- Dites M'sieur Claude, c'est un chanteur baroque ou une chanteuse à la
voix grave que l'on entend ? Cela dit, c'est du baroque dans un
enregistrement ancien ?
- C'est une voix de contralto, celle de Kathleen Ferrier, sans doute le
plus beau registre naturel pour cette tessiture, une légende, comme la
Callas chez les sopranos…
- Ah je vois. Une œuvre courte, une voix, un orchestre et un chœur
masculin… Une cantate ?
- Non, pas vraiment, un genre particulier. Une idée pittoresque de Brahms
qui voulait mettre en musique un poème de Goethe assez sombre,
quoique…
- Heu, il n'est pas très bon le disque, ça gratte… Encore un disque culte
?
- Oui, tout à fait Sonia, de 1947. Une rhapsodie souvent enregistrée par
les cantatrices et même par des sopranos ; mais avec une voix aiguë, je
n'adhère pas trop…
Clemens Krauss () |
Une idée en entraîne une autre, et voici cette rhapsodie pour
alto, chœur d'hommes et orchestre
de
Brahms. Cet ouvrage bien moins ambitieux que celui de
Mahler s'appuie sur un poème de Goethe. Une idée pour consacrer mon papier
à la contralto anglaise à la voix parfaitement pure.
Pour situer ce type de voix, citons quelques personnalités marquantes :
Janet Baker
(dont je proposerai un live de l'œuvre du jour avec une belle technique),
Kathleen Ferrier,
Maureen Forrester
(citée en référence dernièrement pour son
Chant de la Terre
dirigé par
Fritz Reiner), et ajoutons
Amy Winehouse, certes une chanteuse non classique devant utiliser un micro, mais qui
donnera une idée des caractéristiques du chant contralto pour les non
mélomanes "classique" :
gravité, émotion un peu tragique, timbre mat. Point commun entre la jeune chanteuse de jazz et de soul et son aînée
classique
Kathleen Ferrier, un trépas tragique et prématuré pour les deux. Les crocodiles et amis
vénéneux du Showbiz et des tabloïds exacerberont les névroses et la descente
aux enfers pour
Amy, morte shootée et abandonnée à sa détresse à 27 ans ; un cancer sera
la cause de la disparition à 41 ans de
Kathleen. La grande faucheuse n'a pas de goût particulier en musique 😢.
Goethe |
Kathleen Ferrier
voit le jour en 1912 à Preston
dans le Lancashire, un comté du centre de l'Angleterre. Sa mère Alice est
une chanteuse amateur dotée déjà d'une voix de contralto puissante. La
fillette se révèle douée pour le piano et gagne rapidement divers concours à
l'adolescence. Hélas l'Angleterre des années 20 vit encore dans la monarchie
fanée de la reine Victoria. Son père n'a pas les moyens d'inscrire sa fille
(benjamine d'une fratrie de trois enfants) dans un conservatoire réputé et
de haut niveau. Nous sommes en
1926,
Kathleen
a 14 ans. Elle persévère cependant tout en travaillant comme téléphoniste et
donnera des petits récitals à droite à gauche et même à la BBC. En
1931 elle accède enfin à la
prestigieuse
Royal Academy of Music située
près de Regent's Park, un lieu magique plein d'écureuils "domestiqués" pour
ceux qui connaissent Londres.
Oui Sonia, c'est hors sujet, mais c'est chouette…
En 1935 elle épouse
Albert Wilson rencontré en
1933, un banquier. Le couple ne
marche pas… Des historiens de la musique évoquent chez
Kathleen
une possible frigidité voire une orientation saphique. Cela n'aurait
intéressé que Rockin'. Ils se sépareront de corps en
1940 et divorceront en
1947 pour non-consommation du
mariage, l'année de cet enregistrement. Sans intérêt ? Pas forcément, Il
existe chez
Kathleen
une facilité à chanter de manière dramatique sans ostentation, en vivant de
tout son être la souffrance, qui peut s'expliquer par cette frustration et
l'impossibilité d'avoir une vie amoureuse quelles qu'en soient les causes
profondes.
En 1937, sa carrière lyrique
commence timidement. En 1939,
lors d'un concours au Festival de Carlisle, elle interprète un lieder de
Richard Strauss
(Compositeur redoutablement difficile côté interprétation).
J.E. Hutchinson, professeur de renom, la remarque et va la faire travailler
Bach,
Haendel,
Brahms
et bien entendu l'incontournable
Elgar, coqueluche du public british à l'époque. Sa voix de contralto naturel (du
fait d'un apprentissage tardif) lui ouvre les portes de toutes les scènes du
monde, de la
Messe en Si
de
Bach
aux
opéras
de
Britten.
Kathleen
chante tout avec des facilités techniques et émotionnelles stupéfiantes, y
compris des rôles plutôt réservés aux mezzo-sopranos. Elle enregistre
beaucoup mais hélas, nous sommes à l'époque du 78 tours au son si nasillard.
En 1950, elle interprétera à
Vienne sous la direction de
Karajan
la
Messe en si en duo avec
Elisabeth Schwarzkopf…
Kathleen Ferrier et Bruno Walter |
xxxxxxxx |
Bruno Walter
dira plus tard : "La plus belle chose qui me soit arrivée en musique, c'est d'avoir connu
Kathleen Ferrier et Gustav Mahler, dans cet ordre…"
Kathleen
n'aura pourtant pas que des adeptes. Comme le rappelait il y a peu notre ami
Diablotin, le critique français
Jacques Drillon a dit "Kathleen Ferrier,
la Mireille Mathieu pour intellectuels de gauche" !!!! Ce qui m'a permis d'ajouter "Citation stupide et hermétique… car j'ai du mal à comprendre les rapports
entre la voix de contralto de Ferrier et celle de notre "soprano" stentor
de Marseille qui est tout autant raillée par cette vanne méchante que les
intellos (?) mais uniquement ceux de gauche (pas de droite, encore un
mystère
!…." Pourquoi les critiques ont-ils parfois cette appétence à tout salir, à
parler pour ne rien dire ?
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Kathleen Ferrier et Peter Pears, le ténor compagnon de Britten |
1954
! Il existe donc peu de gravures de qualité contrairement aux autres chefs
cités qui ont achevé leurs existences plus qu'octogénaires et ont donc
bénéficié longtemps de la technique du microsillon monophonique et même
stéréophonique…
Malgré tout, nombreuses sont les rééditions des meilleures captations
restaurées, notamment des
œuvres symphoniques
et des
opéras
de
Richard Strauss
dont il était très proche. Il nous a également légué un
Ring
de
Wagner
en live à Bayreuth en
1953. Une direction d'une
subtilité inouïe avec une distribution mythique. Même année, même festival :
Parsifal avec
Martha Mödl,
Ramon Vinay,
George London,
Ludwig Weber ; les connaisseurs apprécieront.
Pour plus tard…
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
La rhapsodie pour alto
de
Brahms
ou l'art d'écrire une merveille sur un coin de table…
Brahms
compose cette œuvre à la formation inhabituelle en
1869 comme cadeau de mariage à
la fille de
Robert
et
Clara Schumann,
Julie
(1845-1872). Il recourt à un poème assez sombre de
Goethe :
Voyage dans le Harz en hiver écrit en
1777, les strophes 5 à 7 pour
être précis. L'ouvrage assez court peut en effet faire penser par sa forme à
une cantate baroque en trois parties : récitatif, air et chœur.
L'effectif comporte une alto ou contralto solo et un chœur d'hommes (ténors
et basses divisés chacun en deux groupes). Pour l'orchestre, le classicisme
absolu est de rigueur : 2/2/2/2, seulement deux cors côté cuivres, les
cordes, aucune percussion. L'atmosphère est assez sombre : un promeneur
aigri et misanthrope se lamente dans la froidure. Un chœur céleste conclut
l'ouvrage en faisant appel au divin pour lui apporter réconfort. On sentira
l'influence du
Requiem allemand
écrit l'année précédente par le climat quasi funèbre de la
partition. (Bizarre pour un mariage 😊)
Adagio en ut mineur, mesure de 3/2,
alto et orchestre.
|
[4:34] Poco andante en ut mineur, mesure à 6/4.
alto et orchestre.
|
[9:42] Adagio en ut majeur, mesure 4/4,
alto, chœur masculin et orchestre.
|
Mais qui va là, solitaire ?
Son chemin disparaît dans les fourrés ;
derrière lui les branches se rassemblent,
l'herbe se redresse,
la broussaille l'engloutit.
|
Ah, qui peut guérir les plaies
de celui pour qui le baume s'est fait poison
et qui a bu la haine du genre humain
à l'abondance de l'amour ?
Autrefois méprisé, aujourd'hui méprisant,
il se repaît en secret
de sa propre valeur,
dans l'insuffisant amour-propre.
|
Si tu as sur ton psaltérion,
Père de l'amour, une seule note
qu'entendra son oreille,
fais renaître son cœur !
Ouvre son regard embué
aux milliers de sources
près de l'altéré
dans le désert !
|
La voix de
Kathleen Ferrier
se montre vraiment féerique entre [3:22] et [4:34] sur les deux vers "das Gras steht wieder auf
(bis)/
die Öde verschlingt ihn". Stupéfiante facilité à passer de l'extrême grave à un aigu soyeux sans
rupture ; pas de vibrato ou de coquetteries de diva, une gracieuse
articulation. Elle respecte ainsi totalement la volonté de
Brahms qui pensait cette partie comme un récitatif mi parlé mi chanté. On saluera
la direction intimiste du chef qui allège l'orchestre brahmsien comme
personne (pizzicati accompagnant le chœur…)
Pour écouter une des innombrables versions concurrentes dans de meilleures
conditions techniques, je vous propose l'interprétation en live de
Janet Baker
accompagnée par le chef hongrois
János Ferencsik
(1907-1984). Il dirige ici en 1979 un orchestre danois.
Janet Baker, mezzo-soprano et contralto britannique née en 1933 a, comme
Kathleen Ferrier, été une grande interprète du
Chant de la terre
(avec notamment
Kubelik). Bouleversant ! Je trouve que l’œuvre ne convient guère au soprano de
part ses tensions dramatiques, même aux meilleures comme
Jessie Norman, avis très personnel comme toujours.
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