mercredi 1 janvier 2020

"LEGEND" Ridley Scott (1985), by Bruno



     Ce serait en se promenant dans les forêts françaises, inspiré par leur beauté (c'était il y a plus de trente cinq ans), qu'il eut l'idée de réaliser un film de contes et légendes.

     Après avoir gravi lentement mais sûrement les échelons, lorsqu'il décida de s'atteler au grand écran, Ridley Scott se fit remarquer dès sa première réalisation. En 1977, avec "Les Duellistes", réunissant Harvey Keitel et Keith Carradine. L'oeuvre est saluée par le festival de Cannes qui lui décerne le prix de la meilleure première oeuvre. Cependant, dans un premier temps, le succès commercial ne sera qu'Américain. Ce film, bien que d'apparence sobre et intimiste, frappe par la beauté de la photographie. Tant les couleurs que le cadrage. 
On parviendrait presque à ressentir l'humidité de la rosée des matins d'automne et des gelées d'hiver. Les costumes et les décors nous font remonter le temps. Quant au jeu des acteurs, il est irréprochable, à tel point que l'on se sent plus voyeur que  spectateur, s’immisçant dans leur psyché.
C'est lors du repérage et du tournage de nombreuses scènes en pleine nature, dans le Sud-ouest, et en particulier en Dordogne, qu'il communie avec la forêt.

     Suit la réalisation d' "Alien - Le huitième passager" - sur un scénario de Dan O'Bannon et Walter Hill - qui est un jalon dans l'histoire du cinéma. Généralement considéré comme le premier film alliant science-fiction et horreur. Il reçoit huit récompenses et une douzaine de nominations diverses.

     Son troisième long-métrage est une nouvelle oeuvre majeure. Même si, aujourd'hui encore, elle est sujette à discussion, notamment parce qu'elle discréditerait l'oeuvre de Philip K. Dick dont elle s'inspire : "Les Robots rêvent-ils de moutons électriques ?" ("Do androids dream of Electric Sheep?"). Néanmoins, "Blade Runner" demeure un des classiques de la science-fiction au cinéma.

     En seulement trois films, Ridley Scott s'est imposé comme un réalisateur incontournable. Avec trois films différents chacun s'imposant comme un modèle du genre. Même si "Les Duellistes" doit attendre quelques années pour connaître un nouvel essor, profitant du récent engouement pour le réalisateur, et devenir lui-aussi dans les années 80 un film culte.

     Arrive enfin sa quatrième réalisation, "Legend", sortie sur les écrans européens durant l'été 1985. Un film un peu perdu dans cette décennie - et même les précédentes -, où règnent les films d'action surchargée d'explosions, de mitraille et de muscles huilés (égémonie des Stallone, Schwarzenneger, Van Damne, Chuck Norris et autres) et des films d'épouvante qui s’extirpent de l'underground pour envahir les écrans des beaux quartiers. Au cinéma, pour le grand public l'heroic-fantasy, c'est "Conan", "Le Choc des titans", "Le Dragon du Lac de Feu" (Disney), "Excalibur" (?), "Dar l'Invincible", "Ladyhawke" (hélas endigué par un budget restreint), et une tripoté de nanars à budget "low cost". Moins qu'une peau de chagrin. Quelques passionnés se raccrochent aux deux films d'animations de Ralph Bakshi : "Tygra, La Glace et le Feu", en collaboration avec Frank Frazetta (pour le dessin) et Gerry Conway (l'homme qui tua Gwen Stacy), et bien sûr, "Le Seigneur des Anneaux", 23 ans (!) avant Peter Jackson. "Willow" ne sortira que trois années plus tard, en 1988.

      Bref, un film qui peine à trouver son public, d'autant plus que pour une partie du public susceptible d'être intéressé, leur culture des contes s'arrête à Walt Disney, et sans véritable connaissance des œuvres de Charles Perrault ou des frères Grimm. Pour beaucoup, les histoires de diable s'apparentent irrévocablement au cinéma d'épouvante, tandis que celles liées au folklore du petit peuple de la forêt, bien souvent, n'évoquent rien du tout, si ce n'est de vieilles fadaises.
Cependant, ce film qui, grâce à la vidéo, finira par s'imposer en tant que "film culte" - en dépit d'une frange de la critique qui s'évertue à le considérer comme une oeuvre mineure et un accident de parcours de Ridley Scott - ouvrira la voie à d'autres.

     L'idée primaire de Ridley Scott est de porter à l'écran l'univers des contes, en leur donnant de la substance. Soit en leur offrant une nouvelle dimension, en les sortant de leur cage de papier et de peintures animées. Après la tradition orale, puis littéraire, voilà le vecteur cinématographique. Cela avec le désir d'en créer un nouveau. Quelque chose d'inédit qui néanmoins, dans un large hommage à l'ensemble de la littérature du genre, ne se dissocierait pas des codes inhérents, débordant même sur quelques figures  et écrits de ce siècle. Ainsi, "Legend" est un fourre-tout où se croisent lutins, elfes, fées, gobelins, hommes des bois, princesse, licornes, ogres, démons, statues mésopotamiennes, décors lovecraftiens et fabuleux diable rouge.

     Pour le rôle principal, celui du vaillant héro, Scott choisit  un jeune acteur qui s'est fait remarquer l'année précédente dans "Risky Business". Un film qui lui vaut une nomination aux Golden Globes.
Tom Cruise, puisqu'il s'agit de lui, incarne Jack. Un prénom incontournable puisqu'il fait référence à deux contes britanniques très connus : "Jack et le haricot magique" et "Jack le tueur de Géants". Ici, on ne sait rien de ce jeune homme, si ce n'est qu'il vit heureux dans une forêt dont il semble connaître beaucoup de secrets. Peut-être est-ce un élémentaire, un homme-vert en devenir.
Jack est épris d'une jeune et jolie princesse ; la princesse Lily qui n'a cure des devoirs et des usages d'une personne de son rang, préférant la compagnie de simples et honnêtes paysans - qui, soit dit en passant, paraissent vivre dans un relatif confort qui n'a rien à voir avec celui de gueux sous le joug d'un noble impitoyable -, et prenant plaisir à se rendre en forêt, sans garde ni aucune dame de compagnie veillant sur sa bonne conduite et éloignant d'effrontés prétendants. Une jeune fille très moderne...
Bref, l'autre benêt, Jack, ébloui par sa princesse - au passage légèrement niaise - n'a d'autre idée que de braver l'interdit en allant lui montrer des créatures mythiques - dont le langage n'est que rire et amour - normalement insaisissables, qui prennent soin de demeurer hors de la vue de l'homme. Ce qui n'est pas sans raison. Et l'autre invite sa princesse  à les contempler. Non mais, faut être con.

   La Princesse ne fait pas mieux ; réagissant en enfant gâtée - gentille mais gâtée -, elle n'écoute pas les protestations de Jack et se porte au devant des licornes, afin de les approcher en les charmant d'une chanson du Top 40. (c'est la minute Disney). En fait, elle cède à la tentation.
Corruption manifeste : tout ce que l'homme touche, il le souille. Et si en plus on fourgue des daubes en guise de chansons, c'est la fin du monde ... ou des haricots.
Ce geste inconsidéré et inédit entraîne le malheur. C'est l'occasion saisie par des gobelins dépêchés par le seigneur des ténèbres d’occire l'une d'elle, puis de s'emparer de l'autre - dans le seul but de lui faire partager le même sort -, afin que l'hiver et la nuit soient permanents. 

   C'est une allégorique récurrente dans une grande majorité des contes : braver l'interdit n'est pas sans conséquence. Et si les anciens s'évertuent depuis des lustres à imposer des règles et à répéter leurs recommandations, ce n'est pas sans raison !!
De même que l'action de pécher invite des forces obscures en ce bas monde. Certaines choses ne peuvent être concédées qu'à des initiés, voire des élus.
C'est alors que les ténèbres et le froid s'abattent sur le monde, l'enveloppant d'un épais manteau. On passe en quelques secondes d'un monde féerique et lumineux, reflet du paradis terrestre, à un sombre et silencieux hiver où peuvent demeurer à leur guise les "enfants de la nuit".
Sans préambule, le film passe d'une ambiance légère et enfantine à une noirceur glauque, ponctuellement diluée de brèves touches d'humour opportunes. Transition brutale à peine temporisée par l'apparition de lutins, de la fée Oona (du type fée Clochette), et de Gump (interprété par David Bennent, Oskar dans "Le Tambour") qui instruisent Jack et en font leur champion.

   Il lui faut donc tenter de s'opposer à l'inévitable, en trouvant en lui les ressources et le courage nécessaire. Ce n'est pas la force physique qui fait les vrais héros, encore moins l'arrogance, mais la volonté et la bravoure. Ainsi, ici, point de Conan aux muscles saillants, ni de Lancelot niais et bellâtre à l'armure étincelante, mais un tout jeune homme, compensant son absence d'éducation martiale par la force de son amour et son intégrité.
Tel Orphée, il descend donc dans ce que l'on peut considérer comme une annexe des Enfers - c'est un point relais entre le monde des vivants et un sombre territoire où même le Seigneur des ténèbres en question ne tient pas particulièrement à retourner, même si c'est là où crèche Papounet  - pour sauver sa belle ; mais aussi, et surtout, la licorne. D'une pierre deux coups.
Point de cerbère, Jack et compagnie, plutôt qu'emprunter l'entrée principale, préfère une entrée dérobée ... qui, à la place, les conduit directement à la cuisine d'ogres, fins cuisiniers mais insatiables.

     Et la princesse Lily ? Séduit par son geste, péché d'orgueil - péché originel entraînant la chute ? - qui a permis au monde des ténèbres de s'imposer, le seigneur des lieux tente de la séduire, de la faire sienne. [ Lily pour Lilith ? ] La séduire en excitant l'orgueil, la fierté, la cupidité, la convoitise, le plaisir des sens, la flatterie, l'insouciance de la jeune princesse.
C'est là qu'apparaît celui qui jusqu'alors restait dans l'ombre : un seigneur des ténèbres immense, rouge, cornu, bodybuildé (c'est qu'il faut impérativement de puissants trapèzes pour supporter des cornes de ce gabarit), griffu, grimaçant. Sortant d'un miroir tel Orphée dans le film de Jean Cocteau. Référence assurément non accidentelle tant la séquence de Lily aux Enfers, dansant et tâtant avec avidité des bijoux, et celle de sa confrontation avec la bête dans une robe noire au pied d'une table richement garnie en mets divers, évoquent irrémédiablement "La Belle et la Bête".
Par contre, l'imposant fauteuil suppurant dans lequel "Red Devil" essaye de convaincre Lily de s’asseoir, est en lien direct avec l'univers malsain de H.R. Giger et d'Alien.

Le diable rouge de service se montre d'ailleurs faillible, lâchant, par mégarde, le mot "Amour" et, finalement, souffrant de sa solitude. Souffrant de l'absence du père
Magnifique interprétation de Tim Curry, totalement convainquant, dans la gestuelle comme dans le phrasé, imposant sa prestation comme ce qui a été fait de mieux, et faisant de l'ombre à tous les personnages du film.
Un personnage qui sera resservi à la sauce salace et heavy-métôl, avec moins de prestance et de muscles, par Dave Grohl dans "Tenascious D in The Pick Of Destiny" (film d'auteur avec Jack Black et Kyle Glass).

Doit-on aussi préciser que la princesse est réveillée - sortie du coma - par un doux baiser de Jack ?

     Certes, sur le papier, l'histoire peut paraître niaise et convenue, toutefois, sur la pellicule riche en couleurs de Ridley Scott, elle prend une toute autre dimension. Son but était de mettre en image la féerie des contes ainsi que la sombre facette qu'ils recèlent. Et il y parvient autant que faire se peut avec une technique encore analogique.
Evidemment, il a dû freiner son ambition. S'il avait dû suivre sa vision originale, de par l’inexistence du numérique, le budget aurait été pharaonique.
C'est une oeuvre picturale traduisant sur pellicule l'art des peintres du 19ème siècle tels que Peter Nicolai Arbo et Edward Robert Hughes, et celui d'artistes contemporains comme Barry Windsor-Smith et Bernie Wrighston.

Scott joue avec les filtres, les textures, les éclairages et les matières pour créer des ambiances, des atmosphères qui généreraient presque des parfums à travers la pellicule. C'est un poète de l'image. Ainsi, par exemple, pour la scène où la Licorne blessée vient rendre ses derniers soupirs dans un nemeton où virevoltent des milliers de pétales de rose, tranchant avec les sombres teintes indigo et un crépuscule moite. Dernières sources de couleurs avant la venue d'un hiver soudain, convoqué par le coup fatal portée à la licorne, arrivant dans une bourrasque infernale, et recouvrant d'un lourd et étouffant manteau toute manifestation de vie.
Ou encore, sa vision du monde infernal où de ternes lumières ocres émanant de larges cheminées et de fourneaux percent l'obscurité, créant une atmosphère étouffante, claustrophobe. 

     Pourtant, les critiques sont partagées et le film est un échec commercial. Du moins, si l'on se réfère stricto sensu à l'Amérique du Nord. A savoir que la version US est une copie remaniée et tronquée. De crainte d'ennuyer le public américain, les scènes calmes sont réduites à leur minimum au profit des scènes d'action, pour en faire un film d'à peine plus de 80 minutes. Contre 94 en Europe, sachant que la version originale est de 113 minutes (le director's cut disponible en Bluray depuis 2005). Mieux, toujours pour la version US, la musique de Jerry Goldsmith a été supprimée pour la remplacer par celle, nettement plus moderne, de Tangerine Dream ; cette dernière s'apparentant plus à un assemblage hétéroclite de sons synthétiques ou de digressions de glaciaux et pompeux synthétiseurs. Certaines "têtes pensantes" d'Hollywood ont dû croire qu'il s'agissait du même bazar que "Blade Runner" et qu'il fallait donc, vu les retombées financières de ce dernier, lui coller une musique à la Vangelis. Par contre, la version européenne ainsi que le "director's cut" ont supprimé la scène de la cuisine qui ouvrait le film, où le cuistot à l'allure de bourreau tranche à coup de machette un corps humain encore vivant, tandis que de voraces petits démons ailés se jettent sur quelques morceaux éparpillés. 




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