- Ah, un concerto pour piano de Mozart dont vous n'avez pas encore parlé
M'sieur Claude… Un seul ! d'habitude vous les présentez par deux voire
quatre…
- Mouais, mais la
chronique sur
les concertos 20, 21, 24 et 25 était plutôt consacrée au pianiste
classique et jazz Friedrich Gulda… Il faudrait revenir sur chaque
œuvre…
- Le 22ème a quelque chose de particulier pour mériter un
grand papier à lui seul ?
- Il est imposant Sonia et sa richesse préfigure l’expansion romantique
du concerto, notamment ceux de Beethoven…
- Nous n'avons jamais parlé du pianiste Alfred Brendel me semble-t-il ?
Un jeune ou une icône mort du temps des 78 tours ? Hihihi…
- Non, certes il a pris sa retraite, il a 88 ans mais reste l'un des
pianistes majeurs de la seconde partie du XXème siècle et du
début du XXIème.
Alfred Brendel |
Mozart
appréciera l'année 1785, l'une
des moins semées d'embûches de sa courte vie. Depuis
1782, il s'est libéré de
l'emprise autoritaire de son père qui a ruiné sa santé en l'exhibant comme
prodige lors de ses jeunes années (Mozart
en porte les séquelles par une constitution fragile). Il a épousé
Constance malgré l'opposition
du paternel, et enfin intellectuellement, il a adhéré définitivement à la
Franc-maçonnerie. En 1785 il écrira une
douzaine d'œuvres pour la confrérie
enfin "tolérée" au siècle des lumières. Libéré aussi d'un protecteur à
plein temps, liberté relative car faute de rente, le ménage subsiste
essentiellement à partir de commandes d'opéras. Pour arrondir les fins de
mois
Mozart
donne des concerts pour lesquels il joue ses propres partitions, à commencer
par
trois concertos pour piano
(N°20 à 22) qui voient le jour successivement en février, mars et décembre
1785.
En cette année de stabilité relative sur le plan affectif et financier,
Mozart
termine son cycle des
six Quatuors dédiés
à
Haydn, ensemble qui place la forme quatuor en tête des formes fondamentales dans
l'univers musical pour les temps à venir. Il écrira l'ouverture
Des noces de Figaro, opéra majeur sur un livret de
Lorenzo da Ponte d'après la
pièce impertinente de
Beaumarchais. Créé en
1786, l'opéra sera un succès,
mais la noblesse irritée par l'insolence du sujet fera retirer l'œuvre après
la première… On entend quelques citations de cette ouverture dans le
22ème concerto
composé lui aussi en fin d'année… Une année sans composition de
symphonie. En revanche,
Mozart
offre quelques belles pièces pour piano célèbres comme la
fantaisie en do mineur K 475
de mai 1785.
Certains musicologues considèrent ces trois concertos comme le véritable
début de la maîtrise totale et même préromantique du genre par
Mozart. Je penche plutôt pour placer ce virage avec le
14ème
composé en 1783-84 en même
temps que le
15ème.
Cela dit, la durée et la profonde intériorité du
20ème
en accord avec sa tonalité de ré mineur (très rare chez Mozart) rendent tout à fait pertinente cette opinion. Écoutons la sombre
introduction inquiète du premier mouvement.
Mozart
invente le concerto pour piano forte moderne, la série prendra fin avec le
27ème
de 1791 et, on peut affirmer
que les trois premiers concertos de
Beethoven
en sont les héritiers directs.
Pour clore cette présentation, on lit parfois que le
22ème concerto, plutôt gai à l'opposé du
20ème, est une régression vers le style divertimento qui marque ses jeunes
années. L'argument étant la similitude avec les tonalités alternant
mi bémol majeur / Do mineur / mi bémol majeur dans le
22ème
et le
9ème concerto
de 1777 sous-titré
Jeunehomme
et dédié à une jeune pianiste de passage à Salzbourg tombée dans l'œil de
Mozart, homme à femmes, c'est bien connu. On se résume : un hasard dans le choix
des tonalités et une démonstration people tirée par les cheveux, on
conviendra du manque de fondement de cette idée en écoutant le mouvement
lent aux accents pathétiques et surtout le final très élaboré de l'ouvrage
de 1785…
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Neville Mariner |
Mes lecteurs les plus assidus ont dû être surpris que je n'aie jamais
commenté une gravure d'Alfred Brendel. Un lecteur savoyard m'avait tancé d'avoir zappé sur sa dernière intégrale
des
concertos
de
Beethoven
en complicité avec
Simon Rattle, un enregistrement marquant du début du siècle que j'avais omis de citer
dans une discographie alternative. Mea culpa, puisque pour le billet
consacré aux
concertos 23 et 24
de
Mozart
par
Dame Mitsuko Uchida, l'intégrale d'où est extrait le disque du jour était citée. Pour ma
défense, les vidéos YouTube de
Brendel sont rares et surtout bénéficient d'une espérance de vie minimaliste
(problème de droit à coup sûr…).
Impensable d'écrire une biographie exhaustive de ce pianiste qui mérite une chronique personnelle. Quelques repères : Brendel qui naît en 1931 à Wiesenberg en Tchécoslovaquie est pourtant considéré comme autrichien. Il est vrai que l'artiste vit pendant la guerre à Graz puis, dès 1947, après le chaos hitlérien, il séjourne à Vienne où il s'installe en 1949. Il partira en 1971 pour Londres, capitale d'une Angleterre qui deviendra son pays d'adoption…
Dès l'âge de six ans, enfant, il suit des cours de piano quasi en amateur.
Il ne mettra jamais les mains dans un conservatoire de premier plan. Il faut
dire qu'à 14 ans, en pleine débâcle des armées nazies, il doit creuser des
tranchées dans la glaise gelée. Ses mains ne souffriront pas de séquelles
d'épouvantables engelures. (Parfois on voit
Brendel jouer avec des pansements au bout des doigts ; aucune affection en cause,
mais un gadget pour supprimer le cliquetis des ongles sur les touches ; je
confirme, ça agace ceux qui ont des doigts fins 😊).
Piano Walter de Mozart |
Dans cette Europe en reconstruction, la carrière du jeune virtuose ne
commence réellement qu'en 1958.
La firme Vox lui propose d'enregistrer l'œuvre pour clavier de
Beethoven, une première dans 'histoire du disque ! Plus tard, il sera l'un des
artistes phares pour Phillips.
Schubert
et
Mozart
feront aussi partie de ses compositeurs de prédilection. Je vous parle d'un
pianiste que les moins de vingt ans connaissent mal. Fin du siècle dernier,
l'arthrite limitera ses interprétations des œuvres aux difficultés
techniques trop vertigineuses. Et depuis une dizaine d'années,
Alfred Brendel
souffre de surdité.
L'homme place le compositeur et sa musique avant tout et prend ses
distances avec le moindre hédonisme. Les mesquineries du Showbiz "classique"
lui font horreur. En 2006, une
bronca de critiques teutons vise à dézinguer l'anglais
Simon Rattle
alors directeur de la
Philharmonie de Berlin, ayant succédé à
Claudio Abbado
luttant contre la maladie et surtout à
Herbert von Karajan, garant de la tradition germanique ;
Simon Rattle aurait "assécher" le son grave et lourd typique de la formation berlinoise
(Ah oui, parfois pour être lourd…) Bref, une polémique attisée par des
aficionados du passé qui veulent placer leur poulain
Christian Thielemann, bon chef, un peu irrégulier et qui dirige en effet dans un style disons
très "intégriste". Furieux de cette kabbale débile,
Brendel
écrit une lettre ouverte :
"Contrairement à ce qui est dit par quelques critiques, la Philharmonie
de Berlin est dans une forme superlative. Ce n'est certes plus
l'orchestre de Karajan ou d'Abbado, mais il a entièrement conservé sa
richesse dans les symphonies romantiques tout en s'ouvrant à la musique
contemporaine ainsi qu'au répertoire baroque du XVIIIe siècle."
Pour l'intégrale des
concertos
de
Mozart
(sauf 1-4 écrits pour clavecin) réalisée entre
1970 et
1984,
Alfred Brendel
est accompagné par l'Academy of Saint-Martin in the fields
dirigée finement, comme il se doit, par
Neville Mariner
déjà très honoré dans ce blog
(Clic).
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Anton Walter (1752-1826) |
L'orchestration est presque celle de l'orchestre classique complet.
Mozart
a-t-il supprimé les hautbois en étant soucieux de promouvoir la
clarinette récemment inventée,
une autre supposition de ma part. L'utilisation desdites clarinettes est une
première chez
Mozart. Donc :
1/0/2/2, 2 cors, 2 trompettes, 2 timbales et les cordes. Il reprendra cette
orchestration à l'identique pour sa
39ème symphonie.
Ajoutons qu'il n'existe pas de cadences officielles pour ce concerto. Soit
elles ont été perdues, soit comme souvent,
Mozart
les improvisait et laissait à ces successeurs la liberté d'en écrire à leur
guise.
1 – Allegro
: Ce concerto est moins populaire que ses deux grands frères de février et
mars 1785, sans doute parce que
la thématique est moins directement attachante et facile à mémoriser. Quasi
monothématique, peut-on parler de leitmotiv, l'allegro présente à partir de
motifs proches une belle unité mélodique où la frontière entre l'allégresse
et le doute évoque l'incertitude. Le
concerto N° 20
débutait par de longues phrases pathétiques inhabituelles chez le
compositeur, quant au
N°21, une joyeuseté martiale et cocasse assurait pour toujours la popularité de
l'ouvrage. Des accords olympiens en tutti introduisent le premier bloc thématique joué en duo par les
bassons et les cors. [0:19], Ce motif est repris par les violons ôtant
d'emblée toute rigueur académique dans la construction et les jeux de
timbres : vents vs cordes. Nous écoutons une merveille symphonique qui
pulvérise la simple fonction introductive dans un concerto. [0:25] La
clarinette précède cette reprise et une kyrielle (au sens stricte)
d'élégants motifs en arpège ascendant, successivement : flûte, clarinette,
basson, une gracieuse fantaisie soutenue
p par un accord velouté des deux cors - do-mi à l'octave. Suit une reprise de cette seconde idée mais là aussi avec
d'habiles caprices d'orchestration. Si les tuttis et l'énoncé initiale
bassons et cors nous montrait un Mozart opiniâtre, confiant en l'avenir, la reprise aux violons plus clarinettes
fera plutôt songer à des interrogations plus intimes.
BurgTheater vers 1800 |
Le mouvement se développe avec alacrité, sans doute l'un des allegros les
plus animés du répertoire. [11:13] La cadence est-elle de
Brendel ? Je l'ignore ; peu importe,
Alfred Brendel fait le choix de la poésie, de la malice taquinant l'élégie. Du très grand
art…
2 – Andante
: [13:18] Le mouvement lent est de forme inhabituelle, décidément Mozart
invente sans cesse à l'orée de la trentaine : pour cet andante, une
symbiose entre rondo et variations. Une forme appliquée au texte de
nombreuses chansons : un refrain alternant avec divers couplets. A/B/A/C/A,
etc.
Le thème principal recueilli est exposé tendrement aux cordes seules.
[14:28] Il se termine de manière passionnée. Le piano solo adopte un style
plus chantant, méditatif, la frappe délicate de
Brendel bouleverse. [15:22] Le soliste aborde l'une de ses variations à partir du
thème introductif. [16:15] Les bois interviennent enfin, entonnant une
mélodie insolite qui nous transporte dans le carrousel d'un parc de Vienne.
[17:25] Nouveau passage dédié au piano, d'esprit plus sévère et enflammé.
[18:40] Flûte, basson puis corde apportent encore une digression suivie
[19:36] d'un échange aux accents douloureux entre le piano et les cordes
graves. [21:24] Clarinettes, flûte, bassons, piano et cordes mettent fin de
concert à ce passage presque tragique en retrouvant une douce complicité
mélodique dans la coda.
3 - Allegro vivace assai, Andantino cantabile, Primo tempo
: [22:21] Le final est une exception formelle pour deux raisons : sa durée
d'une douzaine de minutes inconnue jusqu'alors et sa forme tripartite avec
un andantino dans son développement central. L'allegro débute guilleret et
rythmé telle une danse villageoise et lance les hostilités. Oui, l'année
1785 a été agréable, elle
mérite bien de se conclure par cette petite marche colorée et agrémentée de
trilles. [27:06] L'andantino surprend ; une rêverie, un songe, une prière ?
On y ressentira une espièglerie scandée par des pizzicati et même de la
sensualité. Comme Jean et
Brigitte Massin, on reste
vraiment interloqué par cette affirmation de régression de la part de
certains soi-disant spécialistes… [29:59] le final reprend les motifs
initiaux dans un récit olympien et un soupçon… rigolard.
(Partition)
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La subtilité de l'interprétation du duo Brendel-Mariner me donne le vertige. Inutile de préciser que la discographie est pléthorique. Étrangement, à la réécoute, les intégrales phares de Daniel Barenboïm et de Murray Perahia, tous les deux dirigeant du clavier l'English chamber orchestra ne me transportent plus guère… La prise de son dessert peut-être ces captations un peu anciennes… Tout est relatif…
Quelques bon crus assez récents : En
1991,
Andras Schiff
et
Sandor Végh
maîtrisent un
Mozart
encore jeune et facétieux, un florilège de couleurs, des timbres lumineux. Mozart retrouve le raffinement des sonorités de l'âge classique et la vigueur d'un
romantisme en devenir. (DECCCA
– 6/6). (Deezer)
Couplage passionnant entre le ténébreux
20ème concerto
et celui du jour. Un disque gravé en 2001 réunit
Michel Dalberto
et l'ensemble orchestral de Paris au mieux de sa forme sous la baguette de
John Nelson. L'air circule entre les pupitres. Le pianiste joue les galants, s'insinue
dans l'âme diablotine de
Mozart
; belle réussite française (RCA
– 6-6). (Deezer)
Enfin, jeune prodige aux talents éclectiques,
David Greilsammer
et le
Suedama Ensemble
dirigé du clavier proposent en 2016 le couplage des
concertos 22
et
24. D'origine israélienne, diplômé de la Julliard School, ce jeune quadra
électrise
Mozart. Des tempi allègres, du mordant, de l'ironie, de la fougue. Le
Mozart
à l'ancienne a décidément du souci à se faire, surtout côté orchestre.
L'équilibre piano – orchestre est parfait (Naïve
– 6/6). (Deezer)
Commençons d'abord par présenter d'excellents voeux pour 2020, qui entame ou termine une décennie selon la manière retenue pour le décompte : un vrai débat non tranché...
RépondreSupprimerEnsuite : je n'aime pas trop Mozart en général, hormis justement dans quelques concertos pour piano, les 20 et 23 notamment. De plus, mes références personnelles côtoient le bizarre dans ces oeuvres : j'aime beaucoup Annnie Fischer accompagnée par Boult dans le 20, notamment, c'est dire si mes "références" sont éloignées des choses généralement recommandées ! J'aime bien Perahia quand même, le dernier remastering à tout petit prix a beaucoup amélioré une prise de son un peu brouillardeuse à l'origine.
En revanche, je n'aime pas -mais pas du tout, et dans quasiment aucune répertoire- Brendel, que je trouve généralement chichiteux et toujours "accordé dur", avec un son assez pauvre en couleurs et d'une sonorité assez vilaine -c'est pareil en concert, on ne peut donc pas incriminer des prises de son qui seraient ratées-. Mais, évidemment, tout cela est très personnel, et ne remet en rien en cause son talent !
Meilleure vœux à toi aussi.
SupprimerLa nouvelle décennie, comme un siècle, commence par une année modulo 10 à partir de 1, l'année 0 n'ayant pas existée… RDV le 1 janvier 2021 pour la prochaine décennie Officielle, le mot étant applicable pour une suite de dix années…
Mozart-Brendel et voilà que je te martyrise dès janvier ;o)
Le disque Annie Fischer – Boult avec les 20 et 23 de 1959 avec le Philharmonia est un miracle de finesse et d'émotion pour cette époque où Mozart n'avait que rarement droit à la légèreté. Avec le même orchestre, elle avait gravé en 1958 les 21 et 22 mais avec Wolfgang Sawallisch….
Hormis les symphonies 40 et 41 et les concertos 21 et 27, je n'ai commencé à apprécier Mozart que plus tardivement, dans les années 70, bien après Beethoven, Bruckner et Mahler… Tout comme Bach d'ailleurs… Comprend qui pourra !
Brendel chichiteux ? Oui, peut-être, j'ai lu parfois cette appréciation… Mais comme tu le dis tant que cela reste du domaine de la sensibilité personnelle et ne devient pas péremptoire, on peut tout dire ! Il y a eu un temps où je considérais Fauré comme le compositeur le plus snob de la musique française, j'ai bien changé…
Nota : sur YouTube, il existe un live Annie Fisher – Otto Klemperer du concerto 22 à Amsterdam de 1956. Le son est rude et tout cela sonne un peu marmoréen… Mais c'est peut-être là qu'on perçoit le mieux que Beethoven a 15 ans et 1785 et se trouvait sans doute ans la salle… Enfin, simple supposition.
https://www.youtube.com/watch?v=sTc03Wz-6Mc