samedi 21 décembre 2019

CHOSTAKOVITCH - Quatuor N°12 (1968) - Quatuor BORODINE - par Claude TOON



- Ah ! Musique de chambre M'sieur Claude… Cool ! Cela dit Chostakovitch n'écrivait pas beaucoup de musique très guillerette pour les salons, qu'en est-il ici ?
- Je ne vais pas vous mentir Sonia, nous sommes en 1968, même si Staline est mort depuis 15 ans, l'URSS n'est pas le paradis pour les artistes modernistes…
- Oui, j'ai lu ça, Khrouchtchev puis Brejnev ont vaguement lâché la bride, finies les purges, mais le concept soviétique de musique dégénérée a la peau dure…
- Exact, je vois que les libertés de créer vous passionnent ! Chostakovitch est vieilli avant l'heure, mais croit toujours dans son pari : 24 symphonies et 24 quatuors !
- J'écoute en discutant : des sonorités étranges, presque grinçantes, à la fois tristes et bouleversantes…
- Bonne analyse et puis nous écoutons le quatuor Borodine dans une interprétation récente, un quatuor qui maîtrise à merveille ce répertoire…

Chostakovitch vers 1968
En 1968, Chostakovitch sort une fois de plus de l'hôpital et commence la composition de ce 12ème quatuor. À seulement 62 ans l'homme est déjà un vieillard. Il a survécu à 30 ans de stalinisme et obtenu quelques succès éphémères quand l'un de ses ouvrages avait l'heur de satisfaire la censure de l'abject Jdanov (voir les articles précédents dans l'index concernant les œuvres entre 1935 et 1954, les symphonies 4, 5, 8 et 10 notamment). Oui, il avait survécu, au sens propre, aux procès et autocritiques des années 30 et surtout 50 où son propre fils fut obligé de venir salir la soi-disant complaisance de son père pour l'art dégénéré occidental, etc. Comme nombre d'autres artistes, il fumait trois paquets par jour. Donc rien d'étonnant que, comme le Dr Jivago, son cœur soit "devenu mince comme du papier", affection le conduisant à des infarctus à répétition. Sa maladie neurodégénérative a été enfin identifiée : une forme latente de poliomyélite… Il ne peut plus jouer de piano en public, ses mains ne sont plus que douleur et le lâcheront inexorablement.
Khrouchtchev a légèrement assoupli la censure après la mort du tyran. Ô, plus pour mettre en avant les horreurs de Staline et se positionner en réformateur, que par conviction artistique réelle. Brejnev l'évincera du pouvoir pour resserrer les boulons. Les deux hommes maintiendront une opposition intangible à la modernité quant aux arts qui doivent servir en premier lieu à exalter "le réalisme soviétique". Le sérialisme et le dodécaphonisme sont toujours "interdits" car symbole de décadence. Chostakovitch passera outre le dictat de manière subtile. De toute façon, le compositeur n'a jamais cherché à appartenir à une école musicale en particulier, comme il est de mode à l'époque en France avec les héritiers de la second école de Vienne sous la houlette de René Leibowitz… Cela dit, de nos jours Pascal Dusapin, mentor parisianiste un chouia despotique des techniques inventées par Schoenberg, règne en maître dans notre pays où heureusement, Messiaen, Dutilleux, et même Boulez ont su s'imposer comme les valeurs sûres de la musique de la seconde moitié du XXème siècle… et cela sans rejeter l'héritage de l'histoire musicale. Pascal Dusapin a quand même traité Jérôme Ducros, compositeur qui cherche à sortir la musique française de l'impasse des dogmes, de négationniste !!! Le mot est fort et quand même d'une sémantique ciblée et malsaine ; non ? Pourtant le concerto de Dusapin pour violon créé par Renaud Capuçon en 2014 est intéressant… Qu'il soit sérialiste ou dieu sait quoi est sans intérêt pour le mélomane comme le montrait Jérôme Ducros dans une conférence célèbre qui mit le feu aux poudres… On en reparlera.
Chostakovitch aurait pensé la même chose pour son public. Je m'égare un peu, mais ces guéguerres "théologico-musicales" me semblent franchement infantiles…
"Graines tombant" de Ilya Kabakov (1962)
Pour montrer les limites de l'ouverture artistique de Khrouchtchev, une anecdote : il visite en décembre 1962 une exposition d'art, dont des peintures modernes, au Manège de Moscou. Il explose de rage : "des merdes de chiens" et la célèbre et très érudite citation "Un âne pouvait produire une meilleure œuvre en barbouillant avec sa queue"… Je propose quelques exemples de ces peintures figuratives… La Pravda en bon larbin se déchaîne en invectives, du coup, le nombre d'entrées doublent ! 😜

Le quatuor est une forme appartenant à la catégorie "Musique de chambre". Ce terme avait tout son sens à l'époque classique et romantique lorsque l'ouvrage se jouait fréquemment dans les salons des nobles ou des parvenus. Un divertissement ? Parfois, mais Beethoven et Schubert avaient ouvert la voie à une profondeur psychologique plus marquée, le quatuor prenant sa place dans les concerts tout comme les symphonies et concertos… (La jeune fille et la mort de Schubert est le plus connu des quatuors ayant assuré ce virage.)
Les romantiques, puis les modernes comme Bartók, ont suivi en proposant des quatuors traduisant parfois le désarroi de l'artiste, et même des interrogations philosophiques comme le 8ème de Chostakovitch écrit après une visite des ruines de la ville de Dresde anéantie par les bombardements alliés (Clic). Un ouvrage singulier en cinq mouvements où fusionnent désespérance et ironie macabre, avec un léger espoir en l'humanité… Chostakovitch composait cependant en respectant au mieux les règles de la tonalité.


1 - Ülo Sooster : l'oeil dans l'oeuf (1962) qui rendu fou de rage Khrouchtchev
2 - La série dodécaohonique initial
À partir du 11ème quatuor (1966) jusqu'au 15ème et dernier quatuor (1974), le compositeur adopte un langage tout à fait nouveau auquel il aurait été suicidaire de recourir dès l'immédiat après-guerre. Les quatre premiers quatuors de ce groupe sont tous dédiés au quatuor Beethoven, un pour chacun des musiciens. (Dmitri Tsyganov, Vassili Chirinski, Fiodor Droujinine, Sergueï Chirinski.) Le 11ème de manière posthume pour Vassili Chirinski disparu jeune en 1965. Le Quatuor Beethoven, un ensemble actif de 1931 à 1990 et qui créera 12 quatuors de  Chostakovitch entre 1931 et 1973, après de nombreux changements d'instrumentistes.
Le 12ème quatuor est écrit de manière singulière, alliant sérialisme et classicisme, scindé en deux mouvements de durées inégales. Bien entendu, l'atmosphère est assez sombre, je m'en suis déjà expliqué plus haut en mettant en avant les souffrances qu'avaient enduré Chostakovitch face aux excès du régime stalinien qui perdurait peu ou prou, dictature peu en accord avec son humanisme et nuisible à sa santé fragile.
La première a lieu le 14 septembre 1968 à Moscou, le 12ème quatuor est dédié à Dimitri Tsyganov, premier violon du Quatuor Beethoven.
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1 - Moderato – Allegretto : Г-н Шостакович, политический комиссар [M'sieur Chostakovitch, le commissaire politique] a stipulé qu'il est interdit d'utiliser le sérialisme et blablabla… Chostakovitch laisse le violoncelle ouvrir le bal tragique sur une série dodécaphonique, donc formée des douze sons chromatiques (encadré rouge). Une phrase musicale sans tonalité pourrait sonner de manière impersonnelle, l'intention émotionnelle du compositeur est énigmatique. Quelques pas dans un univers d'incertitudes ? Ce motif qui, en continu ou par éléments, sillonnera tout le quatuor se conclut par un ré bémol, logique pour un ouvrage écrit Ré bémol Majeur. Un second ré bémol du violoncelle marque le début d'un monologue, une litanie de l'instrument accompagné par le violon jouant une tenue sur un la. L'alto les rejoint. Nous baignons dans l'atmosphère élégiaque aux couleurs grises si caractéristiques du style du compositeur. Des noires et des croches, un choix d'écriture propice à un phrasé lancinant et rythmé, un cadencement là encore représentatif du climat obsessionnel fréquent chez le maître taciturne. Le second violon fait son entrée après ce premier bloc thématique tout à fait tonal, du moins en apparence, car la "série" fera fugacement son retour, chantée par le premier violon ou le violoncelle. [1:42] Un second thème allegretto (forme sonate ?) plus léger et onirique s'élance sereinement ponctué de pizzicati (sauf le premier violon). [2:55] L'alto rejoue seul la phrase sérielle initiale en guise de reprise tout à fait classique, Mozart aurait fait de même. Plus étrange, le premier thème crépusculaire est rejoué en… do majeur. Chostakovitch s'affranchit des étrangetés déroutantes de l'école de Vienne par une synthèse d'une grande finesse des modes de compositions traditionnelles, d'où un récit musical plus accessible. Le tempo moderato fait son retour lors d'un long développement reprenant le mode ré bémol majeur. [4:42] Réminiscences encore et encore du thème sériel au premier violon et moderato. Une construction étonnamment académique au service d'un flot musical qui ne l'est absolument pas. Malin pour déjouer les critiques et surtout d'une poésie glacée.

Ülo Sooster : Composition abstraite (1959)
2 - Allegretto - Adagio - Moderato – Allegretto : [V2-0:00] D'une vingtaine de minutes, le second mouvement comporte quatre séquences bien différenciées. De l'allegretto jaillit un feu d'artifice sonore ; à noter la mesure à 5/4 ! Le quatuor s'empare vaillamment sur les trois premiers temps d'un vigoureux arpège descendant f, trois notes distribuées pour chaque temps et tour à tour au premier violon, au second violon et à l'alto ; les deux derniers temps sont des trilles ff confiées au violoncelle seul. Encore une scansion sans compromis, ce motif étant répété deux fois avec insistance. Cet inhabituel et impétueux allegretto se prolonge en enchaînant une partie de passe à dix musicale (pardon à quatre). Une chorégraphie endiablée gorgée de dissonances, syncopes, pizzicati et autres ruptures abruptes… Ici est là, ressurgissent des citations du motif sériel et des thèmes du premier mouvement. Chostakovitch joue avec nos nerfs, la musique semble se disperser dans toutes les directions de l'espace. Un chant à la fois austère, presque desséché et pourtant ludique. Le principe d'incertitude cher aux physiciens appliqué à la musique de chambre ? Étonnant Chostakovitch !! Petit à petit, la compétition fera place à un jeu en groupe, la transition s'est faîte en douceur. Vers [V2-8:30 – 9:00]. En avançant, la musique se métamorphose graduellement, les lignes mélodiques fusionnent, on entend même des arpèges traités en glissandi ! [V2-3:11]. La mesure varie sans cesse : 5/4, 4/4 et 3/3 ?! Un délire cacophonique complètement barré…
[V2-6:50] Le largo commence par une litanie lugubre énoncée au violoncelle solo. Fini de s'amuser, de sautiller. [V2-7:57] Le violoncelle se tait pour laisser ses trois complices entonner à l'unisson un chant funèbre. Il apportera un écho mortifère à ce requiem impromptu. Les échanges entre pupitres accusent une insondable gravité, autre signature du style de Chostakovitch.
[V2-11:08] Le moderato change encore la donne. Un passage dès plus étrange. Le violon solo entreprend une marche démoniaque en pizzicati ff ! [V2-11:45] Les autres instruments interviennent de manière erratique. [V2-12:39] Le premier violon solo reprend la main par un récitatif plus mélodique aux accents déchirants. Le discours atteint une forme de paroxysme dramatique qui fait penser à Ligeti ou Penderecki de la même époque dans un langage à peine plus d'avant-garde.
[V2-15:09] L'allegretto nous renvoie au thème 1 du premier mouvement. Les déchirements du moderato s'effacent au bénéfice d'un thrène secret et a priori douloureux… [V2-17:17] A priori, car quelques petites notes aigus du violon solo apporte enfin timidement puis généreusement un rayon lumineux dans cette œuvre si âpre. La coda s'achève en variations sur la réminiscence du motif trépidant exposé en début de mouvement. Encore une épreuve de franchie pour le compositeur.
L'interprétation est parfaite, claire, cinglante, ni rubato ni legato romanesques et totalement hors de propos.
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Pour les diverses interprétations alternatives, on prend les mêmes que pour le 8ème quatuor… Cette musique sied aux quatuors russes historiques et à certains quatuors américains. Les albums isolés sont rares. Donc pour les intégrales : Les Borodine (plusieurs fois, pour Chandos ou comme ce jour pour DECCA), les quatuors Emerson (DG) ou Fitzwilliam (également chez DECCA pour ce dernier).
Le label Doremi a eu l'idée judicieuse de réunir les enregistrements du Quatuor Beethoven, le complice fidèle de Chostakovitch. Le son n'est pas toujours à la hauteur. Le coffret est écoutable dans son intégralité sur le site Deezer.
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