samedi 18 janvier 2020

MENDELSSOHN – Quatuor N°6 opus 80 (1847) – Quatuor ARTEMIS (2013) – par Claude Toon



- Waouh, c'est glaçant cette musique frissonnante M'sieur Claude, musique de chambre à l'évidence… Quatuor ? Schumann par ce côté dramatique ?
- Pas bête Sonia… Non, Mendelssohn, mais oui, dramatique, une forme de requiem pour quatuor et la dernière œuvre de ce compositeur…
- Requiem ? Une commande ou un ouvrage dédié à un être cher ?
- La relation entre Felix et sa sœur Fanny était fusionnelle… Or, elle meurt en 1847. Son frère écrit son quatuor génial juste avant de suivre Fanny dans la tombe…
- Mon dieu, c'est shakespearien ce drame… Une belle discographie disponible ?
- Oui, notamment celle du quatuor Artémis, une publication récente de 2013… Espérons que la vidéo YouTube va se maintenir…

Fanny Mendelssohn
Préambule : 12ème article consacré à Felix Mendelssohn, donc pour économiser sur mon temps de rédaction, le volume d'octets planétaire et donc par ricochet pour ne pas aggraver le réchauffement climatique, je vous invite à lire la biographie plus détaillée dans le billet consacrée au Songe d'une nuit d'été (Clic).
1847, en février Felix Mendelssohn a eu 38 ans. Le petit gamin, génie dès ses douze ans, est devenu l'un des compositeurs et maestros allemands les plus en vue. Il est directeur musical du Gewandhaus de Leipzig depuis 1835. À Berlin, depuis 1840, il anime la vie musicale à l'invitation du roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV. Il s'est lié d'amitié avec Schumann, dédicaçant un cahier de ses romances sans paroles à Clara (Clic). Il a redécouvert Bach et a ressuscité ses Passions, tout en écrivant ses propres oratorios Paulus et Élias. D'esprit moderniste, il a définitivement contribué au lancement du Romantisme à la suite de Beethoven et de Schubert dont il a créé la symphonie "inachevée". Il voyage sans cesse vers le Royaume-Unis, visite l'Écosse. Cela dit, bien que s'étant converti au protestantisme, sa postérité sera ternie par l'antisémitisme de l'époque… celui de Wagner qui lui doit pourtant beaucoup, et évidement il sera interdit par les nazis. Je ne suis pas certain que, boudé de 1847 à 1945, Mendelssohn occupe la place qu'il mérite, celle de "Mozart du XIXème siècle" pour citer son ami Schumann
Né riche, virtuose et compositeur précoce, assez talentueux et bosseur pour gérer à la fois sa carrière de musicien et de créateur, Mendelssohn travaille comme un fou, s'épuise-t-il ?
C'est dingue la génétique ! Sa sœur ainée Fanny ne s'intéresse guère aux frivolités féminines imposées par une société patriarcale et misogyne. Comme son jeune frère, elle aussi compose très jeune et dispose de dons exceptionnels comme pianiste. Elle composera pas moins de 250 lieder inspirés de Joseph von Eichendorff, Johann Wolfgang von Goethe, Heinrich Heine et quelques autres poètes germaniques parmi les plus célèbres. Felix et Fanny s'adorent et leur passion musicale commune renforce cette grande complicité fraternelle. Fanny organise des concerts pour son frère, gère son carnet mondain dont des rencontres avec… Gounod, Liszt, Clara et Robert Schumann… De son côté Felix n'hésite pas à lui demander des conseils pour ses compositions. Fanny : une femme éclairée et avide de découverte ; hélas son catalogue ne sera pas publié de son vivant…
Le 14 mai 1847, elle succombe à une hémorragie cérébrale à seulement 41 ans. Fou de chagrin et de rage, Felix compose rapidement son 6ème quatuor surnommé parfois Requiem pour Fanny, œuvre de furie qui contraste fortement avec le style plutôt optimiste propre au compositeur.
Fatigué, rongé par le deuil ou fragilité héréditaire, il souffre de violents maux de tête en octobre 1847 soit 5 mois après la disparition de Fanny. Un AVC emporte Felix Mendelssohn à son tour le 5 novembre ! Il a 38 ans et nous lègue 321 œuvres dont nombre d'entre-elles sont de premier plan.
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Felix Mendelssohn sur son lit de mort
Mendelssohn compose donc son ultime quatuor achevé peu de temps après les funérailles de sa sœur. Depuis Mozart et le dernier groupe de quatuors écrit par Beethoven, ou encore la Jeune fille et la mort (N°14) de Schubert, la forme quatuor a quitté les salons de la bonne société et ne se limite plus à égayer les soirées. La violence paroxystique de l'allegro en témoigne ; il faudra attendre ceux de Chostakovitch, majoritairement tragiques, pour retrouver un tel climat d'affliction.
La tonalité sombre de Fa mineur domine la partition. Il sera créé en privé chez Ignaz Moscheles début octobre 1847 (Clic). La création officielle n'aura lieu qu'après le décès de Mendelssohn en 1848, le 4 novembre  - quasiment la date anniversaire de sa mort - avec son ami Joseph Joachim comme premier violon.
Mendelssohn composera encore un mouvement isolé de quatuor qui, avec trois autres pièces antérieures écrites pour cette formation, sont réunis dans l'opus 81.
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Fondé en 1989, le quatuor Artemis a la particularité de changer souvent ses membres rompant avec la tradition historique des engagements quasiment "à vie" comme les quatuors Busch ou Alban Berg. On pourrait craindre un manque de cohérence dans le jeu dû à un manque de complicité dans la continuité. Il n'en est rien.
Il faut dire que l'ensemble a suivi la rude mais profitable école des quatuors LaSalle, Berg, Juilliard et Emerson.
Leur discographie comporte une excellente intégrale des quatuors de Beethoven.
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Eckart Runge, violoncelle - Gregor Sigl &
Vineta Sareika, violons - Friedemann Weigle, alto
1 - Allegro vivace assai : L'introduction se révèle rageuse et désespérée. Un cri du violoncelle puis de l'alto puis, à l'unisson, des quatre instruments. Un frisson enfiévré de trémolos et de trilles de doubles croches déploie un premier motif hiératique, un jaillissement furieux, un motif dont la dislocation fera songer à l'expression "la tête contre les murs", la symbolique du deuil insupportable. Un court motif secondaire ff en forme de dialogue exprime la stupéfaction, l'incompréhension face à une mort si brutale, si injuste. Ce groupe thématique est repris mais avec des variantes. Pas de da capo académique, on lit encore ce reproche sans fondement à propos de la maturité de Mendelssohn. Un rude crescendo sur le premier motif furieux conduit à une nouvelle idée thématique plus mélodieuse. [0:38] Est-ce l'évocation teintée d'amertume des souvenirs des temps heureux ?
Jamais quatuor n'a atteint un tel degré de fébrilité et de fureur par son écriture : ruptures de rythme, dissonances agressives, syncopes, toute une alchimie sonore oppressée accompagnant une âme perdue dans son chagrin. Un flot déchirant. Le discours risque de rompre sa logique à chaque instant car gagné par la déraison causée par un déchirement inconsolable. [1:33] Un premier développement à la fois scandé et articulé tente une réconciliation, une acceptation du destin. En vain… [2:23] La réexposition nous conduit à un étrange passage élégiaque [3:06]. Le violon s'impose alors dans le quatuor comme témoin de la prostration du compositeur seul avec son angoisse face à son manuscrit érigé en épitaphe. Tous les motifs seront récapitulés dans un désordre (très organisé) révélant qu'à ce stade du deuil la colère l'emporte encore sur la raison.
Le quatuor Artemis interprète sous amphétamine cette dramaturgie, on pourrait dire avec férocité mais, et de là naît le miracle d'intelligence et de virtuosité, sans aucun pathos…

Tombe de Fanny
2 - Allegro assai : [7:09] Le "scherzo" prolonge ce climat de chaos émotionnel. Le premier motif est une longue phrase saccadée qui cherche son chemin vers la sérénité. Malgré moult reprises, le chemin n'aboutira pas et s'achève par d'hésitantes syncopes en pizzicati. [8:15] la seconde idée retrouve la vigueur de l'allegro initial à partir du thème. Une seule thématique, le terme scherzo est donc un léger abus sémantique de ma part. [9:02] Le "trio" se déroule telle une procession mortuaire scandée par le violoncelle. [10:05] Le thème initial est repris, enflammé, pour conclure ce mouvement de transition, pas réellement un scherzo et encore moins le divertissement d'usage… Mendelssohn place un mouvement paisible après la furie de l'allegro vivace et non après l'adagio, très judicieux.

3- Adagio : [11:34] Une mélopée dans laquelle domine le violon solo débute le mélancolique adagio. Mélancolique, le mot est faible. Le temps s'est arrêté, la musique se développe sans thème marqué, désincarnée. Cette absence volontaire de construction déterministe s'apparente à un flot de songes, de souvenirs éthérés qui s'entrecroisent. Peut-on parler de prière ? [15:40] Ce voyage dans les limbes prend un ton déchirant lors de l'émergence d'un crescendo douloureux conclu par un arpège descendant-montant du premier violon soutenu par d'obsédantes trilles ff de ses trois compagnons. Un court passage rythmé avec une transition en si majeur apporte une lueur d'espoir fort ténue. La conclusion retrouve le climat de litanie, un de profundis qui ne peut aboutir qu'au silence…

4 - Finale Allegro molto : [19:30] On pourrait attendre du final un peu de repos. Non, les tensions marquées par les scansions frénétiques, les ruptures rythmiques abruptes caractérisant l'allegro initial font leur retour. L'ambiguïté règne en maître, celle de l'affrontement entre amertume et cynisme. Les traits cinglants et douloureux ne laissent aucun espoir d'apaisement dans la coda. On pourra même dans des interprétations moins contrôlées que celle-ci déplorer une forme de dislocation morbide de la ligne mélodique. Dislocation ne veut pas dire confusion.
Schubert ou Beethoven dans leurs derniers opus pour le genre quatuor n'ont jamais atteint l'expression d'une telle désespérance. Écrite comme un brasier expiatoire, ce quatuor demeure une œuvre fondatrice du quatuor romantique, une oraison funèbre au lyrisme élégiaque.


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Fanny Mendelssohn est l'auteure d'un quatuor rarement joué et c'est dommage. Une œuvre toute en douceur, poétique, j'ose dire empreinte de féminité. Un enregistrement sympathique, celui du label CPO qui comporte également deux quatuors de compositrices du XIXème siècle : Emilie Mayer (1821-1883) et Maddalena Laura Sirmen (1745-1818). (Jaquette en regard de la vidéo)
Face à la bacchanale tragique du quatuor Artemis, on pourra apprécier la retenue du quatuor Artis qui a gravé une belle intégrale de 1988 à 1989. (Accord – 6/6)
Grand cru plus enragé que les Artis, également au sein d'une intégrale, par le quatuor Cherubini, un discours nerveux, des timbres acidulés, une réussite totale à rapprocher de leur intégrale en 2 CD des trois quatuors et du quintette de Schumann (EMI – 6/6)
Enfin, le quatuor Ebène a gravé les quatuors 2 et 6 de Felix séparés par une interprétation de celui de Fanny, une excellente initiation à cet univers (ERATO – 5/6)

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2 commentaires:

  1. Peut-être le plus beau quatuor post-beethovénien écrit au XIXème siècle, en tout cas à mes oreilles... Et très loin de l'image que l'on se fait ordinairement de Mendelssohn, dont la musique est généralement un bel hommage à son prénom !
    Sonia n'ose pas te le dire après la soufflante que tu lui as passée il y a quelque semaines, mais elle préfère largement ce quatuor à tous ceux de Chostakovich ;-) !

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    1. C'est sûr, Felix = joyeux ou Heureux en Latin, enfin je crois...
      Mon dieu c'est quoi cette sombre affaire de soufflante ? Su quel article ? Moi qui suis un amour :o)))
      Tss Tss est-ce une pique anti Chostakovitch... ??

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