vendredi 17 janvier 2020

LES RAISINS DE LA COLÈRE de John Ford (1940) par Luc B.


Le problème avec les réalisateurs étiquetés western, c’est qu’on les prend pour d’habiles faiseurs bas du front et aux idées politiques franchement droitières. Donc, écartez-vous du poste parce que je vais hurler : John Ford est un des plus grands réalisateurs de cinéma, humaniste et généreux, doublé d’un filmeur d’images hors pair !! Ce n’est pas pour rien qu’Orson Welles, avant de tourner CITIZEN KANE, avait fait visionner à son équipe LA CHEVAUCHÉE FANTASTIQUE (1939).
Regardez ce premier plan de Tom Joad marchant vers nous sur une route déserte, un noir et blanc sublime, cadre aux lignes de forces géométriques, et ces ombres des poteaux télégraphiques. La photo est signée de Gregg Tolland, qui a travaillé pour Wyler, Hawks, Ford, Hitchcock et… Welles. Le maitre des contrastes et de la profondeur de champ. Pour obtenir un tel axe de contre plongée, dans certains plans, il est certain que la caméra était placée sous la surface du sol, donc creusé, avec la volonté de rendre l'image monumentale. 
LES RAISINS DE LA COLÈRE est l’adaptation du bouquin de Steinbeck, publié l’année précédente, dont il ne reprend pas la fin, certaines scènes écrites ne pouvant être filmées à cette époque, censure oblige, oh mon Dieu un sein de femme... Il y a donc le livre d’un côté, et le film de l’autre. Ca tombe bien, on parle du film !
Tom Joad (Henry Fonda) sort de taule. Remise de peine. Il a tué un gars, légitime défense. Il revient dans son bled, en Oklahoma. Mais sa famille n’est plus là. La maison est abandonnée. Le dust bowl (tempête de poussière) et les promoteurs sont passés par là. Les familles de métayers ont été jetées à la rue par les bulldozers chargés de tout raser. Magnifiques plans des Caterpillar rugissants, en surimpression d’images (on pense à Eisenstein) qui viennent détruire les habitations, dont celle de Mulley. Le pauvre homme, fusil à la main, menace de tirer si on s’en prend à sa maison, et reconnait le conducteur. Qui lui dira « moi aussi j’ai des gosses à nourrir, on me paie trois dollars pour le job ». Plan terrible du tracteur qui rase la baraque puis poursuit sa besogne vers la suivante, la famille prostrée devant un amas de poutres.   
Ce qu’on voit à l’écran est un flash back. C'est le vieux Mulley qui raconte. Il est resté chez lui, dans les décombres. John Ford oppose ce récit filmé dans l’obscurité la plus sombre, juste à la lueur d'une bougie (on se croirait dans un film néo-réaliste italien) aux larges plans d’ensemble extérieurs baignés de soleil. On songe aussi à LA NUIT DE CHASSEUR (1955) de Charles Laughton, dans cette photographie si contrastée que les arbres, les granges, nous apparaissent en ombres chinoises.
Tom Joad retrouve sa famille, et ensemble partent vers la Californie où on promet du boulot pour tout le monde. LES RAISINS DE LA COLERE fait figure de premier road-movie, avec cette famille, baluchons, meubles, entassés sur un vieux camions qui manque de rendre l’âme à chaque virage. « T’es pas comme d’habitude, m’man ? » demande Tom. « d’habitude on ne me casse pas ma maison » rétorque la mère, personnage maternelle central, comme John Ford en aura beaucoup filmée. La famille Joad trace sur la route 66. 

Magnifique scène à la station-service, où le père Joad n’a que 10 cents à dépenser pour du pain, où la serveuse daignera sur injonction de son patron offrir deux sucre d’orge aux gamins. Sublime. « Les Okies ne doivent pas être humains, sinon ils ne supporteraient pas de vivre dans une telle misère ». Cette réplique résonne encore horriblement de nos jours, face aux phénomènes de migration.  
La famille Joad atterrit dans un camp de réfugiés. C’est pas Calais mais c’est tout comme. John Ford place sa caméra sur le devant du camion. Plan en  travelling subjectif, des images qui avaient été récupérées par Goebbels pour le compte de la propagande nazie, censées illustrées l’état de décrépitude de l’impérialisme occidental.
Autre scène pleine d’humanité, quand la mère Joad cuisine devant des gamins affamés. La famille, pourtant miséreuse, a honte. Ils iront manger sous la tente, hors de vue. Puis la politique pointe le bout de son nez. On parle de syndicat, de milices, de vigiles, de flics corrompus, de « Reds » (rouges, communistes). On voit cet employeur dans sa bagnole rutilante offrir du boulot, mais sans contrat et au salaire incertain. 10 000 tracts diffusés pour un boulot de cueilleurs d’oranges, quand on sait qu’on ne prendra que 800 ouvriers. Ca résonne encore aujourd’hui à nos oreilles ce genre de pratiques. La colère gronde. Les flics à la solde des patrons dispersent les agitateurs à coups de matraques et de flingues, et tant pis si une brave femme prend une bastos. Dommage collatéral.
John Ford, habituellement positionné politiquement très à droite, réalise un film socialiste ! Un peuple uni. « Une seule âme pour tout le monde » entend-on. Maxime marxiste !** Il filme un autre camp où la famille Joad va atterrir, géré par le ministère de l’agriculture. Autrement dit, l’Etat. Qui offre des salaires décents, mais aussi des sanitaires (adorable scène des gamins qui voient un chiotte pour la première fois) et une piste de bal. Dans presque tous les films de Ford, il y a un bal. Moment de convivialité, la communauté, la danse, la musique, autour de laquelle chacun se retrouve. Tom Joad y danse avec sa mère, magnifique Jane Darwell oscarisée pour ce second rôle.
Le dilemme de Tom Joad est de savoir s’il doit soutenir sa famille, ou soutenir la cause, s’engager ou se faire discret. John Ford a surement vu les photos de Dorothy Lange qui sillonnait les Etats Unis au temps de la grande dépression, et s’en inspirer pour filmer avec une telle acuité le destin tragique de ses personnages. Il n’y a pas une image, un plan qui soit de trop, le cadrage juste, évident. Pour être certain que les Studios ne détériorent pas ses films au montage (à cette époque, chaque étape de la production était supervisée par des départements distincts, la notion de « final cut » n’existait pas, sauf pour Welles, justement, et son CITIZEN KANE) John Ford avait l’habitude de 1) faire un minimum de prises et de changements d'axe, pour limiter ensuite le choix des monteurs, 2) passer sa main devant l’objectif de la caméra dès qu’il savait le plan abouti, rendant inutilisables les images qui suivaient.
La distribution est du tonnerre, Henri Fonda en tête, fidèle à cette époque du réalisateur, qui donne toute sa grandeur et sa fragilité au personnage. On le voyait arriver dans le premier plan, on le voit repartir dans le dernier, marchant vers un avenir que l’on espère radieux, dans une image magnifique, à flanc de colline, avec cette proportion d’image chère au réalisateur, 1/3 de terre, 2/3 de ciel, le "nombre d'or" cher aux peintres classiques.
Un film magnifique, bouleversant, esthétiquement sublime, encore brûlant d’actualité, universel, chaque peuple peut s’y retrouver. N’est-ce pas ce qu’on attend du cinéma ?

PS : si après ça vous voulez (ré)écouter l'album de Bruce Springsteen "The ghost of Tom Joad" (1995) vous aurez tout compris !

** Petite anecdote sur John Ford, souvent qualifié d'ultra-droitier. Il a été président de la guilde des réalisateurs, en plein maccarthysme. A une séance houleuse, on s'engueule pour savoir si on doit exclure ou non les acteurs / auteurs / techniciens communistes des tournages. La parole arrive à John Ford, qui doit trancher la question. Il dit juste, le plus calmement du monde : "le gars qui pousse le charriot de travelling, j'en ai rien à foutre qu'il soit communiste, du moment qu'il pousse correctement". Fin des débats. 

noir et blanc – 2h05 – 1 :1.33

Désolé, je n'ai trouvé que ça en guise de bande annonce, format écrasé, mauvaise qualité, chansonnette (coupez lez son !)            

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