Keith Moon avec Ian Paice (Geddy estime que le jeu de Peart est typiquement Anglais). Plus aucun doute de subsiste : Neil Peart est bien l'homme de la situation. Le nouveau Rush est né, et plus de trente ans de carrière ne changera jamais cette configuration


   Ce fameux morceau, c'est "Anthem". Une pièce de choix qui est fièrement présentée pour entamer le nouvel album.
Ce premier titre dévoile le don d'écriture de Neil, mais aussi ses opinions, inspirées par l'oeuvre d'Ayn Rand (2). En l’occurrence, les paroles reposent sur les écrits du livre du même nom traitant de l'individualité à travers une dystopie.
"Sachez que votre place dans la vie est là où vous voulez être. Ne les laissez pas vous dire que vous leur devez tout ... portez votre tête au-dessus de la foule et ils ne vous feront pas tomber"
La musique elle, se prête à la bande son d'une charge héroïque, riche en acier et en étoffes de couleurs, tirée d'une épopée d'heroïc-fantasy. Cependant, le chant est plus une harangue qu'une clameur guerrière.
Pour le novice, le timbre de Geddy Lee peut être une épreuve, voire un obstacle empêchant tout effort de prolonger l 'expérience. Ce fut bien des fois le cas, quand il n'a pas été un sujet d'opprobre et/ou d'accusation, souvent à propos d'un soi-disant plagiat de Robert Plant (dans ce cas la liste est longue ...). En définitive, aujourd'hui avec l'engouement pour les groupes de Metal avec des chanteuses à leur tête, la tonalité singulière et somme toute assez féminine ne devrait plus autant rebuter.
D'entrée, on comprend l'importance que revêt désormais le nouvel arrivant. Peart est un paladin de la batterie, faisant autant preuve d'une force de frappe étourdissante que de tact et de souplesse, pouvant autant bousculer que cajoler. Faisant preuve d'un vocabulaire alors peu répandu dans le milieu du Rock.
"Anthem" est un morceau de bravoure d'une complexité - toute relative - peu usité à l'époque. Une pièce où l'on pourrait isoler n'importe quel instrument de son choix pour s'en délecter.

   Débuter un disque par un tel titre peut être une maladresse. En effet, s'il est positionné ainsi pour accrocher le chaland, il peut aussi faire de l'ombre à la suite. C'est le cas avec "Best I Can", très bon titre de Heavy-rock mais un rien conventionnel en comparaison directe avec la furie d' "Anthem".
 

 C'est par contre l'inverse avec "Beneath, Between & Behind", qui déborde d'une formidable énergie de Heavy-rock trempé de blues chauffé au rouge, galvanisé par des patterns ingénieux. Peart y dévoile sous un fin vernis de conte, sa sombre vision de l'avenir. "Aucune terre vierge laissée chaste ... tous ces yeux brillant mais ne voyant jamais  ... Les pistolets remplacent la charrue.... Les principes ont été trahis, les rêves sont devenus obsolètes"


   Sur "By Tor & The Snow Dog", Peart joue avec des bribes de mythologie et de légendes diverses pour accommoder une pièce relativement ambitieuse, découpée en quatre parties nominatives :
- "At The Tobes of Hades", poussé par une batterie épileptique (Keith Moon ?), déboule à fond la caisse.
- "Accross The Styx" enchaîne sans changer d'un iota le tempo. Geddy hausse juste un peu le ton, préfigurant sur le dernier vers les chefs de file de la NWOBHM. 
- "The Battle" est un long instrumental, lui même divisé en quatre autres chapitres. C'est d'abord le défi et la bataille, où Mahogany Rush croise le fer avec Led Zeppelin. Prétexte à un excellent solo de Lifeson (dont une partie s'incruste dans les synapses). La troisième partie, conséquence d'un défoulement de haine et d'affrontements aveugles, est sombre, froide et accablée.
- "Epilogue" reprend pour une dernière minute le rythme vivace du début, célébrant le retour de By-Tor aux Enfers.

   Si l'on fait abstraction du timbre singulier de Lee, la chanson-titre,"Fly By Night", annonce le meilleur de Boston. Référence peut-être pas si hasardeuse tant "In The End" - après son introduction sous forme de ballade acoustique évoquant un ménestrel invitant damoiselles et damoiseaux à entamer une douce carole - est un heavy-rock triomphant et enthousiaste qui servira de terreau à Barry Goudreau et à Tom Scholz.

 
Neil Peart
12.09.1952 - 7.01.2020



    "Making Memories" prend des allures de Rock Californien classieux et désinvolte, de road-song insouciante et rafraîchissante.

Pour le délicat "Rivendell", Lee sort sa guitare classique tandis que la Gibson ES-335 de Lifeson semble verser des larmes (violoning effectué au potentiomètre de volume) en réponse au chant. Peart témoigne de son attrait pour l'univers de J.R.R. Tolkien (Rivendell a été traduit en français par Fondcombe) avec un fin poème évoquant la sérénité d'un lieu féerique. Bien qu'auteur de la chanson, Peart se garde bien de se manifester - ne serait-ce que par le tintement discret d'un triangle ou la frappe étouffée d'un tambourin - afin de préserver l'atmosphère de doux sanctuaire, vierge de toute influence ténébreuse.


      Cet album, aujourd'hui un peu oublié dans l'imposante discographie du groupe, parfois aussi rejeté, déconsidéré parce que pas suffisamment ambitieux par rapport à d'autres, reste néanmoins pour une frange d'amateurs du groupe un très bon album. 
Pour mémoire, c'est aussi l'album des premières récompenses, notamment le Juno en tant que meilleur groupe (Canadien) de l'année, en plus de leur ouvrir les portes des USA. 
D'abord disque d'or, il deviendra plus tard platine à la maison et aux USA (probablement poussé par le succès des suivants, à partir de "2112").

     Rush est une entité ambitieuse travaillant sans cesse à son renouveau, ne se reposant jamais vraiment sur ses acquis et sur des recettes. Parfois au désarroi des fans. Mais, heureusement, ne reniant jamais son passé qu'il entretient et fait vivre lors de ses longs concerts.



♱♰ Chronique en hommage du regretté Neil Peart, un des plus grands batteurs, décédé le 7 janvier dernier, à Santa Monica (Californie), d'un cancer du cerveau. 
A partir des années quatre-vingt, il s'était installé durablement dans les classements des meilleurs batteurs mondiaux, généralement squattant le Top 10. L'homme restera une référence majeure dans le monde des batteurs et des amateurs de Heavy-rock, de Heavy-Metal et de Rock-progressif  ♰♱

(1) Ayn Rand est une romancière et philosophe Américaine d'origine Russe, née à Saint Peterbourg le 2 février 1905 et décédée le 6 mars 1982 à New-York. Elle reste principalement connue pour sa pensée sur l'objectivisme et son rejet de toutes religions. Elle encourage ce qu'elle nomme l'égoïsme rationnel. Elle s'oppose aux systèmes où l'intérêt collectif passe avant celui de l'homme.
(2) Les chansons marquées par la philosophie d'Ayn Rand seront sujet à la critique, valant parfois au groupe d'être accusé de fascisme.


 
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