- Ah ! Musique
de chambre M'sieur Claude… Cool ! Cela dit Chostakovitch n'écrivait pas
beaucoup de musique très guillerette pour les salons, qu'en est-il ici ?
- Je ne vais
pas vous mentir Sonia, nous sommes en 1968, même si Staline est mort depuis 15
ans, l'URSS n'est pas le paradis pour les artistes modernistes…
- Oui, j'ai
lu ça, Khrouchtchev puis Brejnev ont vaguement lâché la bride, finies les
purges, mais le concept soviétique de musique dégénérée a la peau dure…
- Exact, je
vois que les libertés de créer vous passionnent ! Chostakovitch est vieilli
avant l'heure, mais croit toujours dans son pari : 24 symphonies et 24 quatuors
!
- J'écoute en
discutant : des sonorités étranges, presque grinçantes, à la fois tristes et
bouleversantes…
- Bonne
analyse et puis nous écoutons le quatuor Borodine dans une interprétation
récente, un quatuor qui maîtrise à merveille ce répertoire…
Chostakovitch vers 1968 |
Khrouchtchev a
légèrement assoupli la censure après la mort du tyran. Ô, plus pour mettre en avant les horreurs de Staline et
se positionner en réformateur, que par
conviction artistique réelle. Brejnev l'évincera
du pouvoir pour resserrer les boulons. Les deux hommes maintiendront une opposition intangible
à la modernité quant aux arts qui doivent servir en premier lieu à exalter
"le réalisme soviétique". Le
sérialisme et le dodécaphonisme sont toujours "interdits" car symbole
de décadence. Chostakovitch passera
outre le dictat de manière subtile. De toute façon, le compositeur n'a jamais
cherché à appartenir à une école musicale en particulier, comme il est de mode à
l'époque en France avec les héritiers de la second école de Vienne sous
la houlette de René Leibowitz…
Cela dit, de nos jours Pascal Dusapin,
mentor parisianiste un chouia despotique des techniques inventées par Schoenberg, règne en maître dans notre
pays où heureusement, Messiaen,
Dutilleux, et même Boulez
ont su s'imposer comme les valeurs sûres de la musique de la seconde moitié du
XXème siècle… et cela sans rejeter l'héritage de l'histoire musicale. Pascal Dusapin a quand même traité Jérôme Ducros, compositeur qui
cherche à sortir la musique française de l'impasse des dogmes, de négationniste !!! Le mot est fort et quand même
d'une sémantique ciblée et malsaine ; non ? Pourtant le concerto de Dusapin pour violon
créé par Renaud Capuçon en 2014 est intéressant…
Qu'il soit sérialiste ou dieu sait quoi est sans intérêt pour le mélomane comme
le montrait Jérôme Ducros dans une
conférence célèbre qui mit le feu aux poudres… On en reparlera.
Chostakovitch aurait pensé
la même chose pour son public. Je m'égare un peu, mais ces guéguerres "théologico-musicales"
me semblent franchement infantiles…
"Graines tombant" de Ilya Kabakov (1962) |
Le quatuor est une forme appartenant à la catégorie
"Musique de chambre". Ce terme avait tout son sens à l'époque classique et
romantique lorsque l'ouvrage se jouait fréquemment dans les salons des nobles
ou des parvenus. Un divertissement ? Parfois, mais Beethoven
et Schubert avaient ouvert la voie à une profondeur psychologique plus marquée, le quatuor prenant sa place dans
les concerts tout comme les symphonies et concertos… (La jeune fille et la mort de Schubert est le plus
connu des quatuors ayant assuré ce virage.)
Les romantiques, puis les modernes comme Bartók, ont suivi en proposant des
quatuors traduisant parfois le désarroi de l'artiste, et même des interrogations
philosophiques comme le 8ème de Chostakovitch
écrit après une visite des ruines de la ville de Dresde anéantie par les
bombardements alliés (Clic). Un ouvrage singulier en cinq mouvements où fusionnent
désespérance et ironie macabre, avec un léger espoir en l'humanité… Chostakovitch
composait cependant en respectant au mieux les règles de la tonalité.
1 - Ülo Sooster : l'oeil dans l'oeuf (1962) qui rendu fou de rage Khrouchtchev 2 - La série dodécaohonique initial |
Le 12ème quatuor est écrit
de manière singulière, alliant sérialisme et classicisme, scindé en deux
mouvements de durées inégales. Bien entendu, l'atmosphère est assez sombre, je
m'en suis déjà expliqué plus haut en mettant en avant les souffrances qu'avaient
enduré Chostakovitch face aux excès du régime
stalinien qui perdurait peu ou prou, dictature peu en accord avec son humanisme et nuisible à sa santé fragile.
La première a lieu le 14 septembre 1968 à Moscou, le 12ème quatuor
est dédié à Dimitri Tsyganov, premier
violon du Quatuor Beethoven.
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1 - Moderato
– Allegretto : Г-н Шостакович, политический комиссар [M'sieur Chostakovitch, le commissaire politique] a
stipulé qu'il est interdit d'utiliser le sérialisme et blablabla… Chostakovitch laisse le violoncelle ouvrir
le bal tragique sur une série dodécaphonique, donc formée des douze sons chromatiques (encadré rouge). Une phrase musicale
sans tonalité pourrait sonner de manière impersonnelle, l'intention émotionnelle du compositeur
est énigmatique. Quelques pas dans un univers d'incertitudes ? Ce motif qui, en continu ou
par éléments, sillonnera tout le quatuor se conclut par un ré bémol, logique pour
un ouvrage écrit Ré bémol Majeur. Un second
ré bémol du violoncelle marque le début d'un monologue, une litanie de
l'instrument accompagné par le violon jouant une tenue sur un la. L'alto les rejoint.
Nous baignons dans l'atmosphère élégiaque aux couleurs grises si caractéristiques
du style du compositeur. Des noires et des croches, un choix d'écriture propice
à un phrasé lancinant et rythmé, un cadencement là encore représentatif du
climat obsessionnel fréquent chez le maître taciturne. Le second violon fait
son entrée après ce premier bloc thématique tout à fait tonal, du moins en apparence, car
la "série" fera fugacement son retour, chantée par le premier violon
ou le violoncelle. [1:42] Un second thème allegretto
(forme sonate ?) plus léger et onirique s'élance sereinement ponctué de pizzicati
(sauf le premier violon). [2:55] L'alto rejoue seul la phrase sérielle initiale
en guise de reprise tout à fait classique, Mozart
aurait fait de même. Plus étrange, le premier thème crépusculaire est rejoué en…
do majeur. Chostakovitch
s'affranchit des étrangetés déroutantes de l'école de Vienne par une synthèse
d'une grande finesse des modes de compositions traditionnelles, d'où un récit
musical plus accessible. Le tempo moderato
fait son retour lors d'un long développement reprenant le mode ré bémol majeur. [4:42] Réminiscences encore et encore du
thème sériel au premier violon et moderato.
Une construction étonnamment académique au service d'un flot musical qui ne
l'est absolument pas. Malin pour déjouer les critiques et surtout d'une poésie glacée.
Ülo Sooster : Composition abstraite (1959) |
2 -
Allegretto - Adagio - Moderato – Allegretto : [V2-0:00] D'une
vingtaine de minutes, le second mouvement comporte quatre séquences bien différenciées.
De l'allegretto jaillit un feu d'artifice sonore ; à noter la mesure à 5/4 ! Le quatuor s'empare vaillamment sur
les trois premiers temps d'un vigoureux arpège descendant
f, trois notes distribuées pour chaque temps et tour
à tour au premier violon, au second violon et à l'alto ; les deux derniers
temps sont des trilles ff confiées au violoncelle seul. Encore une scansion sans compromis,
ce motif étant répété deux fois avec insistance. Cet inhabituel et impétueux allegretto
se prolonge en enchaînant une partie de passe à dix musicale (pardon à quatre). Une
chorégraphie endiablée gorgée de dissonances, syncopes, pizzicati et autres ruptures
abruptes… Ici est là, ressurgissent des citations du motif sériel et des thèmes
du premier mouvement. Chostakovitch
joue avec nos nerfs, la musique semble se disperser dans toutes les directions
de l'espace. Un chant à la fois austère, presque desséché et pourtant ludique.
Le principe d'incertitude cher aux physiciens appliqué à la musique de chambre
? Étonnant Chostakovitch !! Petit à
petit, la compétition fera place à un jeu en groupe, la transition s'est faîte en
douceur. Vers [V2-8:30 – 9:00]. En avançant, la musique se métamorphose graduellement,
les lignes mélodiques fusionnent, on entend même des arpèges traités en
glissandi ! [V2-3:11]. La mesure varie sans cesse : 5/4, 4/4 et 3/3 ?! Un
délire cacophonique complètement barré…
[V2-6:50] Le largo commence par une litanie lugubre
énoncée au violoncelle solo. Fini de s'amuser, de sautiller. [V2-7:57] Le
violoncelle se tait pour laisser ses trois complices entonner à l'unisson un chant
funèbre. Il apportera un écho mortifère à ce requiem impromptu. Les échanges
entre pupitres accusent une insondable gravité, autre signature du style de Chostakovitch.
[V2-11:08] Le moderato change encore la donne. Un
passage dès plus étrange. Le violon solo entreprend une marche démoniaque en pizzicati
ff ! [V2-11:45] Les autres
instruments interviennent de manière erratique. [V2-12:39] Le premier violon solo
reprend la main par un récitatif plus mélodique aux accents déchirants. Le discours
atteint une forme de paroxysme dramatique qui fait penser à Ligeti ou Penderecki
de la même époque dans un langage à peine plus d'avant-garde.
[V2-15:09] L'allegretto nous renvoie au thème 1 du
premier mouvement. Les déchirements du moderato s'effacent au bénéfice d'un
thrène secret et a priori douloureux… [V2-17:17] A priori, car quelques petites
notes aigus du violon solo apporte enfin timidement puis généreusement un rayon
lumineux dans cette œuvre si âpre. La coda s'achève en variations sur la réminiscence
du motif trépidant exposé en début de mouvement. Encore une épreuve de franchie pour le compositeur.
L'interprétation est parfaite, claire, cinglante, ni
rubato ni legato romanesques et totalement hors de propos.
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Pour les diverses interprétations alternatives, on
prend les mêmes que pour le 8ème quatuor… Cette musique sied aux quatuors russes historiques et à certains quatuors
américains. Les albums isolés sont rares. Donc pour les intégrales : Les Borodine (plusieurs fois, pour Chandos ou comme ce jour pour DECCA), les quatuors
Emerson (DG) ou Fitzwilliam (également chez DECCA pour ce dernier).
Le label Doremi
a eu l'idée judicieuse de réunir les enregistrements du Quatuor
Beethoven, le complice fidèle de Chostakovitch.
Le son n'est pas toujours à la hauteur. Le coffret est écoutable dans son intégralité
sur le site Deezer.
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