samedi 28 décembre 2019

BRAHMS - Rhapsodie pour alto – Katlheen FERRIER – Clemens KRAUSS (1947) – par Claude Toon



- Dites M'sieur Claude, c'est un chanteur baroque ou une chanteuse à la voix grave que l'on entend ? Cela dit, c'est du baroque dans un enregistrement ancien ?
- C'est une voix de contralto, celle de Kathleen Ferrier, sans doute le plus beau registre naturel pour cette tessiture, une légende, comme la Callas chez les sopranos…
- Ah je vois. Une œuvre courte, une voix, un orchestre et un chœur masculin… Une cantate ?
- Non, pas vraiment, un genre particulier. Une idée pittoresque de Brahms qui voulait mettre en musique un poème de Goethe assez sombre, quoique…
- Heu, il n'est pas très bon le disque, ça gratte… Encore un disque culte ?
- Oui, tout à fait Sonia, de 1947. Une rhapsodie souvent enregistrée par les cantatrices et même par des sopranos ; mais avec une voix aiguë, je n'adhère pas trop…

Clemens Krauss ()
Il y a quelques semaines, nous avons écouté le Chant de la Terre de Gustav Mahler écrit pour ténor, alto ou contralto et orchestre. J'avais choisi l'enregistrement d'Otto Klemperer avec Christa Ludwig, plutôt une mezzo, mais dont la belle voix chaude offrait l'une des gravures mythiques du chef d'œuvre du compositeur autrichien. Autre enregistrement bouleversant en compétition au sommet de la discographie, celui de Kathleen Ferrier accompagné par Bruno Walter, au début de la monophonie en 1951. J'avais promis de proposer cette version plus tard, en été lors d'une brève. Ça viendra…
Une idée en entraîne une autre, et voici cette rhapsodie pour alto, chœur d'hommes et orchestre de Brahms. Cet ouvrage bien moins ambitieux que celui de Mahler s'appuie sur un poème de Goethe. Une idée pour consacrer mon papier à la contralto anglaise à la voix parfaitement pure.
Pour situer ce type de voix, citons quelques personnalités marquantes : Janet Baker (dont je proposerai un live de l'œuvre du jour avec une belle technique), Kathleen Ferrier, Maureen Forrester (citée en référence dernièrement pour son Chant de la Terre dirigé par Fritz Reiner), et ajoutons Amy Winehouse, certes une chanteuse non classique devant utiliser un micro, mais qui donnera une idée des caractéristiques du chant contralto pour les non mélomanes "classique" : gravité, émotion un peu tragique, timbre mat. Point commun entre la jeune chanteuse de jazz et de soul et son aînée classique Kathleen Ferrier, un trépas tragique et prématuré pour les deux. Les crocodiles et amis vénéneux du Showbiz et des tabloïds exacerberont les névroses et la descente aux enfers pour Amy, morte shootée et abandonnée à sa détresse à 27 ans ; un cancer sera la cause de la disparition à 41 ans de Kathleen. La grande faucheuse n'a pas de goût particulier en musique 😢.

Goethe
Certains puristes intégristes vont hurler en voyant associées ces deux artistes aux psychologies et répertoires forts divergents… Je m'en f**s ! Certes la puissance modeste et le timbre rugueux de Amy ne la prédestinaient pas à chanter du baroque comme la grande contralto québecoise actuelle Marie-Nicole Lemieux, mais réécoutez l'album Back To Black gravé cinq ans avant l'ultime overdose, pas une seule fausse note et une grande sensualité… La messe est dite ! Na !
Kathleen Ferrier voit le jour en 1912 à Preston dans le Lancashire, un comté du centre de l'Angleterre. Sa mère Alice est une chanteuse amateur dotée déjà d'une voix de contralto puissante. La fillette se révèle douée pour le piano et gagne rapidement divers concours à l'adolescence. Hélas l'Angleterre des années 20 vit encore dans la monarchie fanée de la reine Victoria. Son père n'a pas les moyens d'inscrire sa fille (benjamine d'une fratrie de trois enfants) dans un conservatoire réputé et de haut niveau. Nous sommes en 1926, Kathleen a 14 ans. Elle persévère cependant tout en travaillant comme téléphoniste et donnera des petits récitals à droite à gauche et même à la BBC. En 1931 elle accède enfin à la prestigieuse Royal Academy of Music située près de Regent's Park, un lieu magique plein d'écureuils "domestiqués" pour ceux qui connaissent Londres. Oui Sonia, c'est hors sujet, mais c'est chouette…
En 1935 elle épouse Albert Wilson rencontré en 1933, un banquier. Le couple ne marche pas… Des historiens de la musique évoquent chez Kathleen une possible frigidité voire une orientation saphique. Cela n'aurait intéressé que Rockin'. Ils se sépareront de corps en 1940 et divorceront en 1947 pour non-consommation du mariage, l'année de cet enregistrement. Sans intérêt ? Pas forcément, Il existe chez Kathleen une facilité à chanter de manière dramatique sans ostentation, en vivant de tout son être la souffrance, qui peut s'expliquer par cette frustration et l'impossibilité d'avoir une vie amoureuse quelles qu'en soient les causes profondes.
En 1937, sa carrière lyrique commence timidement. En 1939, lors d'un concours au Festival de Carlisle, elle interprète un lieder de Richard Strauss (Compositeur redoutablement difficile côté interprétation). J.E. Hutchinson, professeur de renom, la remarque et va la faire travailler Bach, Haendel, Brahms et bien entendu l'incontournable Elgar, coqueluche du public british à l'époque. Sa voix de contralto naturel (du fait d'un apprentissage tardif) lui ouvre les portes de toutes les scènes du monde, de la Messe en Si de Bach aux opéras de Britten. Kathleen chante tout avec des facilités techniques et émotionnelles stupéfiantes, y compris des rôles plutôt réservés aux mezzo-sopranos. Elle enregistre beaucoup mais hélas, nous sommes à l'époque du 78 tours au son si nasillard. En 1950, elle interprétera à Vienne  sous la direction de Karajan la Messe en si en duo avec Elisabeth Schwarzkopf

Kathleen Ferrier et Bruno Walter
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À partir de 1951, la diva commence plus ou moins secrètement ses visites fréquentes et douloureuses à l'hôpital. De rares amis comprennent quand ils apprennent qu'elle doit subir des séances de radiothérapie. Kathleen préfère chanter jusqu'au bout de ses forces plutôt que s'abandonner aux soins de la médecine. En mai 1952, elle se rend à Vienne pour enregistrer le mythique Chant de la Terre dirigé par Bruno Walter intrigué tout en étant subjugué en la voyant en larmes achever L'adieu (Clic). Les derniers mois s'apparentent à un martyre. Décembre : dernière interprétation du Messie de Haendel. 3 février 1953, elle chante Orphée et Eurydice de Gluck sous la direction de John Barbirolli, c'est un triomphe mais l'un de ses fémurs se rompt lors de la deuxième. Elle termine pourtant la représentation !!! La suite n'est qu'affaiblissement et agonie jusqu'au 8 octobre où elle succombe à la maladie. Le public est stupéfait d'apprendre la vérité et surtout de voir partir une chanteuse d'exception.
Bruno Walter dira plus tard : "La plus belle chose qui me soit arrivée en musique, c'est d'avoir connu Kathleen Ferrier et Gustav Mahler, dans cet ordre…"
Kathleen n'aura pourtant pas que des adeptes. Comme le rappelait il y a peu notre ami Diablotin, le critique français Jacques Drillon a dit "Kathleen Ferrier, la Mireille Mathieu pour intellectuels de gauche" !!!! Ce qui m'a permis d'ajouter "Citation stupide et hermétique… car j'ai du mal à comprendre les rapports entre la voix de contralto de Ferrier et celle de notre "soprano" stentor de Marseille qui est tout autant raillée par cette vanne méchante que les intellos (?) mais uniquement ceux de gauche (pas de droite, encore un mystère !…." Pourquoi les critiques ont-ils parfois cette appétence à tout salir, à parler pour ne rien dire ?
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Kathleen  Ferrier et Peter Pears, le ténor compagnon de Britten
Pour cet enregistrement ancien, Kathleen Ferrier est accompagnée par l'orchestre philharmonique de Londres dirigé par Clemens Krauss. Sensiblement de la même génération que Otto Klemperer ou Bruno Walter puisque né en 1893, ce maestro autrichien reste un peu confidentiel au disque car lui aussi a disparu jeune, quelques mois avant Kathleen Ferrier en mai 1954 à Mexico lors d'une tournée avec la Philharmonie de Vienne. Une attaque à 61 ans ? La Philharmonie de Vienne qu'il dirigea comme chef principal de 1929 à 1933. (Contrairement à celle de Berlin, la philharmonie de Vienne n'a pas de chef attitré.)
1954 ! Il existe donc peu de gravures de qualité contrairement aux autres chefs cités qui ont achevé leurs existences plus qu'octogénaires et ont donc bénéficié longtemps de la technique du microsillon monophonique et même stéréophonique…
Malgré tout, nombreuses sont les rééditions des meilleures captations restaurées, notamment des œuvres symphoniques et des opéras de Richard Strauss dont il était très proche. Il nous a également légué un Ring de Wagner en live à Bayreuth en 1953. Une direction d'une subtilité inouïe avec une distribution mythique. Même année, même festival : Parsifal avec Martha Mödl, Ramon Vinay, George London, Ludwig Weber ; les connaisseurs apprécieront.
Pour plus tard…
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La rhapsodie pour alto de Brahms ou l'art d'écrire une merveille sur un coin de table… Brahms compose cette œuvre à la formation inhabituelle en 1869 comme cadeau de mariage à la fille de Robert et Clara Schumann, Julie (1845-1872). Il recourt à un poème assez sombre de Goethe : Voyage dans le Harz en hiver écrit en 1777, les strophes 5 à 7 pour être précis. L'ouvrage assez court peut en effet faire penser par sa forme à une cantate baroque en trois parties : récitatif, air et chœur.
L'effectif comporte une alto ou contralto solo et un chœur d'hommes (ténors et basses divisés chacun en deux groupes). Pour l'orchestre, le classicisme absolu est de rigueur : 2/2/2/2, seulement deux cors côté cuivres, les cordes, aucune percussion. L'atmosphère est assez sombre : un promeneur aigri et misanthrope se lamente dans la froidure. Un chœur céleste conclut l'ouvrage en faisant appel au divin pour lui apporter réconfort. On sentira l'influence du Requiem allemand écrit l'année précédente par le climat quasi funèbre de la partition. (Bizarre pour un mariage 😊)

Adagio en ut mineur, mesure de 3/2,
alto et orchestre.
[4:34] Poco andante en ut mineur, mesure à 6/4.
alto et orchestre.
[9:42] Adagio en ut majeur, mesure 4/4,
alto, chœur masculin et orchestre.

Mais qui va là, solitaire ?
Son chemin disparaît dans les fourrés ;
derrière lui les branches se rassemblent,
l'herbe se redresse,
la broussaille l'engloutit.


Ah, qui peut guérir les plaies
de celui pour qui le baume s'est fait poison
et qui a bu la haine du genre humain
à l'abondance de l'amour ?
Autrefois méprisé, aujourd'hui méprisant,
il se repaît en secret
de sa propre valeur,
dans l'insuffisant amour-propre.

Si tu as sur ton psaltérion,
Père de l'amour, une seule note
qu'entendra son oreille,
fais renaître son cœur !
Ouvre son regard embué
aux milliers de sources
près de l'altéré
dans le désert !

La voix de Kathleen Ferrier se montre vraiment féerique entre [3:22] et [4:34] sur les deux vers "das Gras steht wieder auf (bis)/ die Öde verschlingt ihn". Stupéfiante facilité à passer de l'extrême grave à un aigu soyeux sans rupture ; pas de vibrato ou de coquetteries de diva, une gracieuse articulation. Elle respecte ainsi totalement la volonté de Brahms qui pensait cette partie comme un récitatif mi parlé mi chanté. On saluera la direction intimiste du chef qui allège l'orchestre brahmsien comme personne (pizzicati accompagnant le chœur…)

Pour écouter une des innombrables versions concurrentes dans de meilleures conditions techniques, je vous propose l'interprétation en live de Janet Baker accompagnée par le chef hongrois János Ferencsik (1907-1984). Il dirige ici en 1979 un orchestre danois. Janet Baker, mezzo-soprano et contralto britannique née en 1933 a, comme Kathleen Ferrier, été une grande interprète du Chant de la terre (avec notamment Kubelik). Bouleversant ! Je trouve que l’œuvre ne convient guère au soprano de part ses tensions dramatiques, même aux meilleures comme Jessie Norman, avis très personnel comme toujours.



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